Ça y est, mon avance rédactionnelle n'est plus qu'un souvenir... Donc je ne sais pas quand sortira le prochain chapitre ! En attendant, bonnes vacances à tous !

Katymyny : Contente que ça t'ait plu ! "Nous laisser dans le noir" : vu le sujet du chapitre, ça tombait bien ^^ Eh oui, ce serait peut-être une bonne idée d'y réfléchir... Bonnes vacances à toi aussi (s'il n'est pas trop tard) !


Chapitre 9

Orphée et Eurydice

Les gros vers violets au goût de bouillon de légumes ne lui avaient pas donné d'hallucination, en fin de compte : l'escogriffe était bien réel, et il vivait là depuis suffisamment longtemps pour savoir ce qui était comestible et ce qui ne l'était pas. En plus, il parlait anglais, ce qui tombait drôlement bien.

Après avoir fait provision de bestioles appâtées grâce au sang d'Alifair, que l'escogriffe enferma dans une espèce de panier en joncs tressés de facture manifestement artisanale, ils reprirent leur chemin à travers les fondrières. Le barbu la conduisit ainsi jusqu'à son refuge, une cahute constituée d'un assemblage de compressions et couverte d'un toit de joncs. Dressé sur le flanc d'une éminence moussue, l'abri permettait de surveiller une portion des marécages tout en gardant les pieds au sec.

« Vous n'auriez pas une douche là-dedans, par hasard ? demanda Alifair en escaladant le dernier monticule boueux avant l'éminence proprement dite. Voire une baignoire à remous ? »

L'escogriffe émit un rire rauque mais ne répondit pas. À cet instant, une pensée inquiétante surgit dans l'esprit d'Alifair : et si ce type était tout aussi cannibale que les pseudo-insectes ? Après tout, il pouvait s'être lassé de se nourrir uniquement de vers de vase. N'était-elle pas en train de se diriger docilement vers l'abattoir ?

Elle hésitait entre continuer à le suivre et l'assommer avant de se carapater avec la bouffe quand une silhouette se faufila par la porte basse de l'abri. L'escogriffe émit un sifflement aigu auquel la silhouette répondit par un signe de la main tout en se redressant pour les accueillir.

« Elle, c'est Eurydice, la présenta l'escogriffe. Enfin, c'est comme ça que je l'appelle. »

Eurydice était muette, expliqua-t-il brièvement, aussi ne savait-il rien d'elle. Au début de leur rencontre, il lui avait suggéré d'écrire son nom en traçant les lettres avec de la boue, sans obtenir aucune réaction de sa part. Son pseudonyme devait lui convenir.

« Pour une résidente de l'enfer, c'est plutôt bien choisi, reconnut Alifair. Vous, c'est Orphée, c'est ça ?

– Si vous voulez, sourit l'escogriffe. En plus, il paraît que je chante plutôt bien. »

Il avait une belle voix grave, profonde, aussi le crut-elle sur parole.

Orphée et Eurydice étaient accoutrés l'un et l'autre d'un mélange de loques crasseuses qui devaient avoir été des vêtements, de joncs tressés et de peaux sans doute tannées par leurs soins avec plus ou moins de succès. Alifair nota que la tenue d'Eurydice paraissait nettement moins usée et moisie que celle de son compagnon. Eurydice elle-même présentait d'ailleurs un bien meilleur aspect que celui-ci : maigre, pâle et tout aussi égratignée, certes, mais avec des traits jeunes d'une finesse remarquable, de grands yeux bleus de biche et une chevelure gracieusement tressée. La dureté de l'existence avait beau avoir terni ses prunelles et fait virer au gris ses longs cheveux, Eurydice n'en était pas moins l'une des plus jolies filles qu'Alifair ait jamais vues. Tandis que la jeune femme disposait les gros vers morts sur la plaque de métal vert-jaune qui tenait lieu de seuil à leur masure, la Moldue se surprit à réfléchir au modèle de robe qui lui conviendrait le mieux.

« Allez pas croire que je reluque votre copine, glissa-t-elle cordialement à Orphée qui s'était assis à côté d'elle pour se reposer. Simple déformation professionnelle. »

Il ne réagit pas, trop épuisé sans doute par son expédition dans les marécages. Lui paraissait davantage usé par la rudesse de leurs conditions de vie ; il était plus âgé qu'Eurydice, supposa Alifair, ou il vivait là depuis plus longtemps. Il portait attachés ses longs cheveux noirs striés de blanc mais sa barbe touffue lui mangeait le visage, dissimulant ses joues qu'elle devinait creusées. Le coin de ses yeux sombres se plissa quand il s'aperçut qu'elle l'examinait.

« Pas très beau à voir, je sais. Vous n'auriez pas un rasoir, par hasard ? s'enquit-il en parodiant la question qu'elle lui avait posée un peu plus tôt. Voire un fauteuil de barbier ? »

Alifair afficha une moue de compassion tout en secouant la tête et il soupira avec fatalisme.

« Mais j'ai un miroir de poche, si vous voulez vérifier votre look », plaisanta-t-elle.

Orphée grimaça et Alifair constata qu'il semblait avoir de bonnes dents : c'était au moins ça. Entre temps, Eurydice s'était éclipsée elle ne savait où ; elle réapparut porteuse d'une cuvette remplie d'eau fraîche où ils se désaltérèrent à tour de rôle. Lorsqu'elle eut la cuvette entre les mains, Alifair s'aperçut qu'elle était faite d'une matière irisée qui ressemblait à de la nacre.

« Dites donc, c'est superbe ! » s'exclama-t-elle en admirant la façon dont le récipient reflétait l'éclat rougeâtre du soleil.

L'aspect lui en rappelait un peu la Conchavoix, de triste mémoire, sauf que la cuvette ne changeait pas de couleur quand on parlait.

« Même en enfer, on a parfois de belles surprises », commenta sobrement Orphée.

Il fit un clin d'œil à Eurydice qui lui répondit par un sourire. Cette fille avait vraiment un charme fou, se dit Alifair. Bien propre et correctement habillée, ce serait une quasi-déesse.

Une délicieuse odeur de grillé frappa alors ses narines.

« Quelqu'un fait un barbecue ? s'étonna-t-elle en humant l'air.

– Le dîner est servi », annonça Orphée.

Il fit un geste de la main en direction des vers, qui ressemblaient à présent à des saucisses bien cuites quoique toujours violettes.

« Ce métal est idéal pour faire sécher ou chauffer quelque chose, expliqua Orphée pendant que chacun se servait du bout des doigts pour ne pas se brûler. Il faut faire attention à ne rien y laisser trop longtemps sinon ça flambe. Surtout, évitez de vous y endormir. Ça m'est arrivé une fois et… Bref. Mes fesses s'en souviennent encore. »

Alifair vit Eurydice rire en silence derrière son dos.

« Ben ça, alors, fit-elle avec une moue admirative. Des cuvettes en nacre et du métal auto-chauffant : on n'est vraiment plus très loin de la baignoire à remous. Quel luxe ! »

Après les jours – les semaines ? – de disette qu'elle venait d'endurer, elle savourait cette abondance soudaine de nourriture et de compagnie avec un plaisir d'autant plus vif qu'Orphée ne lui avait pas menti : bien grillés, les gros vers de vase étaient encore meilleurs.

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« Le petit déjeuner est prêt ! »

Ron émergea du sommeil en bâillant. Un poids sur son estomac lui coupait l'appétit ; pourtant, ils avaient mangé léger, la veille…

« Ah non, Beatrice ! Pas sur les invités ! »

Interloqué, le jeune sorcier ouvrit les yeux juste à temps pour voir le poids quitter son ventre dans un envol de plumes rousses et force caquètements. Ron se redressa sur son séant en se frottant les yeux, sa tignasse aussi ébouriffée que le plumage de Beatrice.

« Désolé pour ce réveil, s'excusa Roman qui s'affairait derrière le comptoir de sa cuisine américaine. Elle s'est trop bien habituée à dormir sur le canapé. »

Ron haussa les épaules.

« C'est toujours mieux que des hurlements de goule ou Peeves, l'esprit frappeur de Poudlard, qui vous arrache vos couvertures.

– Tout de même, ce ne sont pas des manières, insista Roman à l'adresse de la poule qui picorait du grain près de sa confortable niche aménagée en poulailler et n'en avait que faire. Café au lait ? »

Ron réfléchit. Le matin, il buvait d'ordinaire du thé ou un café très allongé que les continentaux qualifiaient de « lavasse » ; de plus, il n'avait rien d'un aventurier culinaire. Mais bon, comme n'aurait pas dit Vous-savez-qui, on ne vivait qu'une fois, alors…

« Pourquoi pas ? »

Il quitta à regret le douillet canapé convertible et rejoignit Roman derrière le comptoir.

« Je peux te donner un coup de main ? » proposa Ron.

Après le succès de leur première mission commune, la familiarité était de mise. Roman lui montra le placard où était rangée la vaisselle.

« Tu peux mettre le couvert, si tu… »

Le chasseur s'interrompit soudain, une expression stupéfaite sur le visage tandis qu'il contemplait le pyjama de Ron. Le jeune sorcier lui retourna un regard perplexe, puis ses yeux s'arrondirent lorsqu'il remarqua à son tour le pyjama de Roman. Tous deux éclatèrent alors de rire.

« Ça, par exemple ! Tu es vraiment une célébrité ! » s'esclaffa le Hongrois.

En guise de haut de pyjama, Ron portait son propre T-shirt Indésirable intitulé « Pourfendeur du racisme », qu'Alifair lui avait offert en contrepartie de l'exploitation commerciale de son image – sur laquelle il touchait un pourcentage. Roman, lui, arborait le « Combattant de l'ombre » de Remus Lupin.

« Tu connaissais Remus ? s'étonna Ron en sortant du placard des tasses et des assiettes.

– Non, non, mais Alifair a pensé que ce T-shirt me ferait plaisir, répondit Roman, évasif.

– Tu connais Alifair ? Oh, mais oui ! se rappela soudain Ron. C'est vrai qu'elle est venue vous aider pour la chasse au loup-garou. »

Il commença à mettre le couvert tout en continuant à bavarder.

« Greyback… Quelle horreur, ce type ! Une vraie monstruosité ambulante ! Je me souviens, quand il nous a raflés, avec Harry et… Et avant ça… Tu sais qu'il a mordu mon frère ?

– Ah oui ? releva aussitôt Roman avec intérêt. Mais il va bien ?

– Oh oui, assura Ron d'un ton décontracté. Ce n'était pas la pleine lune, heureusement. Ni quand il a mordu Lavande Brown, mais elle a eu plus de mal à s'en remettre. Il avait visé la gorge, tu comprends… »

Roman laissa le jeune sorcier évoquer ses souvenirs de guerre jusqu'à ce qu'ils soient attablés devant une belle brioche rebondie, un assortiment de confitures et deux tasses de café fumant. Alors, le chasseur se racla la gorge et prit son courage à deux mains.

« Autant te le dire tout de suite, soupira-t-il, de toute façon tu ne tarderas pas à en entendre parler au travail… La raison pour laquelle Alifair m'a envoyé ce T-shirt, dit-il avec une lenteur prudente en scrutant le visage de l'auxiliaire, c'est que je suis moi-même un loup-garou. »

Ron ouvrit des yeux encore plus gros que quand il avait reconnu la photo de Lupin sur la poitrine de son collègue. En quelques mots, Roman évoqua sa participation à l'affaire Greyback et ce qui s'était produit le soir de sa conclusion.

« Nom d'un hippogriffe ! Tu n'as vraiment pas eu de chance, grimaça Ron.

– Sans Alifair et John, ç'aurait été bien pire », nuança Roman à mi-voix.

Il était soulagé de constater que son jeune invité ne manifestait ni inquiétude ni dégoût. Bien sûr, d'après ce qu'Alifair lui en avait dit, il savait que Remus Lupin avait été un sorcier respecté et estimé au sein de la résistance, apprécié de ses amis – il s'était même marié, un rêve que Roman ne s'autorisait plus – mais c'était toujours réconfortant de se voir accepté.

« Ce n'est pas un peu bizarre, un traqueur loup-garou ? remarqua alors Ron.

– Si, approuva Roman en découpant la brioche en tranches. Ça fait longtemps que j'espère voir retirer les loups-garous de notre liste de chasse, et… »

Il hésita une seconde, puis se jeta à l'eau.

« Pour tout te dire, je fais partie d'une association qui milite pour les droits des lycanthropes. »

Ron, qui venait d'enfourner une énorme part de brioche, ne put qu'ouvrir à nouveau de grands yeux. Il mastiqua un moment, déglutit, fit passer sa bouchée avec une gorgée de café et déclara enfin :

« Je ne savais pas qu'il existait des associations de défense des loups-garous.

– En fait, c'est moi qui l'ai fondée, avoua Roman, modeste. John n'était pas trop pour, mais Alifair pense que c'est une excellente idée. D'ailleurs elle m'a demandé si l'adhésion était réservée aux lycanthropes, confia-t-il avec un sourire.

– Ce qui n'étonnera personne, opina Ron. Et au travail, comment ça se passe ? Lupin avait dû démissionner de Poudlard quand ça s'était su, mais j'imagine qu'ici, c'est différent… »

Avant de répondre, Roman prit le temps d'étaler de la confiture de fraise sur sa tranche de brioche.

« Stoya m'a beaucoup soutenu, dit-il finalement. Et John aussi, à sa façon. Les autres… Disons que les réactions ont été contrastées mais ça va mieux, maintenant.

– Maintenant qu'ils ont compris que tu ne risquais pas de les mordre à chaque pleine lune ? Il n'y a aucun danger tant que le loup-garou prend la Tue-loup, les chasseurs du TNT sont bien placés pour le savoir, non ? releva Ron.

– Le savoir est une chose, tempéra Roman d'une voix douce. C'en est une autre de faire confiance à la personne pour prendre son traitement de façon sérieuse. Et puis je suppose qu'ils attendaient de voir si mon caractère avait changé… si j'allais devenir violent… Ce n'est pas n'importe quel loup-garou qui m'a mordu, tu sais… »

Les mutations que présentait le cadavre de Greyback n'avaient pas été rendues publiques, Ron n'en savait donc rien. En revanche, il avait assez connu le personnage pour comprendre la méfiance et la répulsion qu'il inspirait de son vivant. Plusieurs, au TNT, avaient craint de voir certaines de ses caractéristiques les plus épouvantables se manifester chez leur malheureux collègue, Roman le devinait sans qu'ils lui en aient rien dit. Il ne pouvait les blâmer d'avoir gardé leurs distances jusqu'à ce que les piques sarcastiques de John les forcent à revoir leur propre conduite.

« Je pense qu'ils sont rassurés de savoir que je prends la fameuse Tue-loup d'Alifair Blake, reprit-il d'un ton joyeux pour dissiper le nuage noir qui s'était formé au-dessus de la table du petit déjeuner. C'est qu'elle commence à être connue à l'international, cette potion…

– Wouah ! fit Ron, impressionné. Il paraît que Sainte-Mangouste lui a signé un contrat d'exclusivité pour la Tue-loup. C'est elle qui te l'envoie ?

– Non, John me la prépare d'après la recette personnalisée d'Alifair, précisa Roman. Je ne suis pas assez doué en potions pour m'y risquer moi-même.

– Lui, par contre, il doit être plutôt bon, remarqua Ron.

– Plutôt, confirma Roman. Écoute, très peu de gens au TNT sont au courant pour l'association et… Enfin, je ne voudrais pas relancer ce genre de conversation maintenant que la tension est retombée, alors…

– Compris, assura Ron en faisant le geste de fermer ses lèvres à clé.

– John dit que, si elle l'apprenait, Tammy en avorterait d'angoisse, dit Roman avec un sourire indulgent, mais je suis sûr qu'il exagère…

– Ça a l'air d'être un drôle de plaisantin, ce type-là, ironisa Ron. Je le verrai au bureau lundi ?

– Non, il est en déplacement. »

Roman n'entra pas dans les détails : ses propres collègues ignoraient la teneur de la mission que John était parti remplir à l'étranger.

« Ça me fait penser qu'il faut que j'aille nourrir son chat, enchaîna-t-il comme si de rien n'était. Je te proposerais bien de m'accompagner mais John est quelqu'un de… Disons qu'il n'aimerait sans doute pas que des inconnus entrent chez lui en son absence, tu comprends ? »

Ron ne s'en formalisa pas : finir la brioche l'intéressait bien plus qu'aller nourrir un chat.

« Tu as prévu quelque chose pour ce week-end ? voulut savoir Roman. Tu comptes visiter un peu la ville ?

– Oui, chans doute, répondit le jeune sorcier la bouche pleine. Mais gné wien pwévu de pwéchis.

– Si tu attends que je revienne de chez John, je te ferai faire le tour des principales curiosités, proposa Roman. Et ensuite, tu pourras me donner un coup de main. »

Ron termina sa tasse de café.

« Un coup de main pour quoi ? »

Roman sourit d'un air mystérieux.

« On est samedi, annonça-t-il. Et le samedi, c'est pâtisserie ! »

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Ça faisait longtemps qu'Alifair n'avait pas passé une aussi bonne nuit de sommeil. Enfin, nuit, il fallait le dire vite : les habitants de l'abri en bordure des marécages n'avaient aucun moyen de contraindre le pseudo-soleil à se coucher pour de bon. Mais l'intérieur de leur cahute offrait une pénombre confortable et une étanchéité bien suffisante – du moins, tant qu'il ne pleuvait pas. Orphée ramassa sur les flancs de l'éminence assez de mousse bleue pour fabriquer une troisième couchette à l'odeur de vanille sur laquelle Eurydice étendit une couverture en pseudo-laine orange, une matière pelucheuse mais plutôt douillette.

« Comment vous savez que c'est l'heure de se coucher ? interrogea Alifair.

– Grâce aux radiateurs », répondit Orphée dans un sourire.

Intriguée, Alifair observa Eurydice qui revenait de l'extérieur chargée d'une seconde cuvette en nacre remplie de petites plaques vert-jaune très semblables à la pierre de seuil de la cabane. Les mains protégées par des lambeaux de tissu roussi, Orphée disposa les plaques le long de la paroi en pseudo-rochers enduits de boue mauve séchée pour en boucher les interstices. Très vite, une agréable chaleur se répandit dans l'habitation.

« On les laisse dehors toute la journée, expliqua-t-il. Les plaques emmagasinent la chaleur du soleil. Quand on veut se mettre au chaud, on en rentre une partie. Ne vous couchez pas trop près ou votre matelas risque de prendre feu. »

Tirer ainsi parti des richesses insolites du milieu naturel était très ingénieux, estima Alifair ; néanmoins…

« Vous n'avez pas peur qu'un pseudo-métal aussi bizarre soit radioactif ? » s'inquiéta-t-elle.

Leur absence de réaction lui mit la puce à l'oreille, mais Alifair s'aperçut qu'elle était trop fatiguée pour tenir une longue conversation. Elle retira son manteau et ses chaussures avec un profond soupir d'aise avant de se glisser sous la couverture, ferma les yeux et s'endormit sans même avoir le temps de leur souhaiter bonne nuit, tandis qu'Eurydice tirait devant l'ouverture une porte en jonc tressé qui repoussa à l'extérieur la faible lumière du pseudo-soleil.

Le lendemain – façon de parler – Alifair se réveilla seule dans la cabane. Elle se faufila à l'extérieur et trouva Eurydice assise près du seuil, occupée à démêler ses longs cheveux à l'aide de ses doigts. La jeune femme leva la tête en l'entendant sortir et la considéra d'un air timide, presque méfiant. Elle n'était peut-être pas ravie que son compagnon ait ramené une autre femme sous leur toit, songea soudain Alifair.

« Où est Orphée ? » risqua-t-elle, mal à l'aise devant l'attitude réservée d'Eurydice.

Celle-ci hésita puis, lentement, elle tendit la main en direction des marécages en contrebas. Fronçant les sourcils, Alifair y distingua une haute silhouette qui semblait courir après quelque chose : le petit déjeuner, sans doute.

« C'est un chouette petit bed and breakfast que vous avez, mine de rien », déclara-t-elle pour meubler l'inconfortable silence.

Eurydice n'eut pas le moindre sourire. Il fallait reconnaître que la plaisanterie n'était pas terrible. Et puis, peut-être la jeune femme ne comprenait-elle qu'imparfaitement l'anglais ? Elle était en tout cas si craintive qu'elle osait à peine regarder Alifair autrement que du coin de l'œil. En la voyant se débattre avec sa chevelure, celle-ci eut une idée.

« Attendez une minute », dit-elle en disparaissant dans la cahute.

Un instant plus tard, elle était de retour avec le peigne et le miroir qu'elle gardait dans les poches de son manteau – ça faisait longtemps qu'elle avait bazardé son encombrant sac à main. Quand elle lui tendit les accessoires, le visage d'Eurydice afficha une expression d'émerveillement incrédule.

« Allez-y, ils ne vont pas vous mordre », dit Alifair d'un ton engageant.

Elle n'était pas sûre que la jeune femme avait compris ses mots, mais le sourire qui les accompagnait, assurément. Eurydice tendit une main timide vers le peigne tandis qu'Alifair élevait le miroir devant son visage. Lorsqu'elle aperçut son reflet, le front de la jeune femme se plissa ; elle passa le doigt sur l'une des zébrures rouges qui marquaient ses joues, et Alifair se mordit la lèvre en comprenant qu'elle avait fait une gaffe. La tristesse qu'exprimait à présent le visage d'Eurydice était à fendre le cœur.

« Faites pas cette tête, mon ange, je suis sûre qu'on peut arranger ça… »

En définitive, ce fut Alifair qui la coiffa ; elle effaça à l'eau claire la plupart de ses égratignures et, à l'aide de son rouge à lèvres, rendit un peu de couleur à ses joues trop pâles.

« Et voilà ! s'écria-t-elle d'un ton triomphant en lui tendant à nouveau le miroir. Regardez comme vous êtes jolie ! »

Jolie, elle l'était indubitablement, surtout avec le sourire ravi qui illuminait ses traits. Son expression de bonheur avait quelque chose d'enfantin, d'attendrissant.

« Eh ben, vous voyez, marmonna Alifair pour modérer l'élan presque maternel que la joie candide d'Eurydice faisait naître chez elle. Moi non plus, je ne mords pas. »

Toujours souriante, la jeune femme lui prit le peigne des mains en lui faisant signe de se retourner.

« Oh, heu…, hésita Alifair qui avait compris l'intention d'Eurydice. Mes cheveux sont loin d'être aussi soyeux que les vôtres et je n'ai pas fait de shampoing depuis une éternité, alors merci mais je préfère décliner la proposition… »

Toute muette qu'elle fût, Eurydice savait se montrer expressive ; quand elle vous faisait ses grands yeux implorants, il ne servait à rien d'essayer de résister, découvrit Alifair. Sa seule consolation, tandis que le peigne s'attaquait aux innombrables nœuds qui parsemaient sa tignasse, c'était de savoir qu'à son retour, Orphée ne manquerait pas d'y passer, lui aussi. Et lui, en plus, il avait une barbe.

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« Eh bien, si ces terroristes espéraient porter un coup fatal à la réforme, ils en sont pour leurs frais ! » déclara F. F. Osborne avec enthousiasme.

Il était rentré fort satisfait de la dernière réunion en date de la commission à l'émancipation. Confortablement installé dans le coquet living-room de son coquet cottage à la campagne, le chercheur dégustait un petit en-cas préparé par son secrétaire : thé, scones et sandwiches au concombre. Osborne adorait jouer à l'Anglais, et Pip, bien que gallois lui-même, ne voyait pas d'inconvénient à lui prêter la main.

« Le Ministre est donc décidé à poursuivre ? interrogea le sorcier en beurrant un scone.

– Plus que jamais ! confirma Osborne. Le secrétaire d'État à l'égalité ainsi que notre chère commissaire sont sur la même longueur d'onde, comme diraient les Moldus. »

Songeur, Pip regarda son patron agrémenter sa tasse de thé d'un nuage de crème liquide. À l'en croire, la commissaire Crickey restait plus que réservée quant au bien-fondé de la libération des elfes, ce qui ne l'empêchait pas de maintenir le cap défini par le Ministre : l'habitude de l'obéissance, sans doute. Ce ne devait pas être facile tous les jours, cela dit.

« La phase de communication publique du contenu du rapport est à présent terminée, lui apprit Osborne. Le secrétariat d'État va maintenant travailler à l'élaboration d'un projet de loi qui devrait être présenté au Parlement en début d'année prochaine. »

Voilà qui promettait une rentrée mouvementée, se dit Pip en sirotant son thé. Déjà qu'à l'annonce de cette nouvelle étape du processus législatif, la fin d'année risquait d'être plutôt tendue…

« Le moment ne semble guère propice, remarqua-t-il, ses longues jambes étirées près du feu. L'opinion publique attend de pied ferme des éclaircissements sur cette histoire de consultants étrangers recrutés secrètement et payés avec l'argent du contribuable. Je doute qu'elle apprécie de recevoir, à la place, la confirmation que notre bien-aimé mais audacieux Ministre nous prépare une nouvelle révolution… »

Osborne était en train de grignoter un sandwich qui répandait des miettes sur son blazer bleu marine ; il prit le temps de s'épousseter soigneusement avant de répondre.

« Vous êtes décidément trop pessimiste, mon jeune ami. Déjà, lorsque la loi sur la protection de l'enfance était discutée au Parlement, vous prédisiez l'apocalypse… et tout s'est finalement bien passé.

– Nous étions alors en septembre, docteur, rappela Pip en levant l'index. Le moment idéal pour faire voter la chose : la moitié des députés ne pensait alors qu'à la rentrée scolaire de leur progéniture, et l'opinion publique se souciait du bien-être de nos chères têtes blondes puisque celles-ci faisaient déjà l'actualité. C'était, je dois le reconnaître, une habile manœuvre, mais pour ce qui nous concerne à présent… À la rigueur, si l'émancipation générale était décrétée à Noël, période de concorde entre toutes, pourrait voir le jour un bel élan de fraternité inter-espèces, réfléchit-il tout haut. Mais en janvier ou février, alors que tous les propriétaires d'elfes comptent sur leurs serviteurs pour leur procurer repas chauds, feux ronflants et lits douillets… Non, ça ne marchera jamais.

– Eh bien, nous verrons, mon garçon, nous verrons. »

L'elfe et le sorcier restèrent un moment silencieux, écoutant le crépitement des flammes dans la cheminée de pierre et le vent qui, dehors, faisait frissonner les arbres nus. Pip était tout de même curieux de voir quelles propositions concrètes allait amener le projet de loi, et combien passeraient sans être retoquées la double relecture des Chambres. Pas beaucoup, assurément. Nul doute que, sous peu, les bookmakers ouvriraient des paris sur la question. Pip se laisserait peut-être tenter, s'il était encore dans les parages…

« Puisque le travail de la commission est terminé, est-ce que nous rentrerons bientôt, docteur ? » se renseigna-t-il.

Il s'attendait presque à ce qu'Osborne lui annonce qu'il n'avait pas besoin d'un secrétaire particulier pour retraverser l'Atlantique et qu'il était donc dès à présent congédié, ou le serait sous peu ; mais le docteur était trop brave elfe pour lui faire un coup pareil. Et le petit sourire au coin de ses lèvres laissait présager une réponse inattendue.

« Ma foi…, déclara lentement Osborne, ménageant le suspense. Ayant participé de près à la première étape de ce processus, je suis naturellement désireux de savoir comment les choses vont tourner… Et, bien sûr, l'historien de l'émancipation des elfes que je suis ne peut qu'être fasciné par la perspective d'assister au déroulement de ce phénomène…

– Alors, nous restons ? » devina Pip.

L'elfe opina de la tête.

« Oh oui, mon jeune ami, nous restons. Et, croyez-moi, nous allons avoir beaucoup à faire. »

Pip, qui se voyait déjà profiter de longues plages de temps libre entrecoupées çà et là de séances de cuisine et de travaux ménagers, lui lança un regard interrogateur.

« Mais oui ! confirma Osborne d'un ton joyeux. Jusqu'à présent, mon activité consistait à apporter un éclairage scientifique et historique aux travaux de la commission, et à participer à la vulgarisation auprès de la communauté magique. Désormais, je compte mettre à profit ma présence sur la terre d'origine des elfes pour me pencher sur une question fondamentale. Une question qui intéresse jusqu'au Ministre, sachez-le, et dont la réponse, si je la découvre, ne pourra qu'enrichir le débat public. »

Pip haussa les sourcils : ça ne ressemblait pas à son employeur de se vanter ainsi. Tant d'enthousiasme ne lui disait rien qui vaille.

« Et quelle est-elle, cette question, docteur ? » demanda-t-il, curieux malgré lui.

Osborne sourit franchement, ravi par les perspectives de recherche qui s'ouvraient devant lui.

« Quand, comment et pourquoi les elfes sont-ils devenus esclaves ? » énonça-t-il avec emphase.

Stupéfait, Pip papillonna des yeux puis les ouvrit tout grands.

« Parce que vous pensez qu'ils ne l'ont pas toujours été ? »