Mon plus gros secret, ce ne sont pas ces rêves. Non. C'est la boîte. Une boîte à outils qui appartenait à mon père, avant qu'il ne mette les voiles il y a de cela quatre ans, sans un mot pour moi. J'avais treize ans quand mes parents ont divorcé. Il lui arrive de me passer un coup de fil, mais nous n'avons pas grand chose à nous dire, la distance entre nous est comme un fil que l'on tend, encore et encore, au fil des années, et qu'aucun de nous n'ose lâcher. Je ne l'ai revu que quelques fois, c'est toujours aussi gênant même si ça me fait chaud au cœur. Il habite à Seattle avec sa nouvelle copine. Et vous savez quoi ? Je ne lui en veux même pas, il a le droit d'être heureux, contrairement à ma mère qui rouspète à son sujet dès qu'elle a une occasion pour le dénigrer. Le pire, je crois que c'est quand elle fait comme s'il n'existait pas, comme s'il n'avait jamais existé, comme si notre vie à quatre, moi, Lynn, papa et elle n'avait jamais existé. La perte de ma petite sœur, au lieu de les unir et de créer un lien indestructible entre eux, à éloigné mes parents. Pendant des mois, ils se rejetaient la faute l'un sur l'autre, se jetaient des objets au visage et se hurlaient des paroles blessantes : « C'est ta faute, depuis quand on laisse deux enfants sortir seuls ?! » « C'est la tienne, tu n'étais jamais là ! Il faut surveiller Kim, il ne faut plus qu'elle sorte ». Alors que c'était ma faute. Ma faute. C'est moi qui tenais la main de Lynn alors que nous nous baladions sur la plage, émettant quelques rires tandis que les vagues caressaient nos minuscules pieds. C'est moi qui ai lâché sa main. C'est de ma faute si elle s'est perdue. C'est de ma faute si elle est morte.

La boîte, cachée sous mon lit, me rassure. Comme lorsque je compartimente mes émotions au creux de ma personne. J'ai rapidement pris l'habitude d'y glisser des choses auxquelles je tenais, comme mon premier A en algèbre, une photo de mon père ou la carte postale d'une correspondante étrangère, une italienne, que j'ai eu au collège. Puis, il y a eu mon béguin pour Jared, et je meurs de honte de l'admettre mais il est devenu le thème de la boîte. Je ne le harcèle pas, je le jure, mais il faut dire que tous les éléments matériels que je possède à son sujet sont réunis dans cette boite : toutes mes photos de classe où il se trouve, sa copie d'histoire que le professeur m'a rendu par erreur la semaine dernière, le stylo que Jared m'a rendu l'autre jour et un carnet plein de gribouillages et de niaiseries comme « Jared et Kim » entremêlés ensemble ou « Kim Cameron » ... Et d'autres babioles que je ne préfère pas décrire, même si j'y tiens énormément. C'est ridicule, c'est fou, j'ai envie de mettre ma tête dans mon oreiller et de hurler à l'idée que quelqu'un le découvre et même à l'idée que quelqu'un soit assez dingue pour faire ce genre de trucs. Est-ce possible de trouver ça mignon ? Non ? D'accord, c'est simplement gênant. Mais je n'ai pas pu m'en empêcher ! Ça rend ce que je ressens réel. Ça le rend palpable. Le fait de n'avoir personne à qui en parler, à part ma psychologue, n'aide pas. D'ailleurs, je déteste ce mot « béguin », même si ... C'en est un. Encore un secret honteux, à croire que je n'ai que des choses à cacher.

*

Notre maison était particulièrement banale, pour la Push. Une petite demeure rougeâtre, sans étage, avec un rez-de-jardin dont la pelouse était en piteux état. Ce n'est pas la seule chose qui déconne ici, il y a aussi la lampe dans la cave qu'on a jamais remplacé par une neuve et la boîte aux lettres cassée. Le travail de bureau de ma mère à Forks n'est pas si prenant, mais elle est trop occupée à prendre soin de moi pour prêter attention à ce genre de choses. Évidement, je ne me plains pas, ce serait faire preuve d'ingratitude, j'ai de la chance d'avoir quelqu'un d'aussi présent pour me protéger de la dangerosité du monde. Mais je remarque que je peux tout à fait me faire à manger, étudier sans qu'elle ne s'assoit devant moi pour me surveiller, dormir seule sans qu'elle ne vienne vérifier si je respire encore comme on le fait avec un nourrisson, et ouvrir la porte si un livreur sonne. Ma mère préfère se charger de tout cela. Pour en revenir à la pelouse, les voisins doivent nous prendre comme mauvaise exemple. Ils ont déjà assez jaser quand mon père est parti. C'est comme ça, ici, quand tout le monde se connaît. Les bons côtés sont que les membres d'une communauté prennent soin les uns des autres, qu'on se salue avec un charmant sourire, mais le mauvais côté est cette tendance à se mêler de la vie d'autrui. Les rumeurs fusent constamment, contrairement à ce que les habitants de Forks doivent penser au sujet de la paisible et pauvre réserve Quileute.

- Mais allez dis le lui, dis le lui que tu l'aimes ! Je m'exclame d'une voix forte devant l'écran de télévision, occupée à regarder une énième comédie romantique assise sur le canapé du salon avec une part de pizza en ce samedi soir. Je l'ai faite moi-même, elle est un peu cramée sur les côtés, mais j'apprends.

Une dizaine de jours s'était écoulée depuis le départ de ma mère pour l'Horegon, chez grand mère Lynn, dont ma sœur tenait son prénom. Et surtout, cela faisait dix jours depuis la dernière fois que j'avais croisé Jared. Il ne venait plus en classe, et pas seulement en histoire, mais dans la plupart des cours. Je n'avais aucun moyen de savoir où il se trouvait. Je pourrais peut être en parler avec certains de ses amis, surtout pas Paul évidement, il me terrifie. Puis sa mère connaît la mienne donc je pourrais ... Non. Tu vas avoir l'air folle et intrusive. Nous ne sommes même pas amis tous les deux. Qu'est-ce qu'il me manque, il y a certains jours où je ne sais même pas pourquoi je me lève le matin en sachant que je ne le verrais pas. Il y en a d'autres où, moi qui préfère ne pas regarder autrui dans les yeux, je scrute tous les élèves du regard dans l'espoir de le croiser. Il n'a pas déménagé, ses parents sont encore là. Ils ne sont pas inquiets ? Ils le laissent sécher ? Et s'il avait disparu, lui aussi ? Et si Jared avait été enlevé ? Cette idée me tord l'estomac et je laisse la part de pizza retomber dans mon assiette. Je sais qu'il est ami avec Sam Uley, un garçon de dix neuf ans qui, après l'obtention de son diplôme, est resté vivre à la Push avec sa mère. Il a les cheveux coupés courts et on raconte qu'il prend des stéroïdes. Il fait partie de ce que ma mère aime appeler « la racaille ». Il n'a pourtant pas l'air si mauvais, même s'il fait pas mal parler de lui dans le coin. On raconte que c'est lui qui a retrouvé la fille du Shérif, qui a disparu de longues heures, dans les bois. Heureusement qu'il existe des personnes courageuses telle que lui. Malheureusement, ça n'empêche pas des accidents d'arriver, nous restons des êtres vulnérables dans un univers hostile. Emily Young, la cousine des Clearwater, une autre famille de la réserve, a été attaqué l'autre jour. Par un ours, de ce qu'on raconte. Je n'ai croisé cette fille qu'une fois ou deux, cet été. Elle vient de la réserve Makah et rendait visite à ses cousins. Son sublime visage reste gravé dans ma mémoire. Elle est vivante et c'est tout ce qui compte.

Les avertissements de ma mère résonnent dans ma tête « Le monde est dangereux. », « Les gens sont mal intentionnés », « Restes à l'intérieur et sois sage ». Je vais de ce pas vérifier si j'ai bien fermé toutes les fenêtres et les portes à clé.

*

« Chère Jared,

Tu me connais pas. Je crois que tu connais mon prénom ou qu'en cherchant au fond de ta mémoire, tu as connaissance de mon existence, enfin je l'espère. J'espère aussi que tu te portes bien, que ta vie est belle, que t'es parents s'aiment et t'aiment, que tu t'amuses et que tu vivras d'extraordinaires expériences. Pour être honnête, je ne me souviens pas de notre première rencontre. Ça s'est construit petit à petit, comme une évidence, aussi claire que l'eau qui jaillit d'une fontaine ou le soleil qui se lève pour remplacer le paysage nocturne. Le fait de ne pas me remémorer la première fois où je t'ai vu n'enlève rien à ce que je peux ressentir pour toi. Je t'aime Jared, sincèrement. Je sais que nous n'avons que seize ans, que je te connais pas, mais je sais que ta couleur préféré n'en est pas une puisque c'est le noir, que tu étais le meilleur de l'équipe de basket au collège, et que tu adores faire des paris que tu gagnes la plupart du temps. Tu adores la compétition alors que je déteste ça. Tu es nonchalant, libre, et tu as l'air d'avoir si confiance en toi. Tu ne dépends de personne, ça se voit à ta manière de te tenir, de gérer les choses seul, tout en maintenant un lien avec ceux qui t'entourent. Tu es quelqu'un de bien, de sain. Tu es tout ce que j'aimerais être. Je désire que mon corps se fonde dans le tien, que tu me prennes la main, qu'une de mes blagues soit la raison de ton rire, être la seule fille à qui tu lances tes plaisanteries douteuses comme tu as tendance à le faire, que tu me fasses découvrir tout ce qui te plaît, que tu aimes ou que tu te moques de mes habits peu importe, que tu me regardes. Par ce que la moindre de nos interactions, le moindre de nos contacts, me brûle et me fait me sentir plus vivante que je ne l'ai jamais été. Si je devais donner un visage à l'amour, ce serait le tiens. Je voudrais être la dernière chose à laquelle tu penses en te couchant, la première qui te vient à l'esprit en te réveillant, celle à qui tu peux tout dire sans avoir la peur d'être jugé. Car je ne souhaite rien d'autre que d'être tout ça à ton égard. Ça m'empêche de dormir, de manger, d'être attentive en classe et c'est terriblement excitant. Ça me donne envie de vivre et ça m'empêche de vivre à la fois. Tu ne dois pas te douter une seule seconde de tout le pouvoir que tu as sur moi. De cette emprise sur ma vie. Quand je me retrouve en ta présence, les choses sont à leur place, elles trouvent du sens. Je me sens inexorablement attirée par toi. Tu es le plus beau garçon que j'ai vu de ma vie. Ce que je ressens est dévastateur, si grand que ça me dépasse et j'ai peur que ça ne me dévore. J'ai peur par ce que je sais bien que tu ne m'aimes pas. Tu en as parfaitement le droit. J'ai de la chance de ressentir ce que je ressens, mais je voudrais tant que ce soit partagé. Je t'aime. Je t'aime. Je t'aime.

Avec tout mon amour, que je te laisse dans cette lettre,

Kim Evans. »

J'ai suivi les conseils du Docteur Lopez, et il est vrai que c'est apaisant. Je me sens comme déchargée de cette émotion. Écrire permet de rationaliser, de comprendre, de mettre des mots sur une situation qui nous semble aussi emmêlée que le plus gros noeud du monde. Même si mes sentiments n'ont aucun sens, tant ils sont lourds et dévastateurs. Il me faut plusieurs minutes pour me décider à jeter la lettre dans les flammes. Elles se consument et avalent en quelques secondes mes mots ardents pour les faire disparaître en une symbiose orangée. Un jour, je me séparerais de la boîte, comme je l'ai fait avec la lettre. Il me faut juste encore un peu de temps. Je ne suis pas prête, mais il faudra que je m'y résigne un jour. Papa ne reviendra pas, Jared a sa vie, et il faut que je vive la mienne.

Si ça fait du bien, alors pourquoi cette larme coule le long de ma joue ?


J'adore écrire cette histoire, j'espère pouvoir maintenir ce rythme de publication. Si vous saviez, j'ai tellement d'idées. C'est comme si les personnages vivaient dans ma tête, à la manière d'un film dont les scènes se succèdent, elles s'imposent à moi. Que pensez vous de la lettre de Kim ? De sa décision de cesser de s'inventer une possible romance avec Jared ? Je sais qu'elle est très solitaire et qu'en tant que narratrice l'histoire est plutôt ennuyeuse pour l'instant mais j'ai si hâte qu'elle évolue et découvre la meute ! Je trouve que dans la relation de Kim et sa mère il y a une vibe très Raiponce. J'essaie de ne pas trop me prendre la tête sur mon écriture, étant donné le rythme de publication. N'hésitez pas à donner vos avis ! Le prochain chapitre se nomme « L'imprégnation », et il sera du point de vue de Jared. Bonne lecture.