Chapitre 5 — Les Brumes de Londres
Londres, banlieue, Angleterre. 2013. Une demi-heure plus tard.
Londres était clairement en deçà de ses attentes. Elle s'était imaginé une ville ensoleillée, aussi vivante qu'une ruche, plutôt qu'une ville aussi sombre et d'apparence aussi brumeuse, polluée. Peut-être aussi ne la voyait-elle pas sous son meilleur jour. Son compagnon d'infortune s'était peu montré loquace dès lors qu'ils s'étaient remis en route, ses yeux sombres restaient alertes à leurs environs, comme s'il craignait qu'ils fassent l'objet d'une attaque évidente. Cela intriguait assez la Française.
Qu'est-ce qui le rendait autant sur ses gardes ? Il avait l'air plutôt inoffensif pour un homme recherché par des officiers mages jusque dans des zones fréquentées par des non-mages. Pourquoi ne s'était-il pas plus défendu, s'il était en mesure d'utiliser des portails de magie ? Autant de questions en suspens.
- Tu as l'air de mieux te repérer ici, lança Adélaïde dans l'idée de briser la glace.
- Ça vaut mieux vu que j'y vis, répliqua-t-il une fois de plus sur le ton d'évidence.
- Je ne pouvais pas le savoir, tu ne m'as pas beaucoup parlé de toi, souleva Fleury.
- Later, chaque chose en son temps… et là, ce n'est pas du tout le bon moment.
Il semblait pressé, et pressa d'ailleurs encore plus son pas en l'entraînant à sa suite. Frustrée de ne pas en savoir plus tout de suite, mais compréhensive de ses raisons, Adélaïde n'insista pas et garda ses questions au chaud dans son esprit. Elle remarqua qu'ils s'étaient pas mal éloignés du centre de Londres et semblaient se trouver dans une de ses banlieues périphériques, moins fréquentées. Le style des maisons n'était d'ailleurs pas le même, empruntant des traits proches de l'architecture victorienne.
Il finit par s'arrêter face à une bâtisse qui, quoiqu'assez grande, était plus humble que ses comparses dont elle était quelque peu éloignée, limitrophe à un petit bois. Occupée à ses observations, elle l'entendit plus qu'elle ne le vit ouvrir les portes du portail ancien et sursauta quand il reprit la parole.
- Dépêche-toi un peu. Je ne tiens pas à attraper froid ni à ce qu'on se fasse répéter.
- Puisque c'est si gentiment demandé, ne put s'empêcher de soulever Fleury la bouche pincée.
Elle obtempéra néanmoins et lui emboîta le pas. Ils étaient arrivés déjà si loin, elle avait le choix de ne pas reculer. Peut-être comprendrait-elle ce qui l'avait poussée à l'aider, envers et contre tout. Cet altruiste ne lui ressemblait guère, surtout quand il la mettait en danger de la sorte. Et pourtant… quelque chose, qu'elle ne se connaissait pas, l'avait poussée à commettre cette imprudence et à se fier à un inconnu plutôt qu'aux autorités. Qu'est-ce qui l'avait donc tant mise en alerte des officiers ?
La jeune fille remarqua qu'il refermait derrière eux les portes et remettait en place une espèce de barrière, qui dégageait une présence assez étrange d'ailleurs. Assez proche, et distincte de la sienne tout à la fois… sentant un mal de tête poindre, elle secoua la tête et préféra ne pas s'y attarder plus.
Une maison victorienne, assurément… elle était moins spacieuse qu'elle n'en donnait l'air dehors.
Adélaïde allait se tourner vers le Britannique lorsque des pas tonitruants la figèrent sur place. Qu'est-ce qui pouvait bien se trouver à l'étage ? Une tribu d'enfants survoltés ? Un bouvier bernois lancé à l'assaut ? La jeune fille s'apprêtait à le lui demander lorsqu'un éclat de rire retentit dans la pièce.
- Ah ha, Waver… !
Un colosse venait de faire son apparition, qui approchait aisément des deux mètres. Les épaules larges, la carrure très musclée et le teint mat de sa peau contrastaient avec la rousseur de ses cheveux courts et de sa légère barbe. La sévérité de son visage carré et buriné était à peine estompée par le sourire éclatant de l'imposant personnage. L'aura d'autorité qu'il semblait dégager tranchait, aux yeux de la Française, avec sa tenue décontractée comportant un tee-shirt blanc et une paire de jeans. Les yeux pourpres de l'homme, rieurs à la vue du Britannique, devinrent plus perçants en se posant sur elle.
- … Et son amie ! Qui est donc cette charmante créature ? demanda-t-il au jeune homme.
- Je ne suis pas une créature, protesta Fleury. J'ai un prénom, et c'est Adélaïde.
- D'accord, d'accord… une belle plante, avec de jolies feuilles ! Tu as bon goût Waver. Où l'as-tu trouvée ? commenta sans se vexer le grand homme, délivrant une accolade à l'anglais.
Les joues rougies d'être comparée à une plante, ce qui lui rappelait de mauvaises plaisanteries sur son nom de famille, Adélaïde compta jusqu'à cent et inversement tandis que le britannique – Waver Velvet, maintenant qu'elle connaissait son nom – faisait de son mieux pour clarifier la situation, évoquant notamment que l'esclavage n'était plus autorisé à cette époque… ce qui retint son intérêt.
Pour tout te dire, Waver ramène rarement des gens… enfin ils sont rarement intéressants, plutôt des vieux chnocs, qui viennent réparer un truc cassé ou livrer un colis. Cela fait plaisir de voir qu'il s'est enfin trouvé une personne de valeur à ramener à la maison ! Tu es bien une amie de Waver, n'est-ce pas ?
En dépit de sa bonhomie, Adélaïde avait remarqué qu'il s'était rapproché du Britannique et se tenait désormais à ses côtés, à peine en retrait. Il semblait certes accueillant, mais aussi plus prudent. La jeune fille fut un peu prise de court par la question et prit quelques instants pour y réfléchir. Ils n'étaient clairement pas hostiles, juste prudents pour une raison qu'elle pouvait comprendre, puisque le Britannique semblait être cherché par les autorités françaises des mages. Ainsi loin des terres de sa famille et de ses compatriotes, il n'était pas avisé d'être seule et ils s'étaient montrés respectueux… et Waver lui avait sauvé la mise quand elle avait pris sa défense. La Française regarda Waver pour voir s'il allait répondre, mais ce dernier garda le silence. Fleury décida donc d'aller à l'essentiel.
- On se connaît depuis peu puisqu'on s'est rencontrés à Bordeaux, mais oui, monsieur… ?
- Ça doit être le destin ! Il est joueur comme ça le destin. Oh j'ai eu beaucoup de noms, mais Iskandar, ce sera plus simple !
Un rire gêné échappa aux lèvres d'Adélaïde, tandis que Waver faisait quelque peu la moue en jetant un regard pointu sur son grand comparse. Cela devait sans doute être ce fameux « Il » dont il lui avait parlé plus tôt. En dépit de ses grimaces, il était assez évident qu'ils devaient tous deux être proches, au moins de bons amis. La jeune fille qui avait craint quelques instants que le Britannique fût l'infortuné victime de quelque gang criminel se sentait déjà un peu plus rassurée sur leur sort. Iskandar… ce nom semblait curieusement familier. Où avait-elle bien pu en entendre parler ? Dès qu'elle voulut remuer ses méninges pour essayer de s'en rappeler, un mal de tête détestablement familier vint se rappeler à son bon souvenir. Étouffant un grommellement entre ses lèvres serrées, elle porta une main à son front et ne remarqua la présence de Waver à ses côtés qu'en l'entendant :
- Hey, tu es sûre que ça va ?
- Oui, ne t'en fais pas. Ça m'arrive d'avoir des maux de tête de temps à autre… ça va passer.
Il ne semblait pas très convaincu, mais elle appuya sa réponse avec un sourire ferme et résolue.
Au moins, la précieuse cargaison n'avait pas souffert des aléas de la livraison, et Adélaïde avait pu enfin découvrir les crus qu'il avait sélectionnés. Des grands noms assurément, il avait eu le nez étrangement creux pour un Britannique. Ses suggestions complémentaires parurent intéresser celui qui s'était présenté comme Iskandar, qui somma son ami de les noter pour les prendre à une prochaine occasion. Afin de ne pas le laisser seul à la gestion de tous les préparatifs, bien qu'il semblât en avoir l'habitude, elle lui donna volontiers un coup de main en cuisine pour préparer le repas et la table.
Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas connu un dîner aussi animé hors de la famille ! Ils parlaient avec passion de jeux vidéo, Adélaïde les écoutant avec attention bien que cela fût davantage le sujet de prédilection de son frère. Elle n'avait jamais pris le temps de s'y intéresser.
Elle se trouvait désormais dans la petite salle de bain, acceptant avec joie la proposition de ses hôtes de se réchauffer un peu avec une douche et, surtout, d'enfiler des vêtements propres et secs avant de les rejoindre dans le salon. L'eau avait détendu ses muscles et rafraîchi ses idées, lui permettant de réfléchir un peu à sa situation et à ce qui lui était advenu à Bordeaux. Sans nul doute, ses parents devaient commencer à s'inquiéter, surtout si elle ne donnait pas de nouvelles d'ici le lendemain.
Si Adélaïde appréciait vraiment l'hospitalité de ses hôtes, elle ne voulait pas leur ajouter d'ennuis.
Son corps recouvert d'une serviette drapée à la romaine, elle démêlait avec patience à l'aide d'un peigne sa tignasse rousse en regardant dans le petit miroir. Son attention était cependant ailleurs. Elle s'était aperçue avant de prendre sa douche que son téléphone portable ne fonctionnait plus, n'ayant sans doute pas apprécié le contact avec une forme de haute magie, n'ayant pas été conçu pour cela. Ça ou il n'avait tout simplement pas apprécié de recevoir la pluie glacée de Londres à leur arrivée. Elle n'avait aucune envie de rentrer chez elle, aussi glaçant que pût sembler ce constat. Il y avait toujours eu, sans qu'elle puisse l'expliquer clairement, une sorte de malaise autour de sa famille et d'elle-même. C'était d'autant plus vrai envers ses parents, sans qu'elle ne sache bien quoi ? Elle étouffait, sans savoir pourquoi alors qu'elle ne manquait de rien… à l'exception de sa liberté.
C'est alors que la porte grinça derrière elle, lui arrachant autant un sursaut qu'un cri perçant. La Française se retourna aussitôt, une main serrée sur le nœud de sa serviette et l'autre tenant des cristaux de magie au creux de sa paume, prête à se défendre au moindre assaillant venu.
- Chill down, it's just me ! Damn it, on ne t'a jamais appris à te détendre un peu ?
- Désolée Velvet, réflexe ! On m'a plutôt appris à me défendre, surtout en extérieur, répondit avec un sourire mi-espiègle, mi-géné la Française tout en reposant les cristaux dans sa bourse.
- hm, appelle-moi Waver. Je frapperai à la porte next time, je tiens à ma peau et je ne tiens pas à faire d'esclandre, surtout avec Rider, s'il venait à mal interpréter la situation.
- Va pour Adélaïde en ce qui me concerne, dans ce cas. Ce serait plus prudent, oui ! Je ne voudrais pas causer de problèmes accidentellement. Que puis-je pour toi, sinon ?
- Vu que tes affaires ne seront pas sèches avant demain, je vais te prêter un change. Par chance, on est presque à la même taille, alors autant évité que tu attrapes la mort si on peut.
Pour le coup, c'était assez gentil de sa part. Était-ce de sa propre initiative ou une suggestion de son ami ? Adélaïde appréciait le geste dans tous les cas. La Française nota l'usage du terme archaïque propre à l'époque d'avant le Déluge, mais ne le releva pas. Ses yeux sombres prudents posés sur elle, il déposa les affaires qu'il lui prêtait sur un coin de mobilier de salle de bain encore disponible.
- Merci beaucoup ! J'avais laissé mes affaires avec mes amies quand j'avais voulu te rattraper à Bordeaux. Je te revaudrai cela, un de ces quatre, le remercia Adélaïde avec sincérité.
- Not such a big deal, anyway, grommela-t-il. Tant que tu ne parles pas de nous aux mages ou aux forces de police d'ici ou de ton pays, ça ira. Je te les mets là. Les jeux vidéo n'ont pas l'air d'être ta tasse de thé, mais si tu as envie de t'y initier, tu peux nous rejoindre au salon.
- Why not. Je viendrai vous rejoindre si je ne suis pas trop fatiguée, tout à l'heure.
Après tout, sociabiliser un peu ne ferait pas trop de mal. Déjà que ses rares amies la trouvaient trop peu sociale et toujours un peu étrange avec les autres… peut-être pourrait-elle y travailler, avec eux. Elle regarda par-dessus son épaule Waver s'éloigner vers la porte tandis qu'elle commençait à démêler ses cheveux. Constatant qu'il hésitait un instant avant d'ouvrir la porte, la Française lui lança.
- Quelque chose ne va pas, Waver ?
- hm, je me demandais. Je peux te poser une question ?
- Bien sûr. Je n'ai encore mordu personne, tu sais… à ma connaissance en tout cas.
Elle se sentait assez amusée, surtout en le voyant hausser un sourcil à sa dernière précision. Il paraissait être un peu trop sérieux pour apprécier la pique à sa juste valeur, mais ne s'en vexa pas.
- Tu as l'air d'avoir un sacré tatouage, dans ton dos. Je l'ai remarqué en entrant.
- Oh, ça ? Je ne suis pas vraiment supposée le montrer aux autres, mais oui, je sais.
- Pourquoi ? Je ne vois pas ce que ferait de mal un simple tatouage, s'il est bien simple.
- Je ne sais pas, répondit Fleury avec moins d'assurance. Mes parents me l'ont toujours dit.
- Et tu ne te rappelles pas depuis quand tu l'as sur le dos. Demanda-t-il un brin méfiant ?
- Pour vrai ! Honnêtement, d'aussi loin que je puisse me souvenir, je l'ai toujours eu sur moi.
Comme s'il avait remarqué sa nervosité croissante autant que sa sincérité inaltérée, le Britannique leva ses mains dans un geste apaisant et reprit la parole d'une voix intriguée, mais pas inamicale.
- Je veux bien te croire. Je suis juste surpris que tu ne te sois pas demandé ce qu'il signifiait.
- J'ai voulu les croire quand on m'a dit que ce n'était pas important. Ils n'ont jamais voulu qu'on en parle, même si j'avais aimé en savoir plus à son propos, admit Adélaïde avec gêne.
- Strange. Est-ce que tu me permets de l'examiner de plus près ? Je pourrais peut-être t'aider.
L'offre semblait honnête et l'intention ne paraissait pas mauvaise. Il n'avait pas été irrespectueux à son égard jusque lors, et dans le pire des cas, il savait qu'elle était tout à fait en mesure de riposter. Le Britannique semblait en être conscient cependant, et acquiesça rapidement à ses conditions tacites. Adélaïde n'était pas assez pudique pour faire sa vierge effarouchée. Sans être une femme de petite vertu, elle n'était pas terrifiée à l'instar de ses amies à être un peu plus dévêtue si elle était en confiance. Et puis, ce n'était que dévêtir son dos ! Il n'y avait pas mort d'homme, aux yeux de l'adolescente. Sans avoir besoin de le voir, elle devinait assez bien le tracé. Après tout, l'adolescente l'avait vu tous les jours en se changeant depuis aussi loin qu'allait sa mémoire. Deux tracés de forme triangulaire d'une couleur rouge presque estompée, dont les arabesques complexes évoquaient un peu les pointes de flèches ou de lances, liés en leur centre par un cercle au cœur duquel avait été tracée une rune
- Tu es sûre de ne pas savoir d'où tu l'as eu, n'est-ce pas ? demanda-t-il avec suspicion.
- Sûre et certaine ! Ça m'aurait bien arrangée de le savoir, grommela la Française.
- En même temps, il faudrait être un idiot fini pour le révéler de la sorte sinon.
- Me traiterais-tu d'idiote ? gronda entre ses dents Fleury en lui jetant un regard noir.
- Ça se discute. hm, ça ressemble bien à ce que je pense. Le tracé est assez complexe et occupe une bonne partie de ton dos, en plus. Je peux vérifier une dernière chose ?
- Est-ce que ça risque de mettre ma vie en danger ou de me nuire d'une façon ou d'une autre ?
- Je ne pense pas. En tout cas, tu ne risques rien ici. Tu as ma parole, pour ce qu'elle vaut.
- hm… d'accord alors. Ne me fais pas regretter mon choix.
Un profond soupir derrière son épaule fut la seule réponse qu'elle obtint, mais il ne maugréa pas. Adélaïde ne put s'empêcher de frissonner quand elle le sentit frôler son dos de ses doigts, d'un toucher si infime qu'il était presque imperceptible. À peine l'eût-il effleurée qu'elle sursauta, une espèce de décharge proche de l'effet d'un coup d'électricité statique émanant sur toute la surface de son dos. Waver avait visiblement reculé d'un ou deux pas derrière elle, et le coup d'œil derrière l'épaule que la Française jeta avec contrariété puis perplexité lui apprit que ce dernier était plus intrigué que surpris.
- Pas de panique, c'est normal ! En tout cas, ça confirme ce que je pensais. Je vais dire à Iskandar de continuer à jouer en solo le temps que tu te changes. Vu comment tu as l'air perdue, je pense qu'une petite discussion ne sera pas de trop. Histoire de t'expliquer deux-trois choses.
- Merci pour ta générosité, commenta Adélaïde d'un ton bougon avant qu'il ne s'allège en reprenant, ce ne serait pas de refus même si je me demande pourquoi tu m'aides autant.
- Rien de très compliqué. Je compatis et je comprends bien ta situation. J'ai rarement croisé des gens comme moi, en tout cas qui ne me sont pas hostiles. Ça me change, si tu veux.
Il semblait honnête, surtout si elle en croyait son regard qu'elle croisait indirectement à travers le miroir de la salle d'eau. Un instant, il lui semblait assez seul. Avec la compagnie du colosse qu'il accompagnait, cela surprenait un peu Adélaïde. Ils semblaient bien s'entendre, pourtant. Ce serait peut-être l'occasion d'en apprendre un peu plus sur celui qui l'avait entraînée jusqu'ici, par accident. Elle ne fut pas longue à acquiescer avec un léger sourire reconnaissant pour lui signifier son accord. Les vêtements n'étaient pas tout à fait ajustés pour elle, mais au moins ils feraient le café pour le soir. La Française descendit avec prudence jusqu'au rez-de-chaussée, s'éloignant des clameurs qui émanaient de la salle de jeux. Waver se trouvait déjà dans la salle à manger, à parcourir un livre épais. Elle vint s'asseoir face à lui alors qu'il redressait la tête à son approche, refermant son ouvrage.
- J'ai préparé du thé. La discussion pourrait être un peu longue, ça nous aidera à rester alertes.
- Ça pourrait aider en effet, acquiesça Adélaïde avec un sourire amical.
- Bon. Ça fait beaucoup de choses à brasser, alors par où souhaites-tu qu'on commence.
- Le commencement, plaisanta Fleury avant d'ajouter avec plus de sérieux en voyant son sourcil haussé. Disons par le tatouage. C'est ce qui t'a principalement interpellé, pas vrai ?
- Ça peut être un bon angle d'approche, approuva Waver.
Après avoir servi du thé dans chacune des deux tasses sur la table, il en fit glisser une face à elle avant de se rasseoir. Tous deux prirent le temps de savourer une gorgée de thé – qui était plutôt bon et même meilleur que ce à quoi elle était habituée chez elle – avant que Velvet ne repose sa tasse sur sa coupelle. Le Britannique retira le gant qui recouvrait sa main droite. Une fois de plus, les arabesques cramoisies interpellèrent la française, dont les yeux bleu-gris plus alertes se rivèrent sur le dessin.
- C'est ce qui t'a permis d'utiliser le portail de magie à Bordeaux, n'est-ce pas ? J'avais remarqué que sa réaction avait coïncidé avec l'apparition du portail qui nous a amenés ici.
- C'est un de ses usages, mais pas le seul. À vrai dire, c'est un infime détail par rapport à ce que représentent vraiment cette marque sur ma main et le tatouage sur ton dos, répliqua Velvet. C'est le signe d'un pacte passé avec un Esprit, d'un contrat si tu préfères.
- Un contrat… comme avant le Déluge, tu veux dire ? Lors des célèbres Guerres du Graal ?
L'époque qui avait pris fin en 2004, suite à la dernière occurrence du Graal à Fuyuki, au Japon. Tout jeune mage qui se respectait connaissait au moins quelques éléments sur cet ultime conflit, qui avait littéralement bousculé et transformé le monde tel que leurs parents l'avaient connu. L'incident était survenu au cours de la finale, qui confrontait un servant de classe Archère contre un de classe Saber.
La jeune femme sentit un mal de tête familier commencer à poindre, mais tâcha de l'ignorer.
Un peu comme le contrat qui liait un Servant à un Master, mais sans le côté asservissement. Les « sorts de commandement », qui portent désormais assez mal leur nom, n'ont aucune emprise sur l'Esprit héroïque. Le mage ne peut lui imposer sa volonté, et réciproquement. Après la nature de la relation entre les deux partis intéressés dépend des termes de l'accord.
- Donc, si je te suis bien, tu as tissé un accord avec un Esprit ?
- C'est exact, avec Iskandar que tu as croisé tout à l'heure. J'ai été surpris d'ailleurs par ta sérénité en sa présence, tous les mages que j'ai croisés ne peuvent se targuer de ton calme. Je t'avoue que c'est une des choses qui ont fait que j'ai commencé à me poser des questions.
Adélaïde pouvait sentir son regard d'ébène posé droit dans le sien, alerte à ses réactions. Il semblait toujours sur ses gardes, bien qu'un petit peu moins méfiant que quelques heures plus tôt. Cela avait été un peu imprudent de sa part de se fier à lui alors qu'elle le connaissait peu, mais au final, sa prise de risque avait été payante et elle n'avait pas eu à marcher sur ses principes. Et puis, ils ne devaient pas être de si mauvais bougres vu l'aide qui lui avait apporté et les explications qu'il lui faisait. Prudemment, la Française s'aventura à lui poser une question qui lui brûlait les lèvres.
- Désolée par avance si je mets les pieds dans le plat, mais on m'a toujours dis que les contacts avec les Esprits étaient prohibés. Est-ce pour cela qu'on te pourchassait ?
L'innocence de sa question sembla le prendre de court, avant qu'il ne laisse échapper un franc éclat de rire. Elle ne l'avait jamais vu aussi décontracté auparavant, c'était assez étonnant. Il reprit bien assez vite son air sérieux, comme si rien ne s'était passé, et répondit avec une ombre de sourire.
- Si seulement ce n'était que ça, ma vie serait plus simple ! Non, mon cas est plus compliqué que ça, mais ce n'est pas important. Revenons à notre sujet, et à toi en l'occurrence.
- D'accord. Donc Iskandar est un Esprit héroïque avec qui tu as tissé un contrat…
- C'est mon ami autant que le seigneur auquel j'ai juré fidélité, précisa avec fierté le Britannique.
- Et de fait, tu penses que ce que j'ai sur le dos est lié à un pacte avec un Esprit. C'est assez logique, de prime abord. Le seul hic, c'est que je ne me rappelle pas d'en avoir croisé un.
Pourtant, je suis formel. La marque que tu as est similaire à celle que tu vois sur ma main. Avant que tu ne le soulèves, non ce n'est pas qu'un tatouage. Elle dégage du mana, et un mana assez puissant si j'en crois le choc qu'on a reçu tout à l'heure lors de mon test. Ce genre de sceau, il n'y a qu'un Esprit qui puisse te l'accorder, par le biais d'un pacte conclu auparavant.
Il marqua un temps de pause, comme pour lui laisser le temps d'intégrer ce qu'il lui disait. Son mal de tête empirait, à la seule mention des Esprits. Ses explications d'un côté éclairaient un peu certaines questions qu'elle se posait depuis un bon moment, de l'autre elles accroissaient sa propre confusion. Sa curiosité restait grande sur nombre de sujets, dont les maux nommés « sorts de commandement », mais Adélaïde sentait qu'il valait mieux ne pas s'aventurer sur un terrain trop glissant et perdre la confiance fragile que tous deux essayaient d'établir entre eux. Il ne fallait pas pécher par gourmandise.
- C'est étrange que je ne m'en souvienne pas. C'est quand même le genre de rencontres qui te reste en mémoire, d'une façon ou d'une autre, si tu es un humain normalement constitué, commenta Adélaïde en massant lentement ses tempes pour tâcher de chasser le mal de tête.
- J'en suis venu à la même conclusion. D'un côté, tu ignorais l'existence des portails, des sceaux du contrat et des sorts de commandement. De l'autre, tu sais bien ce qu'est le Déluge, tu n'as pas été perturbée par la présence, physique comme magique, d'Iskandar et tu ne me prends pas pour un fou à lier. D'où l'hypothèse que tu saches certaines choses, même si tu ne t'en rappelles pas. Et c'est bien ce point qui me préoccupe, pour être franc.
- Tu as l'air surpris. Tu n'as pas l'habitude à ce que l'on te croit ? demanda Adélaïde.
- Darn it, tu pourrais prendre des gants quand même. On ne t'a jamais appris le tact ? Grommela le concerné sans prendre la peine de masquer son agacement.
- Sorry ! Si je l'ai appris, je l'ai peut-être malencontreusement oublié, le taquina-t-elle.
Elle ne parvint pas à l'amuser autant qu'elle l'aurait voulu, mais peut-être qu'il se décoincerait un peu avec le temps. Elle avait encore un peu de mal à le cerner. Il se drapait tantôt d'une attitude narcissique, très sûre de lui, particulièrement susceptible, qui se plaisait à se plaindre tout le temps. Tantôt il arborait un tout autre visage, moins assuré, moins affirmé, plus soucieux et plus réfléchi. Cela ne lui déplaisait pas pour autant. Sa compagnie était bien plus agréable que bien d'autres. Après s'être raclé la gorge pour attirer son attention, Waver reprit son propos avec gravité.
- J'ai remarqué que tu utilisais souvent un truc du genre « d'aussi loin que je me souvienne » et que le cas échéant, les trois quarts du temps, tu semblais être plus mal à l'aise. Je me trompe ?
- Ce n'est pas faux, même si ce n'est pas qu'un tic verbal. Comment te dire ça ? Cela n'a sans doute aucun rapport, mais il y a quelque temps, j'ai été victime d'un incident qui…
- Un incident ? répéta d'un air à la fois perplexe et attentif son interlocuteur.
- Incident est un grand mot, mais un accident oui, qui m'a laissé de légères séquelles, nuança Adélaïde d'une voix qu'elle voulait assez rassurante pour dissimuler sa propre incertitude.
- Des séquelles… est-ce que je peux savoir ce qu'il s'est passé ?
- Je ne sais pas trop, admit Fleury tout en faisant des efforts pour se rappeler. Apparemment j'aurai glissé accidentellement sur la berge d'un lac proche de notre résidence secondaire et je serais tombée, tête la première, sur un rocher sous l'eau. D'après mes parents, en tout cas.
Si elle était tout à fait honnête, elle ne se souvenait de rien de tout cela. Adélaïde avait vaguement le souvenir d'un lac où elle s'était rendue, mais elle ne savait plus si c'était seul ou accompagné. Elle croyait se rappeler d'une baignade, mais elle se sentait incertaine envers la chute et la presque noyade. Son premier souvenir certain était son réveil, dans son lit, avec ses parents à son chevet. Par honnêteté envers elle-même et envers le Britannique, elle ne pouvait dissimuler ses incertitudes.
- Tu ne t'en rappelles pas ? s'étonna le Britannique. Pas même de quand c'est survenu ?
- Pas vraiment. Ce n'est pas faute d'avoir essayé de m'en rappeler, mais dès que je force trop, j'ai de vives migraines. Mes parents m'ont dit que je souffre d'une amnésie partielle suite au choc. Je ne me souviens de rien entre il y a deux ans et il y a six ans, avouât-elle dépitée.
Adélaïde ne sut pas comment déchiffrer son expression, qui était revenue très attentive et très réservée. Elle fut surprise de voir quelqu'un être aussi sincèrement intéressé par ce qu'elle disait, sans chercher à la juger, et la traiter comme une personne relativement normale. Cela la rassérénait un petit peu d'avoir quelqu'un qui la prenait au sérieux sur ses questions dont elle ne pouvait parler à personne.
- Eh ben ! C'est quelque chose, quatre ans. Ça me paraît énorme pour un simple accident, si tu me permets. Je te crois bien sûr, juste que cela m'interpelle un peu, reprit Velvet songeur.
- Je me suis fait la même réflexion, mais quel intérêt auraient-ils à me mentir ?
- Quel intérêt en effet… bah, restons là-dessus pour ce soir. Je ne voudrais pas te donner une migraine carabinée et je ne souhaite pas ressembler à un mort-vivant. On poursuit demain ?
Le fond de thé qu'il leur restait était devenu froid suite aux échanges, nombreux, qu'ils avaient eus. Par politesse, Adélaïde finit d'une traite ce qu'il restait dans sa tasse avant de répondre au Britannique.
- Tu es sûr ? Je croyais que vous deviez partir autre part demain.
- Changement de plan. J'en ai discuté avec Iskandar. Ça ne nous fera pas de mal de faire profil bas, les mages qui me cherchent doivent être aux abois. On pourrait très bien s'occuper d'eux avec Iskandar, mais autant ne pas attirer d'attention superflue. Et toi, tu as des plans ?
- Rien de précis. Je préférerais juste éviter de revenir chez mes parents. Mon frère aîné étudie à Londres, je pourrai aller le retrouver et essayer de négocier avec lui pour qu'il ne me renvoie pas chez eux. Histoire que j'en sais un peu plus avant de décider de ce que je vais faire.
Adélaïde y avait beaucoup réfléchi au cours de sa douche. La Française était bien consciente qu'elle ne pourrait demeurer ici trop longtemps, que cela ne devait rester qu'une étape avant de rebondir. Son nouvel ami et l'ami de ce dernier avaient déjà été très aimables de l'accueillir et de l'avoir aidée. L'adolescente ne voulait pas abuser de leur hospitalité et les retarder dans leur propre emploi du temps. Les explications de Waver avaient nourri beaucoup de questions enterrées dans son esprit, quant à l'origine de la marque dans son dos, son amnésie et les songes troubles qui hantaient parfois ses nuits. Dans le pire des cas, elle s'était résolue à trouver le premier prétexte venu une fois revenu en France pour retourner sur les lieux supposés de l'accident, contre l'aval parental, afin d'essayer de se souvenir.
- Pourquoi ne pas rester ici quelques jours ? proposa aussitôt le Britannique avant de préciser d'une voix plus posée. Je n'en ai pas l'air, mais ça fait un moment que je voyage avec Rider. Je ne connais pas mal de choses sur les Esprits et qui savent, je pourrais peut-être t'aider un peu.
- Si tu es sûr que cela ne vous posera pas de problèmes supplémentaires.
- Crois-moi, j'ai l'habitude avec lui et les courses qu'il me fait faire, se plaignit Velvet avant de sourire un peu plus. On ne risque rien ici, des barrières sont en place. Ils ne peuvent sans un mandat direct de l'Égide, au risque de créer un incident diplomatique sans précédent.
Finalement, ce qui ne devait être que l'affaire de deux-trois jours s'était étiré jusqu'à une bonne semaine. Adélaïde n'avait pas vu le temps passer, une fois plus familiarisée avec le quotidien de ces deux étranges larrons. Fleury n'avait pas attrapé le virus des loisirs vidéoludiques au même degré que lui, mais la jeune femme avait pris plaisir à les redécouvrir à leurs côtés au point de se dire que la prochaine fois que son frère Tomas lui proposera d'y jouer avec lui, elle accepterait de le faire.
Waver s'était révélé être de meilleure compagnie qu'elle ne l'aurait pensé. Trouvant quelques points communs en termes de curiosité sur plusieurs arts thaumaturgiques et magiques, il lui avait montré quelques travaux qu'il expérimentait de son côté et elle l'avait assisté pour quelques-unes de ses expériences… plus ou moins fructueuses selon les cas, mais généralement plutôt amusantes au final.
L'alchimie ne serait peut-être pas sa spécialisation et il ne serait clairement pas un expert en géomancie, mais leur curiosité respective les aidait à échanger sur leurs domaines de prédilection.
Iskandar l'intimidait un peu plus, en dépit de sa sympathie très bourrue. Il n'était généralement jamais bien loin et ne se privait pas de les interrompre pour se mêler aux conversations, pas toujours au moment opportun. Il avait un tempérament très affirmé et une passion vibrante pour l'art de la guerre, très ambitieux, qui amusait assez la Française. Waver et lui s'étaient absentés à quelques reprises pour quelques minutes ou plusieurs heures, mais cela n'avait guère dérangé Fleury. L'adolescente avait eu plaisir à explorer la bibliothèque présente sur place, maigre échantillon des collections qu'ils avaient « chez eux » d'après le seigneur de son ami, quand elle ne cherchait pas à créer des cristaux de magie. Elle méditait aussi de temps à autre, de façon plus ou moins productive d'ailleurs, défiant ses migraines afin d'explorer sa mémoire chaotique et parcourir différentes pistes possibles de réponses.
C'était la première fois depuis longtemps qu'elle arrivait à nouer une véritable amitié avec quelqu'un, et Waver ne semblait pas mécontent non plus de rompre son habituelle solitude des plus studieuses. Il l'appréciait telle qu'elle était, et lui rappelait en cela sa meilleure et seule vraie amie, Bérénice. Dans tous les cas, Velvet et elle avaient beaucoup discuté au cours des derniers jours, notamment autour des mystères qui l'entouraient. Il avait un avis bien plus tranché que le sien sur la question des dires de ses parents, dont il doutait de plus en plus de la véracité. Naturellement, Adélaïde avait pris leur défense, mais elle devait admettre que sa propre advocacy était de plus en plus fragilisée par ses arguments très souvent pertinents et illustrés par ses connaissances sur les arts magiques et les Esprits. Le Britannique l'avait mise face à ses propres contradictions dont elle n'était pas toujours consciente.
Pourquoi se sentait-elle si mal à l'aise avec ses parents tout en se fiant à leurs seules affirmations ?
Au fil de leur réflexion commune, ils en étaient arrivés à un premier constat : quelque chose s'était bien passé à une date encore indéterminée, mais la cause de son amnésie était bien plus trouble. Un mystère, cependant, demeurait entier. Qui était cet Esprit avec lequel elle avait tissé un contrat ? Quelle avait été la relation qui les avait liés ? Pourquoi ne s'était-il pas manifesté jusqu'à ce jour ?
Cet Esprit, de l'avis de Waver, était l'une des clés principales au mystère de son amnésie.
Le problème, c'est que le monde était vaste et qu'ils ne savaient pas où chercher. Velvet lui avait révélé qu'il existait plusieurs royaumes administrés par des Esprits, disséminés partout sur le globe. L'existence des portails ne leur permettait pas de circonscrire le périmètre de leurs recherches, et la mémoire de Fleury était bien trop parcellaire pour retrouver un indice qui pourrait les orienter. Naturellement, la Française avait voulu nuancer l'importance de sa quête de vérité sur son amnésie. Elle avait argumenté sur le fait qu'après tant d'années, il est possible que l'Esprit en question ait pu l'oublier, ne souhaite pas la chercher et ait pu se résoudre à tourner la page au fil du temps passée. La virulence des réactions de Waver et de son prestigieux compagnon la surprenait encore. Iskandar avait été indigné. Chargé de la traduction et de l'ambassade, Waver avait essayé de clarifier au mieux. Selon Rider, un grand nombre des Esprits qu'il connaissait ne prenaient pas ces contrats à la légère. C'était un gage de confiance autant qu'une marque de reconnaissance, pour beaucoup, qu'ils n'accordaient que dans de très rarissimes cas. Il voyait mal, de fait, comment un Esprit un tant soit peu respectable ne se serait pas préoccupé de son sort et ne l'aurait pas cherchée activement. Il concédait néanmoins qu'il était étonnant, le cas échéant, que l'Esprit ne l'ait pas trouvée. Waver, en bon conciliateur, avait ajouté qu'il était d'autant plus crucial d'identifier et de trouver l'Esprit héroïque en question afin de clarifier, en personne et en face à face, ce qu'il en était.
Il n'y avait que deux choses qu'elle s'était gardée de leur parler, par un instinct qu'elle s'expliquait mal : l'existence de la clé d'or qu'elle portait autour de son cou d'une part, et ses rêves d'autre part. Ceux-ci étaient devenus plus récurrents depuis l'incident de Bordeaux, bien que toujours imprécis. Alors qu'elle écoutait d'une oreille distante Waver et Iskandar débattre avec énergie de l'autre côté de la table à manger au cours du déjeuner, Adélaïde ferma ses yeux pour se rappeler du dernier rêve.
Temps inconnu, Lieu inconnu.
Les songes l'avaient souvent emmenée quelque part dans un palais à la roche blanche, niché au cœur de grandes étendues arides, quasiment désertiques. Il n'était pas aussi grand qu'un second qu'elle avait parfois entraperçu dans certains rêves, mais il n'en demeurait pas moins imposant. Tantôt c'était une bibliothèque, tantôt une espèce de grande école à laquelle elle semblait donner des cours, tantôt elle se trouvait entourée d'enfants au teint plus mat que le sien, qui réclamaient son attention.
Il n'y avait aucune technologie moderne, en ces lieux, comme plongés dans une autre époque.
La cité semblait assez fréquentée et vivante. Ses habitants semblaient de provenances diversifiés, au vu de leurs teints de peau et de leur apparence, mais tous étaient revêtus d'une façon similaire d'inspiration orientale et tous parlaient une même langue, qui lui était à la fois inconnue et très familière. Tous les âges semblaient représentés, même si les jeunes adultes et les enfants y étaient très présents.
Cependant cette fois, elle n'avait pas été plongée en ville. Non, elle se trouvait au palais cette fois.
Dans ces lieux inconnus, l'adolescente ne se sentait pas seule. Elle s'y sentait parfaitement à sa place.
Les gens semblaient bien la connaître ici. Les gardes la saluaient avec respect, déférence et amicaliste. Des dames demandaient de temps à autre son avis sur différents sujets, auxquelles elle répondait de son mieux ou bien les redirigeait vers quelqu'un d'autre… quand elle ne devenait pas messagère.
Dans toutes ces nuées de visages plus ou moins familiers, l'un d'entre eux était toujours présent.
Elle n'arrivait jamais à distinguer ses traits, mais distinguait sans difficulté sa présence des autres. C'était comme comparer la lueur d'une bougie à l'éclat d'un soleil, qui faisait vivre ces lieux. D'abord très lointain et quasiment dilué dans la masse des autres personnes qu'elle ne reconnaissait pas, sa présence s'était fait beaucoup plus affirmée depuis son arrivée précipitée à Londres…
Non, se reprit-elle en pensée. Cela avait commencé lorsque Waver l'avait fait franchir le portail afin de leur sauver la mise, certes, mais le phénomène s'était surtout accru après l'évanescent contact sur le tatouage de son dos. C'était comme si cela avait réveillé quelque chose longtemps endormi en elle. Cela n'avait certes pas amélioré ses migraines et ses circuits magiques étaient bien moins réactifs.
Cette nuit-là, ils étaient dans des appartements assez luxueux. Ils étaient certes plus modestes que d'autres qu'elle avait pu voir dans de précédents rêves, qui eux scintillaient presque de dorures. L'immense bibliothèque que comportaient ceux de cette nuit-là l'avait particulièrement fascinée, de même que la grande écritoire qui y avait été installée, sur laquelle reposaient des tablettes de cire.
La silhouette enfantine qui avait hanté ses rêves épars des dernières années était devenue, cette dernière semaine, plus grande. Elle distinguait toujours aussi peu ses traits, mais elle en était certaine.
C'était la même personne, cette même entité qu'elle essayait enfant de reproduire dans ses carnets d'écriture et de dessin, cet être que ses parents n'avaient pas hésité de qualifier d'ami imaginaire.
Il l'avait rejointe sur le rebord du lit, s'y asseyant à ses côtés. Elle remarqua la présence de bracelets d'or sur ses poignets et redressa lentement son visage. Ses traits restaient toujours aussi imprécis, même aussi proches d'elle, bien qu'elle distinguât clairement ses cheveux blonds cette fois. Elle aurait peut-être dû avoir peur, mais son corps était pour sa part détendue et en confiance à ses côtés.
Il lui parlait. Cette fois, elle entendait sa voix claire, puis plus grave. Elle ne comprenait pas ce qu'il lui disait en revanche. Son interlocuteur sans visage pressa alors ses mains dans les siennes, avant de se pencher peu à peu vers elle puis de la serrer contre lui, sa tête nichée près de son épaule nue.
L'autre différence fut le déluge d'émotions qui la frappa à l'instar d'une lame de fond. La solitude, l'espoir, l'inquiétude, la confiance, l'impatience, l'affection, entremêlés tel un épais paquet de nœuds.
Port de Londres, Angleterre. 2013.
Une chose était sûre Waver avait raison, l'attitude de ses parents à son égard était suspecte, tout comme l'origine de son amnésie qu'elle soupçonnait d'origine de moins en moins naturelle.
Iskandar n'avait pas eu tort non plus, si ses songes n'étaient pas que des fantasmagories de sa psyché. Elle avait certes beaucoup d'imagination, mais pas à ce point-là. L'Esprit sans nom et sans visage n'avait peut-être pas souhaité sa disparition et n'avait, peut-être, pas cessé de la chercher. Il aurait été sans doute plus simple de leur parler de ces rêves inhabituels et d'évoquer la clé d'or, mais quelque chose la retenait toujours. Les premiers étaient trop intimes, et la seconde était trop précieuse. Sa préciosité entremêlait tant un devoir instinctif d'en assurer la protection et d'en cacher le secret qu'un attachement affectif dont elle commençait à peine à entrevoir les racines profondes. Et puis, sa fierté primait. Ils l'avaient bien aidée, elle comptait déchiffrer le reste par elle-même.
Avec l'aide de Waver, qui connaissait bien Londres, elle put repérer sur la carte de poche qu'il lui avait confiée l'adresse de son frère aîné dans la capitale anglaise, ainsi que les transports qu'elle devrait emprunter pour s'y rendre. Elle pourrait aussi trouver un bureau d'échange pour échanger sa monnaie européenne en livres sterling, qui était de rigueur sur le sol anglo-saxon. Lorsque le Britannique lui proposa de l'accompagner jusqu'à la station d'Underground la plus proche, pour ne pas qu'elle se perde, Adélaïde s'était inquiétée du risque que son compagnon spirituel puisse être repéré par les agents qui les pourchassaient tous deux. Waver avait balayé ses inquiétudes d'un revers de la main, affirmant qu'ils ne s'attarderaient pas et qu'en outre, Iskandar était capable de devenir littéralement invisible et d'estomper quelque peu sa présence si le rider le voulait bien. Il leur suffirait ensuite de traverser discrètement un portail qu'ils généreraient dans une ruelle discrète pour quitter les terres anglaises et gagner le royaume spirituel que gouvernait le Conquérant. L'Esprit comme le mage renouvelèrent leur offre de l'aider dans ses recherches et de lui offrir un refuge sur ces terres, mais la Française déclina poliment leur offre pour le moment. Elle leur promit, néanmoins, de les contacter si elle venait à se retrouver en difficulté. À cette fin, Waver lui confia une pierre runique de sa création, afin qu'elle puisse les contacter et qu'ils puissent la localiser.
Tout semblait se passer comme sur des roulettes. Ils quittèrent la résidence sans encombre, et purent se rendre au centre-ville sans rencontrer de difficultés notoires. L'humeur était plutôt bonne, ils étaient plus reposés alors que Waver lui indiquait les repères les plus significatifs de la capitale. Hélas, quelques mètres avant la station où ils devaient la déposer, deux silhouettes tristement familières surgirent des ombres, accompagnées par deux curieux individus dont les traits étaient dissimulés sous des masques. L'un portait un long manteau sombre, et l'autre une tenue assez révélatrice et des cheveux coupés au carré. Waver s'interposa aussitôt entre les mages et la Française tandis que les deux ombres se précipitaient sur eux. C'était alors que la foudre frappa sans prévenir pour arrêter en plein vol les deux assaillants, l'imposante carrure de Rider se révélant au grand jour.
- On peut dire que vous nous aurez fait courir, monsieur Velvet ! s'exclama le premier agent.
- On dit que c'est bon pour la santé, vous devriez me remercier. Répliqua Waver.
- C'est qu'il se croit drôle en plus. Pas un pas de plus. Vous non plus, jeune fille. Nous vous arrêtons également comme complice. Que l'Esprit se tienne tranquille, et il ne vous arrivera rien. Somma le second agent, tandis que les deux ombres leur coupaient toute issue de secours.
- Franchement, vous ne pouvez pas juste passer votre chemin ? Vous devez avoir mieux à faire que de nous faire perdre notre temps, et le vôtre. Vous savez au moins qui il est. Demanda Waver avec lassitude tout en indiquant d'un regard Iskandar, qui observait avec majesté les quatre individus.
- Qui qu'il soit, vous êtes en infraction avec le Traité, mais aussi des récidivistes. Et vous, mademoiselle, vous êtes en situation irrégulière. Vous allez tous venir avec nous. Ne m'obligez pas à me répéter ni à recourir une fois de plus à la manière forte. Répliqua le premier agent.
- C'est nouveau, cette façon de faire chez les forces de l'ordre ? C'est la nouvelle école, « coopérez ou vous serez tabassés » ? Moi qui croyais que la police des mages d'outre-Manche était plus civilisée qu'en France, je tombe de haut. Commenta Adélaïde, non sans ironie.
- Police des mages ? Vous faites erreur. Nous sommes des agents de l'Égide, de la brigade Longinus. Pas un mot de plus, ou vous finirez avec un outrage sur agent de l'État. Menaça le second agent.
L'Égide ? Elle connaissait au moins de nom cette organisation régulatrice des affaires autour des Esprits. D'après ce qu'on lui avait appris, c'était une agence indépendante et internationale au fonctionnement obscur, chargée des affaires exceptionnelles mettant en cause des Esprits ainsi que de la protection du Traité. En ce nom, ses agents disposaient d'une autorité exceptionnelle. Néanmoins, la Française avait peine à concevoir Waver et rider comme des criminels, et avait entendu assez de scandales et d'affaires pas nettes en France pour garder une certaine méfiance envers les autorités, plus encore magiques. Aussi fascinant fût-il, le monde des mages n'en était pas moins fourbe. L'un des deux Esprits qui accompagnaient les agents se démultiplia en plusieurs clones de lui-même, différents d'aspects, mais tous ayant leurs traits dissimulés sous des masques d'un blanc de mort. Non… ce n'était pas en cours qu'elle avait entendu parler de l'Égide pour la première fois. Elle en avait la conviction. Quelqu'un lui en avait déjà parlé, à certaines reprises, par le passé… une grimace d'inconfort la traversait alors qu'une migraine aussi soudaine que familière venait la frapper. Elle vit Waver l'observer du coin de l'œil, inquisiteur, avant de tourner son attention sur les deux mages tandis qu'Iskandar gardait autant de vue qu'en respect les Esprits qui s'étaient alliés à leurs opposants. La seule réponse que le rider et le jeune mage apportèrent aux agents se revendiquant de l'Égide fût silencieuse. Waver tendit sa main où étaient inscrits les sceaux du contrat, faisant apparaître un portail tandis qu'Iskandar, le dos droit, matérialisait une épée courte ainsi que son char foudroyant. L'Âme héroïque, d'ordinaire parée de son large sourire, arborait désormais des traits sérieux et froncés alors que le Roi des Conquérants se plaçait entre les Esprits et eux, déclarant avec hardiesse.
- On causera après vous avoir mis hors d'état de nuire. Prouvez-moi votre valeur, venez à moi, mages, Esprits ! On va voir ce que vous avez dans le ventre.
Avant qu'elle ne puisse faire quoi que ce soit, Waver s'était tourné vers Adélaïde, les traits crispés sous la concentration et l'énergie spirituelle qu'il octroyait tant au portail qu'à rider, et lui somma.
- Dépêche-toi ! Je ne vais pas pouvoir le maintenir actif longtemps. Il t'enverra en sécurité, on t'y rejoindra dès qu'on s'est occupés des quatre guignols ici présents.
Adélaïde allait protester en affirmant qu'elle savait se battre et pourrait les aider, mais referma sa bouche et acquiesça en silence, les poings serrés et tremblants. Il lui coûtait de l'admettre, mais les adversaires qui leur faisaient face étaient d'un tout autre niveau que le sien. La Française ne serait qu'un boulet pour eux qui risquerait de les ralentir et de les encombrer plus qu'autre chose. Ce constat laissait un goût amer dans sa bouche, mais elle savait qu'il n'en restait pas moins indéniable.
- Va avec elle, Waver ! J'ai quelques mots à échanger avec eux, après m'être occupé d'eux.
L'Esprit héroïque toisait avec un large sourire les autres mages et les autres Âmes héroïques. Adélaïde n'était pas rassurée par son sourire, qui ne reflétait aucune amicaliste bourrue. La bonne humeur du Héros s'était envolée dès qu'il s'était aperçu que les mages s'en étaient pris à son jeune ami. Waver hésitait, ses yeux sombres oscillant entre la Française et son suzerain. Nul doute que diplomatiquement, ce n'était pas le choix le plus préconisé, mais son roi avait pris sa décision. Le Britannique laissa échapper un sonore soupir émoussé par un mince sourire las, mais respectueux. Attrapant Adélaïde par la main et l'entraînant à sa suite, les deux jeunes gens se précipitèrent vers le portail. Ce n'était pas de gaîté de cœur qu'ils le faisaient, mais ils devaient lui et se faire confiance.
Après une profonde inspiration, l'adolescente prit son pied d'appel et bondit dans le portail magique, comme elle l'aurait fait pour une épreuve de saut en longueur, la main de Waver serrant la sienne. Une lueur pourpre auréolait le portail, en réponse à la magie dégagée par les sorts de pacte de Waver. Adélaïde se crispa alors qu'au moment où ils traversaient le portail, le sceau du pacte sur le dos de l'adolescente parut réagir avec l'énergie ambiante de la porte ensorcelée, l'or s'opposant à la pourpre. La chaîne où était attachée la clé d'or autour de son cou se révéla sur son haut, étincelante, brûlante.
Quelque chose clochait, elle en avait le sentiment ! Avant qu'elle ne puisse toutefois en aviser Waver, le portail s'était refermé derrière eux et ses circuits magiques protestèrent d'être autant sollicités.
Impuissants, les adolescents furent submergés par une magie ancienne, emportés dans son sillage.
