Chapitre 4 – Silence
Abelt bouda les différents plats qu'elle lui proposa, jusqu'au moment où mécontent qu'on ne le considère pas, son estomac gronda sa désapprobation. La femme eut toutes les peines du monde à lui cacher combien cela l'amusait, et partit s'installer sur une banquette un peu plus loin lorsqu'elle comprit qu'il la trouvait envahissante.
L'homme finit par avaler quelques fruits, ayant rarement aussi bien mangé depuis qu'il avait fui Gamilas. A son retour, il avait dû cuisiner seul, et dire qu'il n'était pas à l'aise avec les fourneaux était un doux euphémisme.
Lorsque sa faim fut tarie, il jeta un coup d'œil sur la droite. Son hôte était absorbée par les mots qu'elle tapait sur le clavier d'une tablette. Quel âge avait-elle ? Vingt-cinq, trente ans ? Il peinait à le discerner, la douceur de ses traits d'autant plus brouillée par son maquillage.
Cette pensée instilla le doute dans l'esprit d'Abelt, qui frotta sa pommette du bout de son gant. Son propre mascara avait dû s'effriter, s'il n'avait pas coulé durant le voyage.
Il devait avoir une mine affreuse …
- Tu as fini ?
Elle avait surgi à sa gauche. Dans un sursaut, il attrapa un couteau, et aurait été prêt à s'en servir. Réalisant son réflexe, l'homme fut traversé par un terrible frisson.
Par le passé, il aurait fait exécuter un prisonnier pour moins que ça.
Pourtant, elle se contenta de sourire, et ramena doucement sa main dans une position moins menaçante. Il lâcha l'arme, s'attendant à ce qu'elle lui reproche son geste.
- Je crois que tu as besoin de repos ; une chambre est prête, si tu veux.
Perdu, Abelt ne bougea pas ; lorsqu'elle lui fit signe de la suivre, il finit par obéir, préférant ne pas déroger à ses caprices. Il avait lui-même eu certaines lubies, pendant qu'il régnait ; il valait mieux ne pas faire de vagues et suivre ses directives.
Elle le conduisit à travers des couloirs chargés de peintures qu'il n'eut pas le loisir de contempler. A l'aide d'une clef, elle déverrouilla une porte, et l'invita à entrer.
- J'espère que cela te conviendra ; tout ici est à ta disposition. N'hésite pas à demander si tu as besoin de quoi que ce soit.
Notant qu'une des fleurs dans le vase qu'elle avait réclamé n'était pas droite, elle rajusta elle-même cet écart. Abelt détailla la pièce du regard, consterné par les formes du mobilier bolarien.
Iosevka laissa la clef à côté des fleurs, et lui indiqua les différentes pièces de l'appartement.
- L'escalier juste ici mène au sauna, et il y a un garde auquel tu peux demander de quoi manger juste devant ta porte. Est-ce que je peux faire quelque chose d'autre ?
Il secoua la tête, plongé dans un mutisme anxieux. Dansant d'un pied sur l'autre, la régente hésita à insister, mais devant l'air absent de son prisonnier, elle se ravisa. Iosevka jeta un coup d'œil sur le côté, avant de lui faire signe de s'approcher pour lui glisser quelque chose à l'oreille. Dubitatif, Abelt se pencha vers elle.
La femme se hissa sur les pointes pour poser un baiser sur sa joue.
Elle recula en riant, puis s'esquiva comme une voleuse, non sans lui adresser un clin d'œil :
- Bonne nuit !
Les portes se refermèrent derrière elle sans lui laisser l'occasion de la retenir. Il ne l'aurait pas fait, de toute façon. Ses mains tremblaient et lorsqu'un hoquet d'angoisse lui échappa, il plaqua une paume sur son visage pour taire la sincérité de cette réaction.
Ce n'était pas le moment. Le contraste avec le traitement qu'il avait reçu jusqu'ici le tétanisait. Etait-ce normal ? Pourquoi le tutoyait-elle ? Pourquoi se permettait-elle de le toucher ainsi ? Pourquoi ne la dégoûtait-il pas, lui que son propre peuple regardait comme un paria ?
Un rire nerveux et rauque le secoua. Où avait-il atterri, bon sang ?
