Il avait une fille. Bon sang, qu'est-ce qu'il avait fait!

-Vous avez l'air soucieux, lui fit observer Liria.

En une seconde, il était de nouveau avec elles, de retour à la réalité.

-Ça va. Je pensais à autre chose.

Liria ne parut pas dupe - tout comme sa mère - mais contrairement à Yurisha, elle laissa couler plutôt rapidement. Pas Aeilia.

-À quoi? demanda-t-elle innocemment tandis que sa sœur se retournait vers elle et que sa parente - il ne savait toujours pas quoi dire d'autre à propos de cette femme, Essun - passait un bras autour des épaules de la fillette, assise à côté d'elle.

-Ce n'est pas très important, éluda-t-il.

Comment aurait-il pu le dire? S'il n'y avait eu que Liria, peut-être aurait-il essayé. Mais Aeilia ne comprendrait probablement pas, et pour une raison ou une autre, il ne se sentait pas à l'aise d'évoquer Midelia devant Essun, alors qu'il l'avait bien fait, devant Nassorie. Heureusement pour lui, le sifflement de… de, euh, la casserole, mit fin à cette conversation. Le voir sauter du canapé et courir dans la cuisine fit beaucoup rire. Tout autant que l'eau renversée sur le plancher par inadvertance. Mais les boissons furent vite prêtes et l'empressement d'Aeilia à saisir sa tasse et à risquer de se brûler détourna pour de bon l'attention de sa sœur et de sa parente. Liria prit une gorgée avec prudence, comme si elle avait peur d'être empoisonnée ou comme si - plus probablement - Nassorie avait déjà commencé à répandre des rumeurs à propos de ses déboires. Même si c'était de la poudre dans de l'eau chaude. Rien là-dedans n'aurait pu prendre feu.

-C'est bon? demanda-t-il, par réflexe.

Il était peut-être mauvais cuisinier, mais les instructions étaient sur les sachets, et il savait lire des instructions, enfin.

-Si, répondit Liria avec un sourire. C'est juste… très chaud.

Elle jeta un regard amusé vers Aeilia, qui soufflait en continu sur le contenu de sa tasse avec un regard plein d'espoir, et qui approuva vivement d'une manière absolument adorable. Elle ressemblait beaucoup à Yurisha, elle aussi, même si elle était rousse et bleue. Elle était comme sa mère, quand elle avait cet âge. (1) Heureuse, elle, et tellement insouciante - et il ne put s'empêcher de reporter son regard sur Essun, qui enlaçait la fillette -, avec toute une famille autour d'elle pour la protéger.

-Vous vous connaissez depuis longtemps?

Sa tasse à elle était restée sur la table. Peut-être se méfiait-elle, il n'aurait pas pu l'en blâmer, mais ce serait bizarre qu'elle laisse boire ses deux parentes indéterminées sans rien dire.

-Qui? lui retourna-t-elle, un peu surprise, relevant les yeux.

D'un geste maladroit, il désigna Aeilia et Liria, et Essun sourit.

-Depuis leur naissance. Vu que je suis plus vieille qu'elles.

Sa question était plus difficile à formuler qu'il ne le croyait.

-Vous avez grandi ensemble? tenta-t-il, toujours étonné.

-Non, répondait Essun au moment où Liria disait oui.

Elles se dévisagèrent pendant une seconde, la même expression perplexe sur le visage, avant de se retourner vers lui d'un seul geste.

-Sa mère est ministre. Elle nous a aussi enseigné, à Sasha et moi.

-Et à moi! ajouta Aeilia en hochant la tête, toujours aussi mignonne. Mais mamie est géniale.

Oh.

-Tant mieux, supposa-t-il, sans faire de commentaire, avant de prendre sa propre tasse.

C'était toujours très chaud. Et très sucré, à un point où il faillit s'étouffer. Aeilia rit.

-Ça va? lui demanda Essun avec un sourire.

-Ça va, répondit-il, esquissant machinalement un geste pour la repousser alors qu'elle ne s'approchait même pas.

Elle s'était levée mais n'avait pas fait un pas, ni même feint de contourner la table basse, et comme il ne toussait plus, elle se rassit, lentement.

-As-tu peur? ne put-il s'empêcher de lui demander.

-Peur? répéta-t-elle avec surprise, tapotant un de ces horribles coussins qui devait être une blague, mais il ignorait de qui, et soutenant son regard. Pas vraiment.

Elle lui était vraiment familière, et pas juste à cause de sa vague ressemblance avec ses… ses nièces, aussi bizarre puisse paraitre l'idée - il avait eu quinze ans de différence avec Ranhart, ce qu'il avait toujours pensé être bien peu, et quelle différence d'âge avait-elle avec Liria, huit ans? Pas étonnant qu'elles soient aussi proches. Il fouilla dans sa mémoire en vain - c'était long, vingt ans -, se rappela du nom de Melda prononcé quelques jours auparavant par Yurisha, mais rien d'autre.

-Me détestes-tu serait peut-être une question plus juste. Tu ne serais pas la première, ni la dernière.

Elle ne détourna le regard qu'une seconde, échangeant quelque chose avec Liria, avant d'en revenir à lui. Toujours la tête haute, sans la moindre hésitation, histoire de prouver - ou de feindre, mais si c'était le cas, elle le faisait vraiment très bien - qu'elle n'attendait rien de lui.

-Je n'ai pas de raisons particulières de vous détester.

-Tu n'as pas besoin d'avoir de raison.

Il remarqua sa surprise.

-Mais ce n'est pas le cas, reprit-elle aussitôt, échangeant encore ce regard avec Liria. Je n'ai rien vécu de… tout ça.

Encore cet échange. Ces gestes.

-Je n'étais pas née, acheva-t-elle en se retournant vers lui.

Peu de gens, hormis ceux qu'il avait côtoyé ces dernières années, osaient le regarder ainsi. Talan, évidemment. Yurisha, aussi, et Dietz, même s'il n'avait revu qu'une fois le vieil homme, depuis. Ce n'était pas surprenant. Dietz n'avait jamais eu peur de lui, même à l'époque, quand il était… ce qu'il était. Ce n'était pas des souvenirs qu'il avait envie d'évoquer, même si ça ferait toujours partie de lui, oui. Il fit le lien un peu tard.

-J'imagine que tu ressembles plus à ta mère.

Un grand sourire éclaira le visage de la jeune femme.

-Il parait.

Un nouveau regard de biais, cette fois vers Aeilia, toujours blottie contre elle. La fillette tournait la tête vers l'un ou vers l'autre sans arrêt, depuis le début de la conversation, le nez levé. Elle était la seule des trois à ne pas avoir les yeux de Dietz.

-Tu trouves que je ressemble à mamie, Aeilia?

-Quand elle avait vingt-cinq ans, peut-être, fit aussitôt la fillette, et même lui se surprit à rire.

-Je ne savais pas que Dietz avait eu deux filles, admit-il, et ni Essun ni Liria ne le détrompèrent.

-Vous étiez loin, répondit Essun en haussant les épaules.

Il faillit rire.

-Comment avez-vous su?

-Tes yeux, expliqua-t-il, rapidement. Et ton attitude.

-Mon attitude, répéta-t-elle avec amusement.

-Ne ris pas. Les membres d'une famille ont souvent tendance à penser de la même façon.

Elle fronça les sourcils.

-J'ai aussi une mère, répliqua-t-elle, mais ses yeux riaient. Et j'aurais pu tenir de Yurisha.

Il secoua la tête.

-Non, pas Yurisha.

Pas tout à fait, du moins, parce qu'il ne pouvait nier que Yurisha avait certainement eu une influence sur elle. Mais la ressemblance se voyait, une fois qu'il avait fait le lien. Elle lui ressemblait physiquement très peu - heureusement pour elle, d'ailleurs - , mais cette manière de se tenir, les épaules bien droites, étaient de Dietz, et cette façon qu'elle avait de te regarder, d'un regard qui ne laissait rien passer, calme et juste mais sans pitié, c'était Dietz, ça aussi. Elle lui jeta le même regard étonné et il sourit.

-C'est à ton père que tu ressembles.

Elle eut un drôle de sourire qu'il ne reconnut pas, juste avant de se retourner vers ses nièces et de leur sourire à elles. Aeilia lui sourit en retour, un grand sourire, et leva sa tasse.

-Est-ce que je peux en avoir un autre? demanda-t-elle avec de l'espoir dans la voix.

Essun hocha la tête et Liria fit signe que oui, presque simultanément, quand il les regarda, alors il se releva pour refaire chauffer de l'eau. Les écoutant parler, il se surprit à sourire à son tour. Yurisha aurait pu être dans la pièce, il n'aurait pas fait la différence.

Il fallait vraiment qu'il rappelle Midelia.

Mais, dans la cuisine, il se surprit à hésiter, le regard fixé sur le vieux téléphone qu'il avait racheté à Nassorie et qui était tout de même beaucoup plus récent que ce qu'il connaissait. Faire tourner les touches n'aurait pas dû être si difficile que ça.

-Il y a un problème? lui demanda Essun, par dessus le canapé qui séparait la cuisine du recoin qu'il essayait de faire passer pour un salon.

-Ce n'est qu'un téléphone.

-D'accord, dit-elle en se rassoyant.

-Non, attends…! …Comment peut-on savoir si un numéro est valide?

-Généralement, quand la bonne personne répond, fit-elle avec humour en se levant, tandis que Liria s'étirait pour la suivre du regard.

Elle jeta un coup d'œil sur le numéro, soigneusement inscrit par Midelia d'une écriture fluide sur un bout de papier.

-L'indicateur est de Baleras. Normalement, tout devrait aller.

Elle fit mine d'ignorer ses nièces, appuyées sur le haut du canapé, qui les observaient avec beaucoup d'intérêt et très peu de subtilité.

-C'est le numéro de qui? s'enquit Aeilia.

-D'une amie, éluda-t-il tout en notant la réaction tout aussi simultanée d'Essun et de Liria, ce bref coup d'œil et ce même air innocent.

-C'est vrai? reprit Aeilia en sautant sur le canapé pour mieux le voir. Quelle amie?

Elle était clairement la seule qui ne savait rien, ici. C'était assez perturbant.

-C'est un peu compliqué, éluda-t-il.

-Une amoureuse? en déduisit à tort la fillette.

-Non, un membre de ma famille.

-Ah! fit Aeilia avec fascination. Je ne pensais pas qu'il en restait.

-Moi non plus.

-Pour vrai? Comment on peut ne pas savoir ça?

-Ça serait trop long à expliquer.

-Alors vous n'allez pas appeler?

-Si, fit-il en reposant ostensiblement le combiné sur son support, à la déception générale.

Il ne put s'empêcher de sourire. La situation paraissait tellement absurde.

Il rappela. En soirée, une fois tout le monde enfin parti. Il y avait peut-être toujours une garde devant la porte, mais la dernière fois qu'il avait vérifié, Nassorie n'était pas là, donc elle n'entrerait probablement pas. Il préférait être seul.

Il faillit tout de même se désister. Deux fois, dont une après avoir composé le numéro. Il se rattrapa juste à temps, avant de raccrocher. Ce fut une voix d'enfant qui répondit, comme il l'espérait sans vraiment oser y croire.

-Allô?

-Bonjour, murmura-t-il.

Midelia ne lui avait pas révélé le prénom de son fils. Il n'avait pas osé demander.

-Est-ce que… Pourrais-tu me passer ta mère?

-Maman! hurla l'enfant sans prendre la peine de faire quoi que ce soit pour atténuer le son.

Néanmoins, Abelt riait quand Midelia reprit l'appareil.

-Je suis désolée. Il espère toujours que ce soit pour lui, et il est plus rapide que moi.

-Ce n'est rien, répondit-il, la voix légèrement éraillée, étouffant toujours un rire. Tu m'avais prévenu.

Il y eut un silence.

-Je commençais à me demander quand tu appellerais, admit Midelia sans le moindre jugement.

-J'avais peur de déranger.

C'était vrai, maintenant qu'il y pensait. N'avait-elle elle-même pas dit quelque chose comme ça?

-Ne t'en fais pas pour ça… Abelt… Abelto?

-Peu m'importe, mentit-il, éhontément.

La dernière personne à lui avoir donné ce surnom avait probablement été Mattheus. Il se demanda brièvement si elle le savait. Non, c'était sûrement de la paranoïa. Comment aurait-elle pu savoir quelque chose d'aussi insignifiant? Surtout à distance.

-Abelto, répéta-t-elle, plus délicatement, adoucissant la dernière syllabe.

Elle ajoutait souvent des sons dans sa phrase, quand les mots s'achevaient par des consonnes, des "e" ou des "u" ténus, à peine perceptibles. Dans sa bouche, le nom sonnait si naturel.

-Je t'ai donné ce numéro pour une bonne raison.

Après un instant de réflexion à tourner en rond, il se rassit là où il était, quelques heures avant, avec la femme et les filles autour de lui.

-Qu'aurais-tu fait, sinon?

-C'est une question-piège? (Il pouvait presque la voir, les sourcils froncés, l'air désapprobateur.) Je n'en sais rien. Rien, sûrement. Qu'aurais-je pu faire?

Il entendit un chaos étouffé avant d'avoir à trouver quelque chose d'autre à dire.

-Que faisais-tu?

-Moi? Rien, je lisais. Mon mari est dans le couloir, il pense qu'il peut réparer la plaque de cuisson tout seul, et mon fils attend de le voir s'électrocuter, c'est tout juste s'il n'a pas sorti le pop-corn.

Il y eut un râle étouffé. Midelia rit.

-Je te les présenterai, un jour. Enfin, peut-être pas mon mari, je crois qu'il ne serait pas prêt. Mais Jakob adorerait te rencontrer. Si tu savais comme il a hâte!

Le sentiment qui étouffait Abelt, blanc et vide, reflua. C'était peut-être temporaire, il le savait, mais il se laissa contaminer par le rire de sa fille avec plaisir.

-A-t-il compris que c'était moi?

-Quand il a décroché, probablement pas. Attend encore une minute, il reviendra.

Il fit signe que non, geste parfaitement inutile, puis se rattrapa à voix haute.

-C'est à toi que je voulais parler.

-Parler de quoi?

Les mots ne vinrent pas- enfin, pas les mots corrects.

Midelia reprit la parole avant qu'il ne tente la première absurdité qui lui passait par la tête.

-Je pourrais venir faire un tour. Je suis sûre que Jakob dirait oui.

-Ce soir?

-Pourquoi pas? Il n'est pas si tard, et je vis assez près. (Elle ne mentionna pas où.) Et c'est trop tard, le petit monstre regarde dans ma direction, je crois qu'il m'a entendue. Donc, j'espère vraiment que ça ira, pour ce soir.

Il l'entendait toujours rire.

-Ça ira, confirma-t-il.

-Alors, à tout à l'heure.

-Merci, fit-il, tout bas, juste avant qu'elle ne raccroche.

Il ne savait même pas si elle l'avait entendu. En tout cas, le sentiment de vide avait disparu.

(1) En mettant de côté tout ce que 2205 nous a appris à propos d'Iscandar, j'ai toujours donné à Starsha environ trente-cinq ans en 2199, et Yurisha dix-neuf, comme Melda. Donc, si Dessler a rencontré Starsha au début de sa vingtaine, il aurait bel et bien connu Yurisha alors qu'elle aurait environ l'âge de sa fille cadette, soit huit ans.