Note : Dans l'univers de la série Lucifer, tous les anges sont frères et soeurs. J'ai décidé de scinder un peu tout ça pour éviter que la relation Az/Crowley ne devienne de l'inceste. On a donc des anges frères et soeurs mais aussi des anges créés de la main de Dieu et de la Déesse.


Chapitre 2


Dès l'instant où il referme la porte et bascule le panneau de « ouvert » à « fermé », Aziraphale perd son sourire avenant et revêt les traits de l'anxiété. Il n'a pas été totalement franc avec Crowley, ce qui n'est ni habituel ni agréable pour lui. Son ami mérite de connaître la vérité, bien que l'ange ne soit pas certain de pouvoir supporter un éclat de colère de sa part. Lui avouer que Lucifer est présent dans le domaine terrestre, à Los Angeles, et qu'il aide la police n'a pas été simple à cause de ce que tout cela implique – entre autres, le fait que le Diable en personne soit en train de donner un coup de main à des mortels – sans compter qu'Aziraphale a parlé de rumeurs alors qu'il sait depuis un bon moment que tout cela est réel. Il n'est pas dupe de la nonchalance de son meilleur ami, il a lu l'angoisse sur son visage et dans ses pupilles reptiliennes, et il comprend ces émotions qui l'étreignent. Bien qu'elle soit désormais lointaine, la Chute est présente dans leurs esprits et Aziraphale sait à quel point son ami a été touché par cette déchéance.

L'ange regrette de ne pas avoir eu le courage de dire à Crowley que Lucifer arpente le monde des humains depuis plusieurs années. Il suppose que cela ne changerait rien quant à l'importance de la révélation mais, en même temps, il ne peut s'empêcher de songer à la non-Apocalypse et à toutes les conséquences qui en découlent. Si l'Étoile du matin avait été présent en Enfer pendant que les deux camps essayaient de se détruire l'un l'autre, peut-être les événements auraient-ils été différents. Les démons obéissent à leur chef suprême, ils l'écoutent aveuglément et suivent ses ordres, une seule parole et le monde aurait été sauf. Il en vient à se demander ce qui se trame en Enfer pour que les démons n'aient plus peur de s'élever contre les anges sans même dissimuler leurs actes.

Un battement d'ailes se fait entendre dans la boutique, accompagné par le bruit tonitruant d'objets en train de s'écraser à terre. Aziraphale pousse un soupir en comprenant que l'un des siens est venu lui rendre visite, maudissant leur manie d'apparaître chez lui avec leurs attributs angéliques – il ne compte plus le nombre de fois où il a dû utiliser ses pouvoirs pour réparer ses bibelots à cause de cette fichue habitude. Il a la surprise de découvrir un visage jeune mais sérieux, souriant malgré lui lorsque son esprit lui impose les souvenirs d'un lointain passé où il était heureux et s'amusait à la Cité d'Argent en compagnie de ses semblables.

« Azrael, salue-t-il avec politesse. Cela fait bien longtemps.

— Trop, répond la femme en secouant ses ailes. »

Le mouvement entraîne une nouvelle chute dans son sillage, brisant quelques statuettes dont la valeur sentimentale est bien plus importante pour Aziraphale que leur véritable coût. D'un claquement de doigts, il résout le problème, se demandant avec lassitude s'il ne ferait pas mieux de débarrasser sa librairie de tout objet fragile pour n'y laisser que ses livres – bien qu'il possède aussi des bouquins originaux qu'il aimerait ne pas voir détruits par la maladresse de l'un ou l'autre de ses visiteurs. Azrael finit par faire disparaître ses ailes d'un haussement d'épaules et s'avance vers lui pour le serrer dans ses bras.

« Tu m'as manqué ! s'exclame-t-elle avec une sincérité désarmante. Je n'arrive toujours pas à croire que trois de mes frères se baladent sur Terre. »

Frères. C'est un mot lourd de sens pour eux, l'un de ceux censés apporter du réconfort et un peu de joie mais qui, en cet instant, rappelle surtout à Aziraphale qu'il a perdu le contact avec sa famille. Au Paradis, tous les anges ne sont pas frères et sœurs, plusieurs sont nés ainsi de la Déesse tandis que d'autres ont été façonnés de différentes façons pour agrandir la population angélique. Cela rend la Chute d'autant plus terrible puisque Lucifer est l'un des principaux enfants du Divin Couple.

« Alors, comment va la vie sur Terre ? »

Une partie de l'esprit d'Aziraphale aimerait rester aussi naïve que par le passé, quand il vivait encore à la Cité d'Argent avec les siens, quand la vie semblait resplendir sous un ciel sans nuage. Il lui suffirait de sourire d'un air candide, d'accepter les retrouvailles avec sa sœur et de répondre qu'il n'a rien de nouveau à lui apprendre, comme si le monde n'avait pas failli s'écrouler. Mais l'autre part, celle qui a étrangement la voix de Crowley, lui souffle de ne pas se laisser attendrir par le regard de l'ange de la mort. Et il se décide enfin à l'écouter, parce que ses propres questions sont trop nombreuses pour être enfermées à double tour dans sa tête, parce qu'il aurait pu mourir le jour où son ami et lui ont échangé leurs corps.

« Où étais-tu quand Gabriel m'a condamné au feu infernal ? s'enquiert-il avec sérieux.

— Azi … Je ne pensais pas … Tu connais Gabriel, il parle beaucoup mais il n'agit que peu, si j'avais su … »

Une intense tristesse vient étreindre Aziraphale lorsqu'il comprend qu'il a bien failli trépasser seul pour la simple et bonne raison qu'aucun des anges n'a cru les propos de Gabriel. Azrael baisse les yeux un instant en s'excusant de ne pas avoir pris leur frère au sérieux, relevant ensuite la tête en déclarant que tout s'est bien terminé puisque le blond est encore bien vivant. Ce dernier est sidéré par la bonne humeur de sa sœur, il cherche à déceler des non-dits dans ses mots, un sous-entendu qu'elle voudrait lui faire passer dans le silence mais il n'y a rien. Azrael, comme bon nombre d'anges, comme bon nombre de leurs frères et sœurs, est persuadée que dès qu'un événement se termine, plus rien n'est à craindre.

« Pourquoi es-tu venue me voir ? souffle Aziraphale.

— Je n'ai pas le droit de rendre visite à mon frère ?

— Azrael, je suis sur Terre depuis des millénaires et c'est la première fois que tu apparais ici. À chaque fois que tu m'as vu, j'étais au Paradis pour faire mon rapport, mais tu n'as jamais pris la peine de passer me dire bonjour.

— Que sais-tu exactement de ce qui se trame à L.A ? »

L'ange de la mort croise les bras en accompagnant sa question d'un coup d'œil inquisiteur. Aziraphale soupire, puis l'invite à le suivre dans l'arrière-boutique, préférant se soustraire aux regards curieux qui pourraient traverser les vitres de sa librairie. Il propose un thé à sa sœur mais elle décline d'un geste de la main, avant de reprendre leur discussion. Aziraphale avoue qu'il est au courant de la présence de Lucifer à Los Angeles, ainsi que de l'aide qu'il apporte à la police pour arrêter les malfrats, ce qui est déjà une connaissance assez précise. Pourtant, en avisant le mutisme soudain d'Azrael, le blond ne peut s'empêcher de songer qu'une mauvaise nouvelle l'attend, comme si la non-Apocalypse n'avait été qu'un jeu d'enfant à côté de ce qui se trame dans l'ombre.

Pesant ses mots, Azrael lui parle de Caïn, le fils d'Adam et Eve, le premier à avoir commis un fratricide dans l'Histoire de l'humanité. Aziraphale se rappelle que le mortel a subi une malédiction lui interdisant de mourir et qu'il a ainsi traversé les millénaires en parcourant le monde mais il ignorait qu'il avait fait une halte à Los Angeles. Sa sœur continue en déclarant que Caïn est mort quelques jours plus tôt, tué de la main-même de Lucifer, ce qui trouble Aziraphale. Les anges – comme les démons – peuvent provoquer des miracles ou des catastrophes mais ils ont interdiction de toucher directement à un cheveu des mortels, c'est la loi édictée par le Grand Patron du Paradis, une règle qu'aucun d'entre eux ne doit violer.

« Quel est le rapport avec moi ? Si Lucifer a tué Caïn, c'est à notre Père de rendre sa justice, je ne suis pas concerné par cette affaire.

— Si, malheureusement. Plusieurs mois se sont écoulés entre l'Apocalypse avortée et le meurtre perpétré par Lucifer mais Michael pense qu'il a voulu te couvrir et détourner l'attention vers lui. »

Aziraphale fulmine intérieurement contre leur aîné, lui qui a toujours été porté sur les combats, bien trop pour un ange. Michael est le frère jumeau de Lucifer mais il ne se nourrit pas des mêmes émotions ; là où le Diable est sincère et capable de faire avouer aux gens leur plus grand désir, Michael trempe dans les mensonges et la peur. Ils n'ont de semblables que leurs apparences, leur caractère est différent, ainsi que leur point de vue sur le monde.

« Lucifer ne sait même pas que j'ai participé à la non-Apocalypse, déplore Aziraphale. Il n'y a aucun lien entre ce qu'il a fait à Los Angeles et ce que Crowley et moi avons arrêté. »

Presque immédiatement, il se reproche d'avoir prononcé le nom de son ami mais sa sœur n'en tient pas compte. L'ange de la mort semble bien se moquer de savoir que son frère apprécie la compagnie d'un démon, et en un sens, cela le rassure. Nombreux sont les anges à avoir tourné le dos aux rebelles, après la Chute, en les considérant comme des êtres pervertis par le pouvoir et la cupidité, comme s'ils n'avaient jamais été les mêmes.

« Ce n'est pas moi que tu vas devoir convaincre mais Michael. Il est encore plus buté que Gabriel lorsqu'il a quelque chose en tête. Et je ne te parle même pas de ce qu'il ressent depuis qu'il a appris que Lucifer vit tranquillement à L.A sans se soucier des Enfers ou du Paradis.

— Il est jaloux, murmure Aziraphale en se rappelant l'envie permanente dans les pupilles du jumeau du Diable. »

Un ange jaloux n'est pas rassurant, encore moins en considérant les particularités de Michael. Aziraphale était présent sur le champ de bataille lorsqu'il y a eu la rébellion de Lucifer, il a vu les jumeaux s'affronter, perdus entre le sang et les plumes arrachées aux ailes brisées. Tous les anges n'ont pas participé à ce combat, plusieurs se sont contentés de rester à l'écart, à l'affût pour éviter d'être touchés tandis que les autres dégainaient épées et autres armes pour lutter avec la force qui est la leur. Michael et Lucifer, chacun d'un côté, ont été les plus violents, jusqu'à la Chute de l'Étoile du matin, jusqu'à la Chute de tous ceux qui ont décidé de suivre Lucifer, y compris Crowley.

« Fais attention, Azi, Michael est assez instable depuis qu'il a appris que Père n'agit pas contre Lucifer pour le remettre à sa place. Il enverra sûrement quelqu'un pour venir te voir ou pour te demander de rentrer à la Cité d'Argent afin de te poser des questions. Si tu tiens à la vie, tu devrais revenir à la maison.

— Je ne peux pas, souffle le blond en songeant sans le vouloir à Crowley. »

Retourner au ciel, auprès des anges qui n'ont pas chu, auprès des membres de sa famille encore pourvus de divinité angélique, reviendrait à renier son amitié avec le démon, ce qu'il se refuse à faire. Crowley et lui ont traversé les époques, ils ont assisté à des tragédies, ils ont échappé de justesse à une Apocalypse qui aurait réduit l'un des deux en cendres, et ils ont échangé leurs corps pour survivre, ensemble. Aziraphale serait un bien piètre ami s'il acceptait de retrouver sa place à la Cité d'Argent, et il ne compte pas céder malgré la menace que représente Michael.

« Je ne suis pas là pour te faire la leçon, maugrée Azrael, mais s'il-te-plaît, réfléchis-y. Il y a des rumeurs tenaces à la maison, certains parlent de rébellion, sans savoir d'où elle proviendrait. Ne laisse pas ton expérience terrestre troubler ton jugement, tu … »

L'ange de la mort s'interrompt à l'instant où la clochette suspendue à la porte de la librairie tinte joyeusement, annonçant la venue de quelqu'un. Quelques secondes plus tard, Crowley passe la tête dans l'arrière-boutique, ouvre la bouche puis la referme en avisant la présence de la sœur d'Aziraphale.

« Azrael, marmonne-t-il avant de faire un pas de plus et de poser ses mains sur ses hanches. Si tu es venue récupérer des âmes, ce n'est pas le bon endroit. Enfin, sauf si tu es là pour les vieux livres d'Aziraphale.

— Crowley, le sermonne ce dernier avec un air affolé. Hors de question d'emporte mes précieux bouquins à la Cité d'Argent ! Et puis la bibliothèque du Paradis contient déjà beaucoup de perles rares, les manuscrits d'Alexandrie sont …

— Bon, je crois que je suis de trop, intervient Azrael avec un sourire mi-figue mi-raisin avant de planter son regard dans celui de son frère. N'oublie pas ce que je viens de te dire, d'accord ? »

Aziraphale acquiesce mollement, regarde sa sœur étendre ses ailes puis disparaître dans un ballet de plumes qui donne à l'arrière-boutique une drôle image de volière. Crowley s'occupe de nettoyer tout cela d'un clin d'œil appuyé alors que l'ange, pensif, s'interroge sur la manière dont il va pouvoir évoquer tout ce qu'Azrael lui a dit. Crowley, contrairement à lui, n'est pas né de Dieu et de la Déesse, il a été façonné, et sa relation avec les autres anges n'est pas marquée par l'amour familial, plutôt par une forme d'amitié teintée d'un respect étrange dû à l'affiliation des enfants divins. Aziraphale sait que son ami n'a pas une bonne opinion de Michael – et de tant d'autres anges, ce qui ne s'est pas amélioré avec le temps – et il se demande s'il ne ferait pas mieux de lui taire les nouvelles apportées par sa sœur.

« Depuis quand l'ange de la mort est sur Terre ? s'enquiert le démon en ôtant ses lunettes et en révélant ses pupilles reptiliennes. Ne me dis pas qu'elle est là pour surveiller Lucifer ?

— Non, elle … elle voulait juste parler avec moi. »

Au coup de Crowley, l'ange comprend que son juste ne passera pas auprès de son ami. Ils se connaissent depuis bien trop longtemps pour accepter ce genre de coup bas de la part de l'autre. Aziraphale se résigne enfin à rapporter sa conversation à son ami, sans cachoterie, tout en se convainquant que c'est la seule solution. Au fur et à mesure de son récit, il voit l'expression du démon se durcir alors que Crowley croise les bras. Ce dernier fulmine, Aziraphale pourrait presque voir s'échapper de sa tête des fumerolles grisâtres tant la mauvaise humeur de son ami est perceptible.

« Je n'irai pas, déclare précipitamment l'ange comme s'il devait absolument se justifier. La Cité d'Argent … c'était chez nous mais depuis la Chute, je …

— Ce sont tes patrons, mon ange, lui rappelle Crowley.

— Mais je ne leur rends plus aucun compte depuis l'Apocalypse. »

Son ton est presque bravache et il soutient le regard reptilien de son ami. Depuis qu'ils ont empêché Adam Young de devenir l'antéchrist que tout le monde attendait, ni Crowley, ni Aziraphale n'ont repris un réel contact régulier avec leur camp respectif. L'ange n'en ressent ni le besoin ni l'envie, il a encore quelques griefs contre les siens, plus encore depuis qu'il a failli être précipité dans une colonne de feu infernal pour le tuer – sans Crowley et leur échange de place, il n'y aurait plus rien d'eux, à part une librairie qui aurait vite fait d'être détruite par les uns ou par les autres.

« Je n'ai pas oublié ce que tu as dit, tu sais, marmonne Aziraphale dont les joues se teintent d'un beau rouge gêné. Nous deux, notre camp. Michael peut bien aller … »

Il ne termine pas sa phrase, encore plus embarrassé, mais le sourire joyeux qui étire les lèvres de Crowley vaut tous les mots du monde. Aller au diable. C'est bien ainsi que parlent les humains, et ce sont bien les propos qu'il a sur le bout de langue. Mais pour Aziraphale, il ne s'agit pas de paroles en l'air, il serait prêt à envoyer paître l'ensemble de sa famille pour vivre tranquillement chez les mortels en compagnie de son ami. Ami qui, en cet instant, se dandine un peu et semble sur le point de lui dire quelque chose ; et en effet, Crowley prend une grande inspiration et lui demande de venir avec lui en Amérique.

Il faut quelques secondes à Aziraphale pour assimiler les paroles du démon. L'Amérique ? Là où se trouve Lucifer ? Alors même qu'ils ont tous les deux été d'accord sur le fait qu'ils n'iraient pas là-bas ? Crowley lui assure qu'ils doivent impérativement s'y rendre, sans lui en préciser la raison. Et bien qu'il ait une confiance absolue en son ami, Aziraphale est pris d'un doute soudain : que va-t-il découvrir sur l'autre continent ?

*.*

Comme chaque jour, le Lux se remplit de bruit, de lumière et de gens. Accoudé à l'étage supérieur de la boîte de nuit, Lucifer observe sans les voir les mortels qui se déhanchent, boivent ou flirtent sans se douter que le Diable en personne est à quelques pas d'eux. Un verre dans la main, il fait tourner le liquide, pensif, incapable de se concentrer sur l'instant présent, l'esprit préoccupé par sa récente conversation avec Chloé. Elle l'accepte comme il est, dans sa totalité, et elle se moque bien qu'il soit le seigneur de l'Enfer. Oui, elle a eu un air choqué quand elle a découvert son vrai visage à l'instant où il a tué Caïn pour la protéger mais elle ne l'a pas repoussé.

Il ignore comment intégrer cette nouvelle donnée à son existence plurimillénaire. Il a cru, pendant quelques instants angoissants, que Chloé hurlerait sur lui, le traiterait de monstre, s'enfuirait en courant en demandant de l'aide un peu partout. Peut-être est-ce la réaction qu'il espérait parce qu'il se voit lui-même comme un démon dans le sens propre du terme, avec le danger et la mort qui rôdent dans son sillage. En un sens, il est soulagé de ne pas devoir s'éloigner de la femme qui a réanimé son vieux cœur brisé, bien qu'il soit désormais pris dans un conflit intérieur qui le dérange : combien de temps, au juste, pourront-ils tenir tous les deux avec cette vérité ? Combien de temps avant que Chloé ne finisse par préférer vivre une existence plus tranquille auprès d'un humain ? Combien de temps avant qu'elle décide de mettre sa fille en sécurité ?

« Tout est bien qui finit bien. »

Le patron du Lux est stupéfait d'entendre la voix d'Aménadiel à ses côtés. Il détaille son frère de la tête aux pieds, fronce les sourcils, le prend par les épaules puis l'inspecte une nouvelle fois.

« Tu n'étais pas rentré à la Cité d'Argent ? demande le Diable avec un brin de méfiance. Est-ce que c'est encore un coup foireux de Père ?

— L'humanité me plaît, Lucifer, répond son frère avec un grand sourire. J'ai ramené l'âme de Charlotte au Paradis et je suis revenu.

— Bah voyons, tu recommences à jouer les bons samaritains, bougonne l'Étoile du matin. »

Il vide son verre d'un trait, le pose sur une table vide puis entraîne son frère à sa suite, vers l'ascenseur qui mène à ses appartements – non pas que la clientèle du Lux le gêne mais il y a des discussions qu'il vaut mieux avoir loin des oreilles trop indiscrètes. Il fait un léger signe à Maze pour qu'elle surveille les lieux, ce à quoi elle acquiesce en levant les yeux au ciel. Les deux frères ne parlent pas le temps de monter les étages, regardant tous les deux les portes de l'ascenseur dans un silence plutôt apaisant. Lucifer ne se souvient plus depuis combien de temps au juste Aménadiel et lui n'ont pas passé de moment aussi calme – depuis la Chute, depuis trop longtemps, depuis qu'il a précipité une partie des anges dans les Enfers, depuis qu'il a plus ou moins créé la race des démons.

À peine sont-ils arrivés dans ses appartements qu'il débouche une bouteille et sert un verre à son frère avant d'en remplir un nouveau pour lui. Leur nature leur permet de tenir l'alcool, ce dont il se désole assez souvent, mais il n'est pas contre le goût que cela laisse sur sa langue.

« Alors, quelles sont les nouvelles de la Cité d'Argent ? s'enquiert Lucifer sur un ton un brin ironique. Pas de guerre à l'horizon ? Toute la famille se porte bien ?

— Le monde a failli être détruit, lui annonce Aménadiel avec un air bien plus sérieux qu'à son habitude. »

Son frère lui explique que l'antéchrist est venu sur Terre, qu'il a été confié à des humains, et que les anges, comme les démons, ont veillé sur lui pour faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Ils ont eu pour but de ramener le Paradis ou l'Enfer sur cette planète, afin de la dominer à jamais.

« Sans Aziraphale et Crowley, cet univers serait un tas de cendres. »

À l'entente des deux prénoms, le Diable recrache la gorgée de cognac qu'il avait en bouche. Cela fait bien longtemps que Lucifer n'a pas entendu le nom d'Aziraphale, et encore plus longtemps qu'il ne l'a pas vu, depuis la Chute, depuis tous ces événements. Son cœur se serre à la pensée de son frère, si naïf, si joyeux, si lumineux, même parmi les anges. Aziraphale a toujours été son membre préféré de la famille, parce que sa candeur lui rappelait qu'ils avaient tous une étincelle en eux. Quant à Crowley, Lucifer n'aurait jamais supposé qu'il s'impliquerait dans de telles affaires, lui qui a toujours été si nonchalant, comme si tout lui passait au-dessus de la tête, comme si le monde entier n'était qu'une mauvaise plaisanterie.

« Aziraphale et Crowley ? Amis ?

— Tu sembles surpris, s'étonne Aménadiel.

— Qui ne le serait pas ? Un ange et un démon, qui vivent parmi les humains, qui ont noué une amitié depuis des millénaires et qui échappent à l'Apocalypse ?

— Tu as bien pris tes quartiers à Los Angeles, et Maze aussi. »

Lucifer marmonne qu'il y a une différence entre passer un ou deux siècles avec son bras droit démoniaque et habiter chez les mortels tout en gardant des liens presque indéfectibles avec un ennemi. Connaissant Aziraphale, il n'en est pas si étonné, il sait que le plus jeune a eu l'habitude de s'intéresser aux plus démunis, aux plus faibles, aux plus tristes aussi, et il comprend qu'il ait trouvé en Crowley une âme à sauver – ce qui pourrait le faire sourire en d'autres occasions puisqu'il n'est pas si aisé de vouloir donner un coup de main à un démon, bien que Crowley ne soit pas si mauvais bougre.

Ce qui étonne le plus le Porteur de Lumière est cette histoire de fin du monde avortée. Il ne se souvient pas d'en avoir entendu parler, ou alors l'information lui a été rapportée si vite qu'il a décidé de l'oublier mais cela le surprendrait énormément. Il espère qu'il ne se trame rien de particulier en Enfer – ou à la Cité d'Argent – il n'y a pas mis les pieds pour vérifier si tout s'y passe bien, et il ne prend pas en compte son bref passage dans le but d'aider Chloé, c'était bien trop rapide. Il devrait peut-être contacter Belzébuth ou Hastur, pour s'assurer qu'aucune révolte ne se prépare dans son dos, ou encore y envoyer Maze. Non pas qu'il n'ait pas confiance en ses multiples subordonnés pour lui rapporter la moindre incartade mais il préfère la franchise désarmante de Mazikeen, elle au moins ne cherche pas à recevoir des louanges de sa part et elle n'hésitera pas à lui exprimer son point de vue.

« Que comptes-tu faire ? lui lance Aménadiel.

— Tu ne penses quand même pas que je vais débarquer à Londres pour aller voir Aziraphale ?

— Je ne parlais pas de lui, plutôt de l'Apocalypse. Tes démons auraient pu provoquer la fin de ce monde, Lucifer !

— Est-ce que j'ai besoin de te rappeler, mon frère, que tu as évoqué le Paradis ? Et donc que les anges aussi ont participé à ce … cette parodie de spectacle ? C'est bien la première fois que nos deux camps se mettent d'accord sur un sujet et c'est assez déroutant.

— Lucifer, c'est la guerre qui aurait pu nous toucher, pas un jeu ! Tu imagines un monde gouverné uniquement par les démons ? Ou par les anges ? Sans personne pour avoir un équilibre ?

— Je n'appelle pas ça de l'équilibre, seulement du manichéisme. »

Le bien contre le mal, encore et toujours la même rengaine depuis des millénaires, depuis la création du monde. Il tente de résumer mentalement tout ce qui s'est produit en si peu de temps, conscient qu'il y a des ombres dans cette histoire. Les anges et les démons ont regardé grandir un enfant dans le seul but de le changer soit en un parfait exemple de probité soit en un être sans état d'âme, pour voir qui pourrait enfin gouverner la Terre. Si les anges avaient remporté le combat, leur planète serait devenue un havre de paix pour l'éternité, avec des plumes, des nuages et de la lyre, alors que si les démons avaient eu le dessus, le feu aurait ravagé les continents ; et tout cela en sacrifiant l'humanité, sans aucune compassion pour les mortels qui seraient morts dans les deux cas.

Et pendant que se jouait ce combat silencieux, Lucifer affrontait Caïn sans même savoir que son propre camp planifiait une fin du monde. Il comprend mieux les derniers mots de l'humain, cette accusation à peine voilée ; tu ne vois rien venir, Lucifer, ni hier, ni demain. Il a cru que Caïn lui laissait là quelques paroles pour secouer son esprit et l'amener à réfléchir inutilement mais il constate que le premier fratricide avait une conscience aiguë de ce qui se tramait sur Terre.

« Il le savait, murmure-t-il en regardant Aménadiel. Caïn était au courant pour l'Apocalypse ! Comment … Uriel … »

Le nom de leur frère meurt sur ses lèvres et il se tait, empêtré dans des souvenirs de plus en plus violents. Il se revoit avec la lame d'Azrael, en train d'assassiner Uriel pour empêcher qu'il ne s'attaque à Chloé. Il ne s'est toujours pas pardonné cet acte, les dernières secondes de vie de son frère ne cessent de se rejouer dans ses pensées depuis ce jour-là, bien qu'il tente de garder la tête haute.

« Uriel l'aurait dit s'il l'avait su, proteste Aménadiel. Il t'a parlé de tant de choses, Lucifer, il n'aurait jamais caché ça.

— Tu connais sa manière d'agir, rétorque le Diable en se servant un autre verre dans le but d'occuper ses mains. Un papillon, un souffle d'air, et tout le monde bascule. Peut-être qu'il était lui-aussi au courant depuis le début, peut-être même qu'il se réjouissait de voir que j'ignorais tout, que je restais aveugle à ce monde, et à mon propre domaine. »

Il boit son verre, s'en sert un troisième et l'avale à la suite. Alors qu'il incline la bouteille une nouvelle fois, il se décide à ne plus utiliser de verre et il porte le goulot à ses lèvres, laissant le liquide remplir toute son attention malgré les reproches d'Aménadiel. Il lui faudrait plus qu'une seule bouteille pour perdre possession de ses moyens mais le simple geste lui donne l'impression d'être comme les autres. Le visage d'Uriel vient le hanter, l'obligeant à fermer les yeux et à retenir un sanglot, secouant son corps. Il se demande si Aziraphale le sait, s'il a fini par apprendre la mort de leur frère, ou s'il est encore plongé dans l'ignorance la plus totale, protégé par sa propre douceur.

Dans un mouvement de colère, Lucifer balance la bouteille contre un mur, éclatant le récipient en morceaux tranchants qui se répandent sur le sol comme des gouttes d'eau. Il fixe les dégâts, hausse les épaules puis fait un pas vers le bar, aussitôt retenu par Aménadiel qui pose une main autoritaire sur son bras.

« Tu ferais mieux de te calmer, lui intime son frère sur un ton qui n'appelle aucune réplique – sauf qu'il est le Diable et qu'il n'écoute personne, pas même lui-même.

— Me calmer ? Pense un peu à tout ça, Aménadiel. Uriel, Caïn, la non-Apocalypse, les anges et les démons qui se mettent d'accord sur la fin du monde, Crowley et Aziraphale amis. Je suis plongé dans une plaisanterie de très mauvais goût et j'ai le sentiment que Père est derrière tout ça, encore. Oh oui, ça L'amuse de me voir me démener avec tous ces ennuis, il doit bien en rire.

— Lucifer, réfléchis deux minutes. Tu n'étais pas au courant pour l'antéchrist mais moi non plus. Tu ne crois pas que c'est là, le vrai problème ? Je n'en savais rien, alors que je suis souvent à la Cité d'Argent, et tu n'as rien entendu non plus. »

Lucifer s'apprête à rétorquer avec violence que son frère n'est pas non plus le centre du monde des anges mais il se ravise, conscient de la justesse des propos d'Aménadiel. L'enfant a eu le temps de grandir dans l'ombre, de balancer entre bien et mal au fil des années, les cavaliers de l'Apocalypse ont enfourché leurs montures pour assister à la fin du monde et cela sans véritable conséquence sur l'humanité. Lucifer aurait dû ressentir la puissance des cavaliers, celle de l'enfant, la limite de la non-Apocalypse, sans compter qu'il est le chef des Enfers et que ses démons ont sciemment dissimuler ces événements.

« Peux-tu retourner à la Cité d'Argent ? s'enquiert le Porteur de lumière.

— Je t'ai dit que …

— Je sais, je sais, tu veux absolument rester auprès des humains, j'avais compris. Mais contrairement à toi, je n'ai pas le droit de retourner là-haut et j'aimerais avoir des réponses à mes questions. Tu es le seul à avoir un libre accès.

— Le seul, pas vraiment. Je ne suis pas le seul ange de ta connaissance à me balader sur Terre. »

Aziraphale, bien sûr. Mais Lucifer n'est pas certain de vouloir interagir avec son plus jeune frère, pas alors que la dernière fois qu'il l'a vu remonte à la Chute, pas alors qu'il se trame quelque chose au Paradis, pas alors qu'il craint de risquer la vie de sa famille une nouvelle fois. La présence d'Aménadiel serait moins suspicieuse que celle d'Aziraphale, il en a la certitude. Il n'a pas besoin d'argumenter longtemps pour que son frère cède à ses supplications, bien que le regard d'Aménadiel en dise long sur son avis. Alors que l'ange disparaît dans un battement d'ailes, Lucifer regarde les éclats de verre au sol en se demandant si son propre esprit n'en est pas le reflet, morcelé par les échos du passé et les sentiers incertains de l'avenir.


Note : J'ai inventé les derniers mots de Caïn à Lucifer, pour un peu plus de drame dans le sens où Caïn savait donc que l'Apocalypse était en route alors que Lucifer ignorait tout.