Disclaimer : Les personnages ne m'appartiennent pas.

Univers : Après la première saison de Good Omens et après la troisième saison de Lucifer (en sachant qu'ici, Chloé ne fuit pas).

Note : Me voilà donc avec ce crossover, j'avais envie d'en écrire un depuis un bon moment. J'ai apporté quelques modifications au canon des deux séries pour que ça colle avec ce que j'avais en tête mais rien qui risque de vous perdre (normalement).


Chapitre 1


Campé devant le Louvre, Crowley darde sur les bâtiments un regard noir derrière ses inséparables lunettes de soleil. Aziraphale a choisi ce lieu pour leur rappeler leurs déambulations d'autrefois dans les galeries d'artistes devenus célèbres mais le démon n'est pas pressé de se mesurer à la foule qui va et vient comme autant de fourmis en mouvement. Leur petit banc habituel devant l'étang et les canards agents secrets lui paraissent plus agréables que ce musée où s'amassent des humains qui ne cessent de parler sans faire attention aux œuvres qui les entourent. Mais puisqu'il s'agit d'une demande amicale de la part de l'ange, il accepte de mettre de côté sa mauvaise humeur afin d'entrer bien qu'il maudisse intérieurement son ami. Un clin d'œil et un brin de magie l'aident à passer les portiques de sécurité sans billet mais le plus dur reste à venir car se repérer dans cet endroit n'est pas aisé, même pour lui. Il use alors discrètement de son pouvoir pour se tracer des flèches indicatives au sol – sans vraiment savoir si les mortels les verront ou non, ce n'est pas son problème.

Un petit tour de passe-passe suffit à Crowley pour dissiper l'afflux de visiteurs, lui permettant de rejoindre son ami devant leur point de rendez-vous. Le démon tique un peu en reconnaissant la sculpture – le nom lui disait vaguement quelque chose lorsque l'ange lui en a parlé mais son esprit n'a pas fait le lien – et il marmonne qu'ils auraient dû se retrouver dans d'autres galeries. Les deux corps blancs sont beaux, rayonnent d'une vie que Canova leur a donnée dès les premiers instants. Le dieu aux ailes déployées effleure tendrement la douce mortelle aux courbes délicates, dérobant ses charmes au spectateur qui ne peut que les imaginer avec rêverie. Crowley déteste cette pièce pourtant majeure et célèbre, il considère que son nom est pompeux – Psyché ranimée par le baiser de l'Amour ou une autre bêtise du même genre – et que l'œuvre complète n'est qu'une trahison de la part de l'artiste.

Le démon en connaît la véritable histoire pour l'avoir vécue. Aziraphale est l'être ailé, avec ses belles boucles blondes et son regard souvent paré d'innocence. Quant à l'humaine qui tend ses bras vers son sauveur, elle n'est qu'un ajout de l'artiste, une modification pour plaire et dissimuler l'identité du suppliant. C'est Crowley lui-même que l'ange a réanimé, avec une bonne dose de magie et sans baiser, juste une pointe d'amitié assez dosée pour l'extraire d'une situation délicate. Bien évidemment, le mythe d'Éros et Psyché touche plus les passions des mortels, mais ce choix n'est en rien appréciable pour l'ange déchu. Les histoires d'amour traversent le temps, les auteurs les subliment, les peintres les colorent mais dès qu'une amitié sincère se présente, elle est balayée.

Son meilleur ami décèle la contrariété dans son regard et lui demande si quelque chose le dérange. Crowley hausse les épaules pour éviter d'engager une conversation qui risquerait de peiner l'ange. Aziraphale est passionné par la grande variété des œuvres du Louvre et lui vante sans cesse les mérites des sculptures – alors qu'ils savent tous les deux que la plupart sont des copies, d'autant plus qu'ils ont eu de nombreuses fois l'occasion d'assister à la création des originaux. Le démon se construit une expression plus détendue malgré ce nœud indésirable qui lui serre l'estomac, offrant à l'ange l'un de ses sourires particuliers en espérant pouvoir le duper. Le haussement de sourcil du blond lui fait toutefois comprendre son échec et Crowley détourne les yeux avec un certain embarras. Il n'aime pas mentir à son ami – son unique vrai ami s'il tient à se montrer honnête – mais commencer une diatribe contre un sculpteur mort depuis bien longtemps ne servirait à rien.

Conscient des pensées qui s'emmêlent dans l'esprit du démon, Aziraphale l'entraîne poursuivre la visite d'un pas qui frôle la langueur d'une promenade au clair de lune. Crowley jette à peine un coup d'œil à ces chefs-d'œuvre si variés, profitant plutôt de la présence apaisante de l'angelot qui lui ôterait presque de la tête la raison pour laquelle il se trouve dans ce musée. Il lui faut toute sa concentration pour se défaire de la quiétude quasi angélique qui l'étreint – il mettrait sa main à couper que son ami n'est pas étranger à ce phénomène – et pour organiser ses réflexions. Bien qu'ils aient passé des siècles à se donner rendez-vous en des lieux divers sans objectif précis, leur récent périple visant à empêcher l'Apocalypse a gravé en Crowley des réflexes de survie qui se déclenchent au moindre appel d'Aziraphale, comme si l'ange allait lui annoncer à chaque fois qu'ils vont droit vers une guerre céleste et infernale impossible à arrêter.

« Paris ? s'enquiert le démon sans faire montre de politesse. Une envie de restaurant français ?

— Les escargots attendront, soupire Aziraphale. Nous avons un problème d'une extrême urgence et je trouvais le lieu adéquat pour en parler. »

Crowley s'inquiète presque aussitôt du ton employé par son ami. Après tout ce qu'ils ont vécu pendant leur périple au fil des siècles, qu'est-ce qui pourrait vraiment rendre l'ange aussi soucieux ? Ils ont mis fin au début d'un conflit qui aurait pu dégénérer, l'Apocalypse n'a pas eu lieu et les Quatre Cavaliers ne sont plus qu'un lointain souvenir. Aziraphale vérifie les alentours avec nervosité avant de se pencher vers lui en murmurant que des rumeurs courent sur la présence de Lucifer dans le domaine terrestre, coupant le souffle au démon. Bien sûr, s'il a perdu ses privilèges angéliques et s'est vu doté de nouvelles particularités, ce n'est pas sans raison. Crowley est un ange déchu qui a suivi Morningstar lors de sa rébellion, même s'il préfère répéter à qui veut bien l'entendre qu'il a simplement trébuché et non chuté par orgueil – dans tous les cas, le résultat est identique puisqu'il a perdu tout ce qui faisait de lui un être céleste. Il n'est pas très réjoui d'apprendre que le Grand Patron démoniaque se promène sur Terre alors qu'il devrait être aux Enfers.

En vérité, Crowley est un peu peureux vis-à-vis de Lucifer. Il a affronté des ennemis raisonnables mais au grand jamais il n'oserait tenir tête au premier des démons, encore moins en connaissant ses pouvoirs. Il espère qu'il n'y a aucun lien avec l'Apocalypse avortée ou ses accords tacites avec Aziraphale. Un démon et un ange amis depuis des siècles n'est sans doute pas une information qui pourrait plaire à l'Étoile du Matin et Crowley ressent un court moment une envie d'aller se terrer dans un lieu où son patron n'aurait aucune emprise. Sa dernière entrevue avec Lucifer n'a pourtant pas été si mauvaise mais il n'a jamais voulu faire tous ses allers et retours en Enfer, il s'adapte sans mal à ces mortels aussi orgueilleux soient-ils et il refuse de songer à ce que lui ordonnerait son grand chef s'ils venaient à se croiser.

« Je suis sincèrement désolé que tu l'apprennes par mon intermédiaire, remarque Aziraphale en arborant un air soucieux. Mais en même temps, je suis assez surpris que tu n'en sois pas informé.

— Tu sembles oublier un détail, mon ange, soupire Crowley avec un regard ennuyé. Depuis que nous avons fait échouer l'Apocalypse, je n'ai plus vraiment de contacts avec les miens. »

Doux euphémisme de sa part pour dire qu'il n'a plus communiqué avec les démons, d'où cette ignorance la plus complète au sujet du retour de son Grand Patron. Ce qui l'étonne, cependant, est de voir que son ami connaît toutes les nouvelles qui concernent Lucifer alors qu'il ne devrait en rien savoir ce qui se trame du côté démoniaque. Comme s'il lisait dans ses pensées, le blond lui indique avoir reçu la visite plus que surprenante de Raphaël.

« Il n'était pas comme d'habitude, d'ailleurs, note l'ange. J'ai l'impression qu'un nouveau plan se trame quelque part mais je suis incapable de savoir quoi.

— Rien qui nous importe, sûrement. Nous avons donné une leçon à nos camps respectifs et avons choisi de rester ici alors profitons-en. »

Crowley dissimule au mieux sa fébrilité, conscient que son cœur bat bien trop vite. Il ne veut pas discerner l'inquiétude dans les yeux de son ami, raison pour laquelle il cherche à le détourner de toutes ces informations qui pèsent sur son esprit. Il coupe court à la conversation en reprenant leurs déambulations dans les multiples galeries du Louvre, profitant de ce silence qui s'installe entre eux, parfois entrecoupé par des remarques d'Aziraphale sur une œuvre en particulier. Le démon fait fi des regards curieux posés sur leur drôle de duo, sur ses lunettes de soleil ou sa démarche nonchalante. Les humains ne sont pas aussi idiots qu'ils en ont l'air, ils comprennent qu'un détail cloche, que les deux compères ne sont pas exactement comme eux, sans connaître le fin mot de l'histoire.

Par un curieux hasard, les deux amis reviennent à leur point de départ – mais Crowley suppose que c'est sans doute un petit tour de la part de l'ange afin de lui rappeler qu'ils ont une œuvre qui leur est dédiée dans le musée. Sa mauvaise humeur vis-à-vis de la sculpture d'Éros et Psyché n'a pas disparu, il darde toujours sur elle un regard courroucé qui vaut mille mots. Si Aziraphale n'était pas à côté de lui, et si son ami ne comptait pas autant pour lui, il s'arrangerait pour modifier l'apparence des protagonistes ou pour faire subir au travail de Canova des outrages qui obligeraient les conservateurs à ranger la sculpture dans les archives. Il prend toutefois son mal en patience, ses pensées tournant à vive allure dans son esprit. Il se reproche de faire d'une simple œuvre une montagne alors qu'il a nettement une urgence plus importante à régler.

Sans crier gare, le paysage autour de lui se modifie. Une douce clarté l'embaume encore lorsqu'il cligne des paupières, lui indiquant que l'ange a usé de son pouvoir pour les transporter ailleurs. Ce n'est en rien discret comme moyen de voyager mais, cependant, Crowley ne peut retenir un sourire en songeant à tous ces visiteurs qui ont dû les voir disparaître soudainement. Il constate qu'Aziraphale et lui sont de retour chez eux – enfin, à Londres, dans la librairie que son ami tient religieusement jour après jour – et il en profite pour retirer ses lunettes de soleil, exposant ses yeux de serpent. Il n'a pas toujours été fier de son regard aux pupilles verticales et infernales mais après ce qu'ils ont vécu, après des siècles à se côtoyer encore et encore en connaissant chacun la véritable nature de l'autre, il estime qu'il est ridicule pour lui de continuer à se cacher derrière des verres teintés lorsqu'il est en compagnie de l'ange.

Bien malgré lui, ses pensées reviennent vers l'annonce d'Aziraphale. Cette fois-ci, ce n'est pas comme lors de leur Apocalypse avortée, il sent que d'autres enjeux planent au-dessus d'eux, sans pouvoir les définir avec exactitude. L'enfant que son ami et lui ont surveillé pour éviter qu'il ne devienne l'antéchrist ne semble pas être sur le point de devenir démoniaque, limitant ainsi les risques d'une destruction imminente de toute l'humanité. Cependant, même si les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse n'ont pas pu disposer de l'entièreté de leurs pouvoirs, leur essence primordiale demeure, ce qui implique une possibilité de retour à n'importe quel moment si une entité puissante leur demande de revenir.

« Que fait le Grand Chef ici ? songe le démon à haute voix en se mettant à arpenter la librairie d'un pas silencieux. Qu'il ait envie de jeter un coup d'œil à l'humanité, passe encore. Qu'il vérifie la présence de cultes en son nom, je peux comprendre. Mais rester dans les sphères terrestres ?

— Il serait en vacances, répond Aziraphale qui peine à suivre ses déambulations. D'après Raphaël, Lucifer a quitté les Enfers pour prendre du repos à Los Angeles. »

La cité des anges. L'ironie frappe aussitôt Crowley qui esquisse un rictus avant de grommeler que si le premier des démons est en Amérique alors cela ne le regarde pas. Il ne compte pas quitter l'Angleterre, encore moins pour aller sur le Nouveau Monde dans le but de retrouvailles qui ne l'enchantent pas. Son ami vient se glisser sur son chemin, l'obligeant à cesser ses mouvements et à le regarder. L'ange lui apprend que Morningstar possède une boîte de nuit – le Lux, un nom très significatif pour lui – et qu'il est vraisemblablement devenu un consultant pour la police locale, ce qui surprend le démon. Depuis quand l'Étoile du Matin, le chef de la Rébellion, le premier à avoir subi la Chute, l'ange déchu aux mille et un désirs, propose-t-il ses services à des mortels pour résoudre des enquêtes ?

Perdu dans ses réflexions, Crowley rejoint l'arrière-boutique de la librairie où il se laisse nonchalamment tomber sur le canapé. Il aperçoit du coin de l'œil son ami qui prend place sur l'un des fauteuils, remarquant dans un même temps qu'Aziraphale respecte son silence. Le démon se demande, l'espace d'un instant, ce que peut penser l'angelot de cette nouvelle plus que surprenante. Lucifer est le Diable en personne, le Déchu, le Malin, et tous les autres qualificatifs donnés par les mortels depuis la nuit des temps, mais surtout, il est celui qui s'est élevé contre les siens, contre les anges, contre le Paradis.

« Que ressens-tu ? finit-il par dire. À propos de Lucifer ?

— C'est … compliqué, soupire l'ange en passant une main sur son visage. »

L'espace de quelques secondes, Crowley lit un sérieux désarmant dans les yeux de son ami, ainsi qu'une tristesse si vieille qu'il regrette d'avoir lancé le sujet. Mais Aziraphale retrouve ses habituels sourires amicaux et lui en adresse un avec bienveillance malgré la lassitude qui brille encore dans son regard.

« La Cité d'Argent n'a plus jamais été la même après le départ de Lucifer et … votre départ à tous, remarque le blond. Aucun d'entre nous n'aurait pu prévoir la Rébellion, la Chute et tout ce qui en a découlé. Savoir que Lucifer a pu sortir des Enfers et qu'il arpente la Terre comme s'il ne s'était rien passé me semble injuste.

— Injuste ? s'enquiert le démon en fronçant les sourcils. Pourquoi ?

— Parce que vous autres n'avez pas la même chance, Crowley. Combien de fois as-tu dû retourner là-bas pour justifier tes actes ? Vous êtes tous piégés, en quelque sorte, mais lui, qui a lancé une guerre contre les siens, aurait le droit de ne pas subir de plus grand courroux ? »

Le démon ne répond rien, dans un premier temps. Il n'a jamais envisagé les événements sous cet angle, il est bien trop stressé par la présence de Lucifer dans le domaine terrestre pour réfléchir à toutes les implications de ce revirement. Pourtant, les propos de son ami sont bien réels et reflètent une situation à laquelle il aurait aimé ne jamais prêter attention. Le Grand Patron infernal n'est pas le seul à se promener sur terre, Crowley en est une preuve vivante mais, contrairement à Morningstar, il n'a pas la possibilité d'envoyer paître ses semblables – ou tout du moins, il a essayé et il est à peu près en paix depuis qu'Aziraphale et lui ont aidé à empêcher l'Apocalypse.

« Excuse-moi, murmure l'ange avec un sourire contrit. Je me suis peut-être un peu trop emporté, je ne voulais pas être aussi … agacé.

— Tu n'as fait que dire la vérité, remarque Crowley en haussant les épaules. Mais c'est toujours comme ça, le Chef agit selon son bon vouloir et ses subordonnés doivent suivre les ordres sans rien dire. Oublions un peu Lucifer, j'ai de meilleurs plans pour aujourd'hui. Que dirais-tu d'un bon restaurant ? »

L'amusement dans le regard d'Aziraphale vaut toutes les réponses pour le démon qui, l'air de rien, claque des doigts pour les transporter à leur table favorite. Il sait que ce n'est pas ce qu'il y a de plus subtile mais, pour le moment, un repas en compagnie de son meilleur ami est une pensée plus agréable que de songer à l'Étoile du Matin.

*.*

Tout est réel, depuis le début.

C'est une sensation étrange qui étreint Chloé lorsqu'elle se rend compte de l'invraisemblance de la situation. Elle est là, attablée dans sa cuisine, un verre plein devant elle, à s'interroger sur ce que ses yeux ont vu quelques instants plus tôt, remettant en doute les derniers événements. Ce n'est pas comme si Lucifer lui avait caché la vérité, bien au contraire. Il n'a jamais cessé d'être sincère avec elle et de lui répéter qu'il est le Diable, le Vrai, l'Unique. Elle a refusé d'y croire, tout simplement.

Sans doute est-ce pas peur. La peur de se dire que si le Diable existe, alors le reste aussi : Dieu, le Paradis, l'Enfer, les anges, les démons et les miracles. La notion de bien ou de mal s'en retrouve forcément changée parce que les enjeux ne sont plus du tout les mêmes. Là où pour elle il n'y avait que le côté criminel et tordu de l'être humain, elle sait désormais qu'un réel châtiment attend les pires pêcheurs après leur mort.

Son verre en main, elle hésite entre boire un coup ou aller se coucher pour ne plus y penser. Ce n'est pas la faible quantité d'alcool qu'elle a versée qui pourrait lui embrouiller l'esprit mais la perspective de se remplir l'estomac n'est plus aussi attrayante qu'auparavant. Au moins, Trixie est chez son père et ne la verra pas dans cet état, ce qui est une bonne chose pour toutes les deux. Elle tient avant tout à ne pas plonger sa fille dans ce nouveau monde qu'elle a brusquement découvert, ce n'est pas un univers destiné aux enfants. Elle s'imagine mal annoncer à sa fille que Lucifer est un démon – le Diable, plus précisément – parce que ce serait un bouleversement trop important qui entraînerait des discussions trop sérieuses.

Chloé dépose finalement le verre qu'elle repousse un peu avant de mettre sa tête sur ses bras croisés. Le visage démoniaque de Lucifer flotte encore dans ses pensées et elle ne parvient pas à l'associer à ce sourire séducteur qu'elle connaît si bien. Ce n'est plus un homme charismatique qui s'est montré à elle mais bien l'apparence d'un damné, d'un démon, d'un être infernal. Pourtant, malgré la première répulsion qu'elle a pu ressentir, c'est une autre émotion qui naît en elle. Elle s'interroge sur la façon dont il voit le monde des mortels et sur la douleur qu'il porte sans doute en permanence. Les pauvres humains ne doivent être que des insectes à ses yeux d'immortel.

Immortel.

Le mot la frappe brusquement et lui fait relever la tête. Il lui a déjà dit à de nombreuses reprises que rien ne peut le blesser – même si l'expérience leur a prouvé que ce n'est pas totalement vrai – et qu'il ne craint pas la mort. Contrairement à elle, Lucifer n'est pas limité par l'âge, le vieillissement ou la maladie il est libre du fardeau de l'humanité puisque son existence est éternelle. Mais cette vie est sûrement pesante quand on a l'obligation de suivre les règles dictées par un père intransigeant.

« Lieutenant ? »

La blonde sursaute et renverse son verre, son regard à l'affût d'une présence. De l'autre côté de la pièce, Lucifer l'observe comme si tout était normal, comme si elle ne venait pas de voir son visage démoniaque. Chloé quitte sa chaise pour essuyer le liquide alcoolisé et mettre son verre dans l'évier, évitant de croiser les yeux de l'homme qui n'a pas bougé de sa place. Elle prend une grande inspiration dès qu'elle a les mains libres et avance vers lui, cherchant les bons mots pour justifier son départ précipité.

« Je peux partir, s'il le faut, la devance le Diable avec une pointe d'incertitude dans la voix. Surtout après ce que vous avez vu de moi.

— Non, attendez, murmure-t-elle en acceptant enfin de plonger son regard dans le sien. »

Ce qu'elle y lit la conforte dans son jugement. Il n'y a pas d'aura maléfique, de flammes effrayantes ou de cruauté mise à nue. Ces yeux sont ceux qu'elle a appris à reconnaître, à apprécier et à aimer ceux qui lui donnent parfois la sensation d'être une personne précieuse aux yeux d'un homme envers qui elle a développé des sentiments sincères.

« Je ne voulais pas fuir, déclare Chloé d'une petite voix, mais c'est assez … inattendu.

— J'ai toujours été franc avec vous, réplique doucement Lucifer. Depuis le tout premier jour.

— Je le sais bien mais admettez quand même que ce n'est pas évident de se dire que vous êtes le … »

Les mots se bloquent dans sa gorge, la faisant déglutir. Penser à l'identité réelle du patron du Lux est une chose mais l'annoncer à haute voix s'avère plus difficile.

« Je suis le Diable. Et je sens que vous avez peur, lieutenant.

— Je n'ai pas peur de vous, rétorque vivement la blonde. Vous avez été si souvent là pour me protéger, vous avez même fait tout votre possible pour éviter mon mariage avec Pierce.

— Avec Caïn, la corrige Lucifer. Vous avez failli épouser le premier meurtrier de l'histoire. »

Un rire nerveux secoue Chloé alors qu'elle tente de songer une fois de plus aux derniers événements. Son esprit n'est toutefois pas en accord avec ses pensées et elle se surprend à relancer un autre sujet. Elle lui demande si les ailes qu'ils cherchaient pendant l'une de leurs missions étaient une mauvaise plaisanterie, ce à quoi Lucifer lui répond qu'il s'agissait des vraies. Pour ajouter plus de poids à ses paroles, il laisse s'étendre ses deux longues ailes blanches qui dénotent franchement dans la semi-obscurité de l'appartement. La blonde s'approche à pas lent et tend une main vers les plumes immaculées, les effleurant du bout des doigts sans faire attention aux tressaillements de l'ange.

« Elles sont magnifiques.

— Et très performantes, ajoute le Diable avec humour. Plumes aérodynamiques, articulations souples pour rétracter les ailes, vol plus ou moins stable avec quelques difficultés en temps de pluie. »

Chloé secoue la tête avec un sourire amusé, peu surprise par les propos de Lucifer. Il n'y a que le démon pour lui présenter les deux membres plumeux comme il pourrait lui vanter les qualités d'une voiture. Certes, les deux servent de moyen de déplacement mais ce n'est pas exactement la même chose. Pourtant, elle préfère l'entendre plaisanter à ce sujet plutôt que de le voir sombrer dans ses souvenirs les plus noirs.

Presque aussitôt, le sourire de la blonde se flétrit. Elle n'est pas forcément incollable sur toutes les légendes liées à Lucifer mais elle se rappelle quelques événements qui lui font froid dans le dos rien qu'en y repensant. Le propriétaire du Lux lui a déjà parlé de sa Chute du Paradis mais elle n'a pas pris au sérieux cette version de l'histoire. Rien n'était métaphorique, elle en a désormais conscience, et une vague de tristesse la saisit soudainement alors qu'elle recule, brisant le contact visuel entre eux. Elle sent bien le regard de l'ange posé sur elle alors qu'elle s'éloigne vers le meuble de la cuisine d'où elle sort deux verres vides. Elle tend la main pour prendre une bouteille lorsqu'elle est stoppée dans son geste par le Diable.

Il n'a pas besoin de prononcer le moindre mot pour qu'elle devine son intention. Chloé abandonne l'idée de boire un coup et accepte la main tendue du démon. Rapidement, elle se retrouve enlacée contre son torse, écoutant les battements de son cœur. Le lieutenant ferme les yeux en savourant l'étreinte dans laquelle ils sont plongés, oubliant l'espace de quelques minutes qu'ils vont devoir avoir une discussion importante qu'ils ne peuvent pas éternellement reporter. La chaleur du Diable est une sorte de réconfort pour la femme qui a l'esprit déchiré par ses sentiments. Peu de temps auparavant, elle s'apprêtait à se marier avec Marcus Pierce – Caïn – et la voilà dans les bras de Lucifer à apprécier sa présence comme si elle ne s'était pas éloignée de lui. Marcus n'était qu'un fade substitut à l'ange déchu mais elle a refusé de se l'avouer.

Un léger effleurement inattendu attire son attention et elle ouvre les paupières, cherchant à se soustraire à l'étreinte de son ami. Ce dernier ne la relâche pas pour autant, bien au contraire. Elle sent qu'il accentue sa force, comme pour la retenir, et dans la seconde suivante, leurs pieds ont quitté le sol. Heureusement pour ses voisins, elle parvient à empêcher un cri de surprise de jaillir de sa bouche, même si une certaine anxiété l'agite à la pensée d'être en train de voler. Le battement régulier des ailes de Lucifer est le son le plus proche, couvrant son rythme cardiaque endiablé. Sans qu'elle sache exactement comment – par une fenêtre ouverte ou un tour de passe-passe du propriétaire du Lux – ils sont à l'air libre. Les bruits caractéristiques de la circulation se mêlent au sifflement du vent dans ses oreilles, produisant une étrange sensation. Ses mains s'accrochent furieusement à la chemise du Diable qui se met à rire au fur et à mesure qu'ils grimpent dans le ciel.

Lucifer finit par ralentir sa course et par les poser sur le toit d'un immeuble, redonnant sa liberté de mouvement à Chloé qui chancèle un peu. Elle a le sentiment d'être dans un rêve qu'elle aimerait ne jamais voir se terminer. Mais le froid sur sa peau découverte provoque des frissons qui lui prouvent malgré tout qu'elle n'invente rien et qu'elle se trouve réellement au-dessus de la ville. Un peu de chaleur reprend le dessus lorsque le démon l'enveloppe de ses ailes en la serrant à nouveau contre lui.

« J'ai essayé de vous convaincre, déclare-t-il en reprenant le fil de leur discussion. Mais j'ai comme l'impression d'avoir échoué sur tous les tableaux.

— Le problème ne venait pas de vous, conteste la femme avec douceur. Je ne suis pas crédule alors le coup de Lucifer Morningstar me paraissait un peu trop évident. Si j'avais su que notre consultant était le chef des Enfers, j'aurais fait attention depuis le début pour éviter d'y finir.

— Oh, ce n'est qu'un banal détail, je n'envoie pas au sous-sol tous ceux qui me font du tort, lieutenant. Je ne pense pas que l'Ancêtre serait d'accord avec ça.

— Parce que vous respectez les lois de votre père ? C'est drôle, ce n'est pas vraiment l'image que vous me renvoyez.

— Je ne suis pas le fils parfait, je l'admets, mais même moi, j'ai mes limites. Ce qui dérange actuellement le Paternel, c'est de voir que j'ai déserté les Enfers pour venir ici, à Los Angeles. J'ai pris des vacances pour éviter un peu le boulot contraignant qu'Il m'a imposé, rien de plus.

— Mais est-ce que tout est vrai ? La Chute du Paradis ? »

Contre elle, Chloé sent la manière dont son ami se crispe et elle se reproche d'avoir parlé un peu trop vite. Elle s'apprête à lui dire de laisser tomber sa dernière question lorsqu'il prend la parole d'une voix un peu plus rauque, presque triste.

« Tout est vrai, lieutenant. J'étais dans la Cité d'Argent, autrefois, avec toute la famille. J'aimais tout le monde, je m'amusais et je veillais sur mes cadets ainsi que sur mes semblables. Mais les querelles sont arrivées bien vite, et certains ont commencé à ne plus apprécier ma façon de vivre. J'en voulais plus, tout le temps, jusqu'à devenir arrogant envers notre Père. Je suis tombé, au sens littéral comme au sens figuré. Jamais le sol n'a paru être si loin, et mes ailes si inutiles. Je craignais de ne plus m'arrêter, d'être en pleine chute dans le vide, loin de tout. Puis j'ai senti le froid, intense, terrifiant les portes de l'Enfer se dressaient devant moi. »

La blonde ne l'interrompt pas, craignant de le voir sombrer définitivement dans ses propres démons sans pouvoir l'en sortir. Elle se contente de poser sa tête contre son torse, savourant la chaleur qu'il dégage et le doux frottement des plumes de ses ailes.

« Les premiers mois ont été les plus difficiles, je détestais l'Enfer, les supplices, les condamnés. Il y avait des hurlements à chaque seconde, venus de tous les coins, et rien pour les arrêter. C'était mon propre enfer que je vivais, jusqu'au jour où j'ai compris que j'avais le pouvoir d'être au-dessus de tout cela. Il me suffisait de me souvenir de qui j'étais et d'accepter entièrement ma nouvelle place. Puisque ma famille ne voulait plus de moi au Paradis, il était temps pour moi de m'en créer une autre.

— Est-ce que vous regrettez votre rébellion ?

— Quelle question, lieutenant ! Qui regretterait d'être libre ? »

Lucifer a beau faire son fier et esquisser un sourire, Chloé n'est pas dupe. Elle lève les yeux vers le Diable, croisant son regard dans lequel brûle une lueur mélancolique. Il paraît troublé quelques instants mais se ressaisit.

« Et puis on s'y habitue, reprend le patron du Lux. Châtier les gens, leur faire révéler leurs plus sombres secrets contre leur volonté. Je ne suis pas le mal incarné, contrairement à ce que tout le monde pense, je ne fais que soutirer aux mortels leurs vérités les plus noires, sans leur murmurer je ne sais quoi à l'oreille. Ils n'ont pas besoin de moi pour agir. »

Elle comprend son raisonnement, elle est bien placée pour connaître les vicissitudes de l'être humain. Lucifer poursuit en assurant qu'en Enfer, les criminels reçoivent un juste châtiment sous la supervision des démons. Il ajoute avec un sourire que Maze a pris beaucoup de plaisir à punir les résidents infernaux, attirant l'attention de Chloé sur ce nouveau détail. Mazikeen, son amie et colocataire, n'est rien d'autre qu'une démone. Cela explique aussi toutes les réflexions sur les mortels, toutes ces expressions que Chloé n'associait qu'à de l'humour sans songer une seule seconde à la vérité derrière ses propos. Elle sait désormais que tout est à revoir sous un angle nouveau, bien que cela l'effraie un peu.

« Mais alors … votre mère …

— Elle était bien réelle elle-aussi, rit le Diable. En chair et en os, la Déesse dans toute sa splendeur. Vous allez me dire que la Bible n'en parle pas mais si vous saviez tout ce qui est caché aux mortels … Il vaut mieux ignorer certains événements. »

Une rafale de vent vient interrompre leur conversation, leur rappelant qu'ils sont au-dessus des toits et qu'ils feraient bien de redescendre. Lucifer étend ses ailes, serre la femme contre lui puis s'envole en direction de son appartement. Chloé s'accroche à lui pour ne pas vaciller, consciente que même si le sol est bien sous ses pieds, elle risque de s'écrouler. Une fois stabilisée, elle relève son regard vers le sien, y lisant de la tendresse ainsi qu'une pointe d'anxiété qu'elle s'empresse de faire disparaître d'un baiser. La sensation des lèvres de Lucifer contre les siennes est enivrante, elle savoure ce contact, se perd dans l'instant tout en priant pour que ce moment dure à jamais.