JUNE OF DOOM 2023
JOUR 14 : « À quoi est-ce que tu pensais ? » - Problèmes d'élocution, empalement, combat. (Day 14 : « What were you thinking ? » - Slurred speech, impalement, fight).
Guillaume écartait les pans de la soutane brun foncé d'Adso et pressait des linges de toutes ses forces dès qu'il voyait des filets de sang se frayer un chemin jusqu'à lui. Mais il n'en aurait pas à disposition à l'infini et il allait bien falloir qu'il trouve un moyen de cesser l'hémorragie. De façon définitive. Tout de suite.
Sinon, son novice allait mourir.
« À quoi est-ce que tu pensais ? répéta-t-il en parvenant enfin, au hasard, à trouver la grande plaie qui déchirait le ventre du jeune Bénédictin. »
Il continua d'enrouler des tissus autour. Ils étaient déjà tous poisseux de sang et rouges, mais il n'avait rien d'autre et il devait bien endiguer le saignement.
Il devait endiguer le saignement. Il allait y arriver.
« À quoi est-ce que tu pensais ?! s'exclama encore Guillaume en portant la main à la joue de son novice. Adso ! Reste avec moi ! »
Le jeune homme essaya de faire du bruit avec sa gorge, mais sa blessure lui avait coupé la parole. Il avait de graves problèmes d'élocution, il ne pouvait qu'entrouvrir les lèvres, malgré le sang qui en coulait, et pousser des gémissements qui brisaient le cœur. Ses yeux bleus étaient écarquillés et brillaient sous la lumière des torches, de la lune et des étoiles.
Le sang continuait de couler sur les genoux de Guillaume et la soutane d'Adso. Le Franciscain baissa la tête et reprit son travail d'endiguement des ruisseaux rouges. Il souleva un peu le corps de son apprenti, appuya les chiffons par derrière. Le jeune homme poussa un râle grave et se cambra en arrière.
Ça ne servait à rien de s'acharner comme ça. Ce que les bandits lui avaient infligé, c'était un empalement, ni plus ni moins.
Ils n'avaient eu aucun égard pour son âge et pas davantage pour leur vocation. Ils les avaient attaqués alors qu'ils marchaient dans la forêt pour rejoindre la ville où devait se tenir une nouvelle conférence entre frères mendiants et légats du Pape. Guillaume était un moine, il ne savait pas se défendre. Mais Adso, lui, avait servi dans l'armée de l'Empereur, forcé par son père. Il était capable de manier une arme et il avait bondi sur l'épée de l'un des bandits pour défendre son maître.
Ils avaient paniqué. Ces imbéciles, ces couards, ces défroqués qui trainaient leur méchanceté et leur ignorance sur les chemins ! Ces culs de basse-fosse ! Ils avaient osé faire du mal à son novice et à l'acculer dans un combat à un contre six, avant de lui transpercer le corps comme s'il ne comptait pour rien.
Guillaume s'en voulait terriblement de ne pas avoir réussi à intervenir à temps pour le protéger. Il avait eu l'espoir qu'Adso parviendrait à s'en sortir tout seul, c'était un vaillant guerrier. Mais il ne faisait vraiment pas le poids contre six hommes et le moine quinquagénaire était parvenu à empêcher, de justesse, qu'ils ne l'achèvent en révélant qu'Adso était le fils d'un général germain de l'Empereur. Les bandits les avaient alors emmenés.
Guillaume regarda une nouvelle fois le jeune Bénédictin. Il y avait du sang partout. Il respirait de moins en moins bien, mais c'était la fatigue qui commençait à le rattraper. Et tout ce liquide vital qu'il avait perdu… D'un mouvement brusque, le vieux Franciscain se tourna vers leurs ravisseurs et demanda :
« Donnez-moi un couteau et laissez-moi le chauffer à blanc ! Il faut que je cautérise la plaie, sinon il va mourir ! »
Il ne parlait pas assez bien le vulgaire italien, hélas !, ça, c'était la spécialité d'Adso. Il fit donc de grands gestes, avec impatience, désignant son apprenti qui cillait des paupières, le sang, le feu. Les bandits grommelèrent entre eux et finirent par se rendre compte qu'ils ne pourraient pas obtenir de l'or de ce général en échange de son fils si l'enfant en question était mort. À contrecœur, ils donnèrent une lame à Guillaume.
Celui-ci la fit brûler quelques instants au-dessus d'une torche et souleva ensuite le corps flasque d'Adso pour l'appuyer là où l'épée était sortie précédemment. Le jeune homme poussa un cri étouffé plus fort que les autres et s'effondra complètement sur lui-même. Il avait perdu connaissance.
Le cœur serré, Guillaume put retrousser la soutane et la tunique de son apprenti pour cautériser la plaie d'entrée de l'épée. La chair brûlée émit une odeur repoussante, mais ce fut un réel soulagement, un peu absurde, de constater que le sang avait enfin cessé de couler. Son lourd parfum métallique, qui s'était déposé partout, était écœurant aussi, mais au moins Adso ne saignait plus…
Le Franciscain souleva la tête de son apprenti pour la poser dans son giron tandis qu'on les emmenait toujours vers les troupes du général de Melk. Il ne saignait plus, mais l'épée avait-elle percé des organes vitaux ? Les artères avaient-elles été coupées, le sang allait-il continuer de se répandre, mais à l'intérieur ? Que devait-il faire de plus ? Lui administrer les derniers sacrements ?
Cette idée donna la nausée à Guillaume. Il n'avait pas souhaité que le jeune homme fasse de lui son maître, au début, mais il avait conçu de l'affection pour sa curieuse, malicieuse, rebelle, gentille personne. Il n'était plus qu'un novice ramassé dans la campagne, il était devenu son ami. Il ne voulait pas qu'Adso meure. Il n'était pas sûr qu'il arriverait à s'en remettre avant le terme de sa propre vie…
Pourtant, il fallait qu'il le fasse. Pour lui. Il était moine, il était son maître, il ne pouvait pas le laisser quitter ce royaume sans que son âme fût en ordre, par pure faiblesse. Alors il posa ses mains ensanglantées sur son visage tout aussi ensanglanté et prononça à mi-voix les paroles rituelles.
« Tiens bon, mon cher Adso, ajouta-t-il quand même en lui donnant une petite tape sur la pommette. J'ai encore tellement de choses à te montrer dans ce monde. »
Il devait tenir, il fallait qu'il tienne. Malgré sa position tout aussi précaire que celle de son apprenti, Guillaume se mit à prier avec force.
