Ce n'était, jusqu'ici, pas une si mauvaise journée pour Marco. Les festivités s'étaient finies quelques heures plus tôt. Ne trouvant pas sommeil, il profitait alors du calme de la nuit pour réviser l'un de ses documents.
C'est alors qu'il se fit brutalement tirer du rapport de l'armurerie sur lesquels il travaillait par un appel de terreur de l'un des gardes. Feu sur le pont, criait-il. L'alarme d'urgence se déclencha une seconde après, son cri strident réveillant tout le bateau. C'était du sérieux, et Marco se leva immédiatement.
Il fut l'un des plus rapides, grâce à son absence de sommeil qui le rendait directement alerte. Ses pieds le guidèrent jusqu'au pont en un temps record et dès qu'il eût de la place, ses ailes jaillirent, le projetant vers le cercle enflammé qui illuminait tout le navire comme en plein jour.
Une poignée de pirates étaient déjà assemblés autour sans savoir quoi faire, bloqués par le mur de flammes. Marco reconnut sans mal l'œuvre d'Ace. Pourquoi ? Que se passait-il ? Son cœur se serra d'un mauvais pressentiment.
Un seul battement d'ailes suffit à le faire planer au dessus du feu.
Son sang s'est glacé.
Ace battait furieusement Teach au sol. Quelques pas plus loin, Thatch était effondré sur le plancher, une tâche de sang s'élargissant dans son dos. Ace venait de...
Il piqua. Les ailes de Marco se retransformèrent en bras pendant sa chute, laissant seulement ses jambes sous forme animale. Il percuta violement le jeune en lui tombant dessus.
Une de ses serres s'enroula autour du cou de l'ennemi tandis que l'autre se leva, menaçante, prête à poignarder son visage.
Une voix enragée dans son esprit, née de sa terreur, lui criait de le faire. Défigurer sa face, crever ses yeux, arracher cette gorge dont il sentait battre le poul contre sa poigne. Ce traître avait attaqué peut-être tué deux de ses frères. Il devait payer.
Mais d'un coup, toutes les flammes avaient disparu. Ace ne combattait pas, ne regardant même pas Marco au dessus de lui. Tête tournée, il fixait un point à sa gauche.
-Thatch...
Ses yeux croisèrent ceux du phénix qui cru y lire de la peur.
Les membre de l'équipage s'étaient attroupés maintenant que les flammes ne les bloquaient plus. Ils commencèrent à chuchoter. Des infirmiers s'agenouillaient déjà auprès des deux à terre. Ses nakamas. Sa priorité absolue.
La plupart des commandants étaient arrivés, sous le choc. Tout simplement impuissants face à la situation. Marco inspira et expira, retenant la panique qui menaçait de monter. Oyaji n'était pas là, l'équipage avait besoin qu'il reste fort et lucide. Il parcourut rapidement les commandants du regard avant de s'arrêter sur l'épéiste.
-Vista. Surveille-le, je vais soigner Thatch. S'il essaye de fuir, tue-le. Jiru, récupère des menottes en granit marin.
Son ton froid donnait les ordres sans une once de pitié. L'homme à moustache hocha gravement la tête, prennant sa place et dégainant son épée pour en appuyer la pointe contre le cou du jeune.
Ace était figé, sentant l'épée couverte de haki pressée contre sa gorge. Il soupçonnait qu'une inspiration un peu trop forte suffirait à perçer sa peau. Son cerveau pensait au ralenti, n'arrivant pas à comprendre les évènements de la soirée.
Une trahison. Et il était accusé.
Il y eut un cri d'horreur et Ace tourna les yeux pour voir Izou, pétrifié, horrifié. Le voir ainsi frappa douloureusement Ace. Il disparut de son champ de vision vers sa gauche. Vers Thatch.
Vista tenait son épée d'un air aussi glacial que sa lame. Les commandants regardaient Ace avec haine. Mépris. Dégoût. Haruta avait des larmes aux yeux, tremblant. Fini ses sautillements excités, fini les sourires. Tous semblaient brisés et en colère contre celui qu'ils pensaient être le traître. Et personne ne croirait son innocence.
-Laissez-moi passer, putain, LAISSEZ MOI LE VOIR !
Il y eut un remue-ménage dans la foule et le jeune crut reconnaître la voix de Deuce. D'autres voix se sont élevées, la majorité appartenant aux Spades qui essayaient de se frayer un chemin.
L'hostilité grondait en crescendo dans la foule, les murmures de "Traîtres !" se transformant lentement en vociférations. Mais rien n'arrêta l'équipage déterminé à rejoindre son capitaine. Il vit Dogya et Argie émerger, portant sur leurs épaules leurs camarades les plus petits.
Deuce en sauta, atterrissant à l'intérieur du cercle de spectateurs. Les commandants s'étaient raidis, prêts à attaquer au moindre signe de révolte.
Mais le second aux cheveux bleus ne leur épargna même pas un regard.
Idiot inconscient, pensa Ace avec affection, une pointe de chaleur fleurissant dans sa poitrine en le voyant. Mais le peur pour ses amis reprit vite le dessus, effaçant le sentiment.
-Ace, ça va ? Laissez-le partir, je suis sûr qu'il y a une explication !
Les Spades hochaient la tête, soutenant ses paroles. Les Barbes Blanches se hérissèrent en réponse.
-Quelle explication ? Ton capitaine a attaqué nos frères, cracha Fossa avec hargne.
-Vous êtes peut-être de mèche ! On ne laissera pas ça impuni, cria quelqu'un dans la foule.
Quelques-uns avaient déjà leurs armes en main, le bourdonnement de colère prennant encore de l'ampleur. Cherchant un exhultoir à cette tension insoutenable. Le moindre geste trop brusque pouvait faire dégénérer l'altercation. Et les chances n'était pas en faveur des Spades.
Le jeune homme masqué serra les poings en se redressant, semblant prêt à combattre pour l'offense.
-Deuce, dit calmement Ace alors que l'épée s'enfonçait désagréablement dans son cou.
Ce fut suffisant pour attirer son attention, troublé par son calme apparent. Mais c'était là l'une des premières leçons qu'ils apprennaient dans la jungle. Ne jamais hausser le ton, ni montrer de peur devant les prédateurs féroces, pour ne pas déclencher leurs instincts d'attaque.
Son second le regarda, l'air suppliant mais le capitaine secoua doucement la tête. Il ne pouvait pas laisser ses amis s'impliquer. Pas alors qu'un unique mouvement pourrait déclencher un cataclysme, comme une étincelle tombant dans un baril de poudre. Il devait les protéger avant tout.
Le message passa et après une poignée de secondes où Deuce semblait prêt à désobéir, il recula comme si cela lui était physiquement douloureux, déchiré. Ace vit Milhar poser sa main sur l'épaule d'un Wallace furieux, lui chuchotant probablement des paroles de raison. Les Spades s'agitaient sur leurs pieds, bien que ne voulant pas outrepasser son ordre silencieux. Ils ne provoqueraient pas de combat.
Le commandant Speed Jiru s'avança dans le cercle, tenant des menottes entre ses doigts. Vista força Ace à se lever sans douceur et ils passèrent le granit marin autour de ses poignets. Malgré le traitement rude, il n'eut même pas l'envie de lutter.
Il grimaça presque à la sensation de la pierre sur ses bras. C'était angoissant, aspirant une partie de son énergie et étouffant le feu chaleureux de son mera-mera no mi. Il n'était pas habitué à la perte brutale de chaleur et frissonna au choc thermique malgré la tiédeur de la nuit.
Deuce fit un pas vers lui, voulant le rejoindre mais s'arrêta de nouveau au regard d'Ace. Une sombre détermination prit alors place dans les iris de son second. Une promesse silencieuse de faire tout son possible pour le sortir de là, quoi qu'il en coûte. Ace aurait dû deviner que ses amis seraient têtus.
Les autres Spades silencieux se firent écarter du chemin alors que les commandants Vista, Speed Jiru et Haruta emmenaient le jeune avec eux dans les cabines.
Skull ramassa le précieux chapeau orange de son ami et capitaine, tombé lors du combat à sens unique. Ace ne s'en était même pas rendu compte.
Il eut le temps de voir Izou, agenouillé auprès de Thatch alors que les mains de Marco émettait une lumière bleutée, avant d'être emporté dans les cales. Pas une seule fois il ne regarda vers la forme dégoûtante de Teach.
Les commandants enlevèrent le logposs de son poignet, puis son poignard qui pendait dans l'étui à sa hanche.
Ils lui passèrent une seconde paire de menottes aux chevilles, pour être certains que le jeune homme ne s'enfuît pas. Se sentant étrangement apathique, il se laissa faire sans résister. Il était comme déconnecté de la situation, observant sans intérêt son environnement.
La pièce ne semblait pas faite pour être une prison, mais plutôt servir d'espace de stockage. Les caisse entreposées à quelques mètres de lui en témoignaient.
Dans son état normal et sans ces menottes, il n'aurait eu aucun mal à détruire la porte de bois simple, même sans utiliser ses flammes. Du moins, si son énergie n'était pas continuellement aspirée aux quatre endroits où sa peau touchait les anneaux de granit. Il se doutait cependant qu'un commandant montait la garde à l'extérieur.
La lumière partit lorsque la porte se referma.
Même une fois abandonné, seul et attaché au mur d'une pièce au plus profond des cales, Ace n'avait aucun regret. Il avait fait ce qu'il devait faire, il le savait.
Ses poings étaient douloureux et sanglants, mais ça en valait la peine. Il se demanda vaguement si son cou saignait là où Marco l'avait attrapé. Le blond lui avait lancé un tel regard... Il espérait ne jamais le revoir ainsi.
Le retour brutal du souvenir de la forme effondré de Thatch, le sang imbibant le pont sous son corps, lui tordit l'estomac.
Bien sûr Ace avait déjà vu des morts, et même parfois provoqué. Mais c'était des inconnus, des ennemis à éliminer pour sa propre survie. Pas un camarade qu'Ace voyait perdre la vie après une des plus ignobles trahisons. Poignardé par un homme qu'il appelait frère. Pourquoi ?
Il n'arrivait pas à comprendre comment un des pirates les plus anciens du navire pouvait en vouloir à quelqu'un comme Thatch parmi tout les autres.
Que se passerait-il s'il ne survivait pas ? Ace serait-il accusé du meurtre ?
Merde, s'il devait risquer la peine de mort, il espérait avoir au moins réussi à tuer le traitre.
Il savait ce qu'il arrivait à ceux qui osaient toucher à l'un des Barbes Blanches. De plus, les commandants étaient très soudés entre eux, tout l'équipage les admirait et les respectait malgré les boutades. Toucher à l'un d'entre eux revenait à attaquer le cœur de leur famille.
Ace n'avait jamais eu peur de mourir. C'était un soucis dont il s'occuperait seulement une fois l'heure venue. Dans sa jeunesse, il vivait chaque jour avec la conscience qu'il n'aurait pas dû naître, que son existence même était un péché. Que serait-il devenu sans ses frères pour l'aimer inconditionnellement et lui faire comprendre que sa vie avait une valeur inestimable pour eux ? S'il lui arrivait quoi que ce soit, Luffy... Luffy serait dévasté.
Il lui manquait soudain terriblement. Sa chaleur, sa joie naïve, et tout ces milliers de sourires qu'il ne reverrait peut-être plus jamais. Il allait rater le départ en mer de son cadet et ne se réjouirait jamais de sa première prime. Saura-t-il même pour la mort d'Ace ? Il allait trahir sa promesse. Sans même avoir la chance de disparaitre sur la champ de bataille, simplement... Exécuté. Son nom à jamais entaché par l'accusation d'une trahison.
La mort était un risque de tout instant dans la vie de pirate, même s'il l'imaginait jusqu'alors toujours lors d'un combat au nom de sa liberté.
Mais à cet instant, dans une cellule où il était enfermé à tort, il espérait au moins avoir une chance de s'expliquer.
L'idée d'être tué par ces mêmes pirates qui avaient tant de fois essayé de lui faire rejoindre leur "famille" le rendait nauséeux.
À quel moment les choses avaient autant dérapé ?
Ace soupira, assis en tailleur et appuyant son dos contre le mur froid. Il souhaitait pour une fois avoir une chemise, maintenant que son feu se tenait hors de sa portée. Il aurait aimé ne pas se sentir aussi faible. La chaîne le reliant au mur semblait courte, il la supposa juste assez longue pour qu'il puisse se lever ou s'allonger au sol.
L'heure tardive de la nuit le rattrapa lorsqu'il bâilla. Une fois l'adrénaline dissipée, il se sentait vraiment somnolant et brumeux malgré sa position inconfortable. De toute façon, il n'y avait rien à faire d'autre que d'attendre désormais. Demain sera un autre jour. Il clôt ses yeux et se laissa bercer par le balancement du bateau.
Et il s'endormit, espérant que tout cela n'était qu'un mauvais rêve.
Ace ne fut pas réveillé par l'éclat des rayons du soleil, ni par le cri des News Coo apportant le courrier, ni même par le vacarme de l'équipage qui vaquait à ses occupations.
Seuls le silence et l'obscurité l'accueillirent lorsqu'il ouvrit les yeux. Ce n'était pas comme la noirceur apaisante de la nuit, ici les ombres collaient à sa peau avec un sentiment étouffant. Il souhaitait ardemment pouvoir invoquer ses flammes, les faire jouer entre ses doigts pour apporter une lueur et tromper l'angoisse. Mais il ne les sentait plus frissonner sous sa peau, prêtes à jaillir selon sa volonté. Il n'y avait plus rien pour combler le néant qu'elles avaient laissé.
Il inspira profondément pour calmer l'accélération de son cœur.
Il se sentait claustrophobe, enfermé dans une petite pièce, sans lumière, sans voir le ciel, sans sentir le vent contre son visage ni les embruns de la mer.
Il était désespérément seul avec ses pensées et l'odeur de poussière.
Maintenant que son état de torpeur de la veille était passé, les souvenirs de la veille tournaient en boucle malgré ses yeux clos.
Thatch était-il toujours vivant ?
Quelque chose en lui remua douloureusement à l'idée de la mort du cuisinier. Même sans être celui qui tenait le poignard, il se sentait coupable.
Si seulement il s'était avancé plus tôt, s'il avait fait connaître sa présence, s'il avait été plus rapide... Ace aurait pu éviter ce drame.
Il était d'une certaine manière responsable.
-Putain.
Fatigué, le poing du jeune homme claqua sans conviction sur le plancher. Il n'avait pas d'intensité destructrice derrière, seulement le besoin de décharger un peu de ce sentiment coupable d'avoir échoué.
Ça n'a pas marché.
Toujours assis, il replia ses jambes contre sa poitrine et enfouit son visage contre ses genoux. Malgré ça, il revoyait avec une précision surprenante chaque visage des commandants qu'il avait appris à connaître.
Le regard vitreux de Thatch, la rage désespérée de Marco. Le cri d'agonie d'Izou, le mutisme d'Haruta. De la froideur glaciale de Vista au choc de Joz, de la peur de Rakuyou à l'air trahi de Namur. Et tout les autres qui semblaient si désemparés, n'arrivant pas à comprendre ce qu'il s'était passé.
Ace savait que les apparences étaient contre lui mais ça fait mal, enfoncé profondément comme une épine dans sa chair. Thatch devait survivre et l'innocenter.
En espérant qu'Ace ne soit pas exécuté avant.
Si le cuisinier ne se réveillait pas... Le jeune n'aurait plus aucun espoir. Qui soupçonnerait que, leur ami Teach par dessus tout, aurait pu poignarder un de ses frères ? Bien sûr, personne ne croirait un nouveau venu, arrivé depuis moins de deux mois. Un dont tout le monde savait qu'il haïssait vivre sur ce bateau.
(Quelque part en chemin il s'aperçut qu'il ne haïssait plus tant ça. Pas tout. Pas tout le temps. Mais c'était trop tard maintenant.)
De toute façon, Ace avait vécu toute sa vie coupable des actes de son père. Se retrouver accusé pour les crimes d'un autre était d'une familiarité ironique. Il ne trouva même pas la force d'en rire.
Il ne sut pas combien d'heures il resta attaché là à ressasser ses pensées. Ses muscles endoloris par son manque de confort le rendaient douloureusement conscient de sa position. Privé de toute distraction, il se sentait à moitié somnolant, essayant de se rendormir pour faire passer le temps. Essayant d'oublier l'angoisse, la noirceur et la solitude.
À un moment, son estomac cria famine alors il supposa que ses heures de repas devaient être passées depuis quelques temps déjà.
Il lui sembla un instant entendre des pas et des voix basses dans le couloir. Sûrement un changement de gardes.
Toujours est-il que personne n'entra dans sa cellule.
Ses yeux s'adaptaient peu à peu à l'obscurité étouffante, la légère lumière sous la porte lui permettant de commencer à deviner quelques formes. À chaque tanguement un peu brusque du navire, il se retrouvait à fixer le monticule de lourdes caisses accumulées dans la salle. Son regard essayait d'évaluer le risque qu'elles glissent et le bloquent contre un mur, l'écrasant jusqu'à ce qu'il ne puisse plus respirer.
Il avait déjà entendu des histoires de pirates morts ainsi, c'est pourquoi il était toujours déconseillé d'aller dans les cales les jours de tempête. Il supposa que cela serait une perspective de mort pire qu'une exécution.
Ce n'est qu'une éternité plus tard (un jour ? deux ?) qu'il entendit finalement la clé tourner dans la serrure de sa cellule.
Il se redressa à peine pour jeter un œil au nouvel arrivant. Le couloir éclairé lui permit de reconnaître la large silhouette de Curiel lui apportant de la nourriture. Ace se fit la réflexion un peu amère que les Barbes Blanches devaient avoir vraiment peur de lui pour seulement envoyer des commandants, même pour les tâches les plus simples.
L'homme s'avança en silence, toisant le prisonnier de toute sa hauteur. Il posa par terre un seau rempli d'eau et l'assiette au contenu bien trop léger pour un mangeur comme Ace, puis s'en alla toujours sans un mot. La porte s'est refermée, le coupant de nouveau de toute lumière. Il pensa, un peu trop tard, qu'il aurait dû demander ce qu'il adviendra des Spades.
En tâtonnant et grâce à son odorat, il réussit à retrouver la nourriture. C'était mieux que rien même si elle n'avait pas sa saveur habituelle. Peut-être parce que Thatch n'était plus là pour cuisiner.
Les heures s'égrainnaient avec une lenteur insupportable. Il avait l'impression d'être là depuis des jours, sans rien d'autre que ressasser pour s'occuper ni aucun moyen de se repérer dans le temps.
Même quand il essayait d'utiliser son haki de l'observation pour tenter de trouver quelque chose sur lequel se concentrer, sa perception se fondait en un brouillard de gris. La jonction entre les menottes et la peau le picottait désagréablement, comme pour le rappeler à l'ordre.
L'envie de s'occuper les mains le démangeait de plus en plus. Il ne pouvait pas rester des heures à se vautrer dans sa misère, et peut être renoncer à vivre ses derniers moments d'existence. Il refusait qu'on lui prenne ça aussi.
Alors il se leva et testa les limites de ses chaînes, voyant jusqu'où il pouvait bouger. Ce n'était pas énorme, mais en tirant au maximum, il pouvait faire quelques pas. Même si le plus gros problème étaient les menottes à ses chevilles qui le restreignaient. Si seules ses mains étaient attachées, il aurait pu envisager l'idée folle de les couper pour s'enfuir. C'était certainement une mauvaise idée. Et il n'avait rien de tranchant. Mieux valait abandonner l'idée.
Après de longues minutes à se tortiller, il réussit à attraper une corde éloignée avec ses orteils en s'étirant autant qu'humainement possible.
Alors, il essaya de se vider la tête en révisant tout les nœuds qu'il connaissait. Faire ça dans le noir élevait grandement la difficulté ; il ne pouvait même pas vérifier les résultats.
L'assiette n'avait évidemment pas suffi à le rassasier mais la faim restait supportable, il avait connu pire. Il l'atténua en buvant de l'eau.
Un intervalle de temps indéterminé plus tard, il entendit finalement des éclats de voix à l'extérieur. Puis il entendit des pas se rapprocher de sa porte et la déverrouiller. Était-ce de nouveau l'heure de manger ? Son horloge interne lui indiquait pourtant que ça devait être la nuit. Il pouvait se tromper, garder une trace des heures en étant enfermé dans une pièce sombre représentait un sacré défi. Ou peut-être allaient-ils le nourrir à des horaires irréguliers pour lui faire perdre la notion du temps ?
La cellule s'ouvrit. Ses yeux clignèrent vivement à la lumière soudaine, puis s'adaptèrent.
Il releva la tête et son regard croisa immédiatement celui d'Izou. Ce dernier entra calmement, lanterne à la main et l'accrocha au mur, fermant la porte qui les séparait désormais du couloir.
Le Geisha avait l'air épuisé, remarqua d'abord Ace à regret. Il ne portait pas son maquillage dans un affichage inhabituel, presque dérangeant.
Il ne put s'empêcher de notifier les iris rougis d'Izou, comme s'il avait récemment pleuré.
La peur s'empara des tripes d'Ace. Est-ce que cela voulait dire que Thatch... ?
-Est-il... ?
La question sortit de ses lèvres avant de pouvoir la taire. Le geisha le fixa, la colère étincelant dans ses yeux.
-Ils sont tout les deux encore en vie, dans le coma. Déçu ? cracha l'homme avec verve.
Les épaules d'Ace se détendirent subtilement à l'information. Même savoir que Teach, le traître, survivait aussi n'entachait pas son soulagement. Le cuisinier tenait toujours bon.
Izou sembla perdre sa fureur d'un seul coup, se laissant glisser, assis dos à la porte. Il avait la posture d'un homme épuisé. Ne croisant même pas son regard.
-Pourquoi Ace, pourquoi tu nous à fait ça ? On voulait juste... On voulait que tu sois l'un des nôtres. Je ne comprends pas.
Le cœur du jeune se fissura au ton dévasté et sa gorge se serra. Il méritait de savoir la vérité, même si Ace n'avait aucune réponse aux "pourquoi". Mais Izou n'en avait pas fini :
-Et maintenant, ils sont dans le coma et on attend, sans savoir si Thatch va se réveiller un jour. Pourquoi as-tu brisé notre famille ? Nous haïssais-tu à ce point ? Est-ce à cause du fruit du démon qu'il avait trouvé ? J'ai besoin de comprendre.
Même si le capitaine l'avait voulu, il était désormais incapable de garder le silence plus longtemps.
-Je sais que tu ne me croira pas, commença Ace d'une voix qui vacilla douloureusement. Mais c'est Teach qui l'a poignardé.
Il y eut un blanc et Izou le fixa d'un regard vide avant de secouer la tête, un rire sans humour montant de ses lèvres. Bien sûr qu'il ne le croirait pas.
-Ça n'a aucun sens.
Ace ne put que continuer, dans un besoin désespéré de laisser sortir la vérité :
-Je ne sais pas ce qu'il s'est passé avant que j'arrive, je ne sais pas si c'est à cause de son fruit. Mais je l'ai vu tenir ce couteau.
La colère sembla de nouveau monter en Izou qui lui jeta un regard écoeuré avant de fermer les yeux, l'air d'abandonner. Il se releva simplement pour partir après avoir brièvement lissé son kimono, posant déjà sa main sur la poignée de porte. Ace ne pouvait pas le laisser partir comme ça. Malgré lui sa voix devient suppliante.
-Je m'en fous que tu ne me croies pas, juste si Teach se réveille en premier... S'il te plaît, empêche le d'approcher Thatch et cache ce fruit.
Sur ces dernières paroles, le commandant hésita une seconde puis partit, claquant froidement la porte derrière lui et laissant la lanterne se balancer au plafond de la cellule.
Au moins, il avait de la lumière maintenant.
Ace frotta ses yeux qui piquaient de larmes contenues, se sentant plus impuissant que jamais. À quoi bon essayer ; personne ne le croira.
Sa longue attente continua. Il profita de la lumière pour continuer ses noeuds jusqu'à ce que ses doigts s'engourdissent.
Ensuite, il resta juste assis là, à entortiller la corde sans but entre ses mains. Il laissa la flamme tremblante si familière de la lanterne l'apaiser et finit par s'endormir.
Il se réveilla en entendant quelqu'un lui apporter de nouveau une pauvre assiette de nourriture et un seau d'eau. C'était Namur cette fois, mais il ne regarda même pas Ace en posant la nourriture, et s'en alla rapidement.
La lanterne ne s'était pas encore éteinte, bien que son intensité avait légèrement diminué.
Une fois qu'il eût mangé, le jeune récupéra sa corde pour en faire machinalement un lasso. Il s'occupa en essayant de la lancer pour toucher divers objets. Ses mains liées ensemble rendaient la tâche quasiment impossible, mais cela rendait le challenge presque distrayant. N'importe quoi plutôt que de devenir fou à attendre ainsi sans but.
Puis, sans prévenir, Marco vint dans la cellule, sans refermer la porte derrière lui. Le commandant de la première division avait un air las, qui se resentait dans ses mouvements.
Il jeta un bref regard à la lanterne, puis à Ace qui cachait tant bien que mal sa corde derrière lui.
-On te déplace ailleurs yoi, prévint-il sèchement.
Il s'avança jusqu'à être juste devant Ace et déverrouilla le dispositif qui reliait la chaîne à l'anneau d'accroche dans le mur.
Le blond portait des gants pour attraper les chaînes en granit marin. Il avait un fruit du démon, se rappela Ace. Il se souvenait vaguement des jambes de Marco munies de sortes de pinces le saisir au cou, prêtes à percer ses yeux. À vrai dire, il n'y avait prêté aucune attention à ce moment là, trop inquiet de l'état de Thatch. Une autre fois, il en aurait été curieux. Désormais cela lui semblait sans intérêt.
Marco lui tira sur le bras pour le faire se lever, et Ace trébucha presque avec ses pieds liés. Il réalisa alors enfin qu'il allait être sorti de sa cellule. Peut-être même vers sa condamnation à mort.
Le phénix ne se sentait pas d'humeur patiente quand il dût aller déplacer le jeune traître. Pour être honnête, une petite partie déraisonnable et rancunière de sa conscience ne voulait rien d'autre que l'oublier. Le laisser pourrir pour l'éternité dans cette cale poussiéreuse. Comme si cela ferait disparaître comme par magie ce problème dont il ne voulait absolument pas s'occuper. L'attaque était encore trop récente pour vouloir être confronté à l'agresseur.
Mais la cellule improvisée n'était pas du tout faite pour servir à la rétention d'un prisonnier. Une solution temporaire, trop dangereuse, inadaptée et difficile à surveiller. Les gardes ne pouvaient même pas jeter un coup d'œil au captif sans ouvrir la porte. Il avait été placé là dans l'urgence, quand personne ne savait quoi en faire.
Tout l'équipage s'était concentré sur la survie de Teach et Thatch. Marco avait passé la nuit à couvrir son cuisinier, son ami, son frère, de ses plus intenses flammes guérisseuses, même quand son énergie déclinait à toute vitesse. Qu'importe l'inquiétude de Teto et des autres infirmiers voulant le retenir de gravement se surmener. Marco restait têtu, qu'importe si cela pouvait mettre sa vie en danger. Au diable sa propre santé, son frère était en train de mourir. Tout le monde en était conscient, et même les avertissements de l'infirmière en chef manquaient de conviction.
Ce n'était pas une belle blessure.
Le coup de couteau était extrêmement profond, ressortant de l'autre côté de la poitrine. Un poumon transpersé, une blessure qui frôlait le cœur.
Alors, minutieusement, il recolla centimètres par centimètres de chair, réparant les dégâts causés aux muscles et aux organes. Il lutta pour refermer les artères pulmonaires touchées tout en endiguant le sang dans la cage thoracique.
L'arme, un couteau de cuisine non nettoyé qui servait à trancher les monstres marins, avait laissé de multiples germes, contaminant la plaie. Rien qu'imaginer le risque infectieux manqua de lui faire perdre son sang-froid. Il y avait tout simplement trop d'urgences vitales à traiter en même temps.
Alors à même le sol, les genoux douloureux sur le parquet dur, il travailla des heures sans répit. Essayant d'oublier que ce corps allongé là était Thatch.
Plusieurs fois au cours de la longue nuit, il crut perdre son frère, les signes vitaux s'emballant brutalement malgré les soins. Mais il réussit à le stabiliser à chaque fois en insufflant plus d'énergie qu'il n'était raisonnable.
De l'autre côté du pont, il distinguait la forme immobile de Teach, sanglante, brûlée et fracturée. Un sale état, nécessitant également une attention constante.
Un groupe médical était à ses côtés, essayant de réparer les dégâts. Ace s'était littéralement acharné, et pas d'une manière propre.
Marco tressaillit et se força à ne pas y penser. Cela le plongeait dans une spirale sans fin de confusion et de remords. En une seule soirée, tout était devenu un cauchemar. Si seulement il avait laissé l'enflammé partir du Moby Dick, rien de tout ça ne serait arrivé.
Au petit matin, les blessés étaient assez stables pour être transportés jusqu'à l'infirmerie. En pilote automatique, il les accompagna, continuant ses soins sur le chemin. Becky posa les électrodes reliées au scope puis changea la perfusion et la transfusion sanguine d'un geste longuement pratiqué. Marco l'enregistra à peine.
Une heure plus tard il vacilla, son énergie drainée jusqu'à la moelle. Les risques de rechute avaient largement diminué, mais il pouvait faire mieux. Même si sa vision était de plus en plus floue. Et que le sol sous lui tanguait, instable. Avant de s'incliner bizarrement vers lui.
Il fut rattrapé de justesse par Izou qui était resté à ses côtés toute la nuit, tenant la main du cuisinier.
-Marco, commença-t-il avec douceur. Tu devrais te reposer.
-Juste un peu plus... Sinon il sera trop tard...
L'un comme l'autre savaient que le pouvoir de Marco n'avait d'effet que sur les blessures fraîches, de quelques heures tout au plus. Et plus le temps passait, plus il devait utiliser de puissance pour un résultat moindre.
Le geisha mit le dos de sa main contre le front livide du phénix, testant la température.
-Tu es gelé. Ton pouvoir arrive à ses limites, continuer serait trop risqué pour toi.
Marco fronça les sourcils, essayant de repousser sa main. Mais n'arriva même pas à la déplacer à cause de son manque d'énergie.
-Je ne peux pas laisser tomber, c'est Thatch.
Il n'avait pas besoin de plus, tout deux savaient à quel point leur frère était important pour eux. C'était une évidence.
Izou soupira, douloureusement conscient de ce fait. Il voulait lui aussi que Thatch se rétablisse aussi vite que possible. Mais si Marco ne pouvait pas prendre soin de lui-même alors il le forcerait.
-Je sais. Mais je ne peux pas te laisser mettre ta vie en danger. Thatch n'aimerait pas ça. Il est stabilisé ; tu as fait de ton mieux.
Le blond essaya de débattre mollement mais Izou garde une main sur son épaule, le guidant jusqu'à un lit vide de l'infirmerie. Avec un soupire, Marco céda bien plus vite que d'habitude, preuve indéniable de sa fatigue.
-Repose-toi quelques heures, tu auras beaucoup à faire demain. Je te réveillerai s'il se passe quelque chose.
Le geisha le laissa s'allonger et remonta soigneusement une couverture sur Marco. Il avait rarement l'occasion de prendre soin du grand frère de l'équipage, leur pilier toujours si solide. Tous se reposaient toujours sur lui lorsque Oyaji n'était plus à leurs côtés, profitant de ce sentiment de sécurité qu'il leur offrait sans compter. Ce n'était que justice d'enfin lui rendre la pareille. Marco ne pouvait pas tout gérer seul, mais sa famille était là pour lui.
Izou passa légèrement sa main dans la chevelure blonde de son ami, un triste sourire aux lèvres, avant de retourner veiller sur Thatch.
Marco dormit toute la journée et la majorité de la nuit suivante même avec l'agitation de l'infirmerie, témoignant de son épuisement complet. Il se réveilla confus et assoiffé à cinq heures du matin dans l'infirmerie silencieuse. Du moins, si on omettait les bips réguliers des scopes reliés aux deux blessés.
L'infirmière de garde Yatona surveillait de son œil acéré, guettant le moindre signe alarmant chez ses patients.
Elle adressa un bref signe de tête à Marco lorsqu'il se leva.
-Tu te sens mieux commandant ?
Il hocha la tête, ne faisant pas confiance à sa voix dès le réveil, puis s'approcha de Thatch. Sa poitrine se levait et s'abaissait régulièrement, la respiration si douce qu'il semblait presque endormi. Paisible. Seule sa pâleur maladive et son air désordonné contredisaient cette impression. Doucement, Marco lissa les cheveux habituellement si bien coiffés de son camarade. Sur la table à côté de lui, un petit coffret renfermait son fruit du démon retrouvé tombé sur le pont après l'affrontement.
Des théories courraient déjà, supposant que c'était la raison de l'agression.
Il alla ensuite inspecter Teach, lui aussi endormi. Des brûlures douloureuses marbraient sa peau de cloques, nuancées par le bleu de ses nombreuses ecchymoses. La bagarre avait été violente, avec plusieurs de ses os fracturés et un traumatisme crânien. Il détourna les yeux.
-Les deux sont restés stables toute la journée. On surveille les signes de rechute ou d'infection, mais on est de plus en plus optimistes sur leur survie.
-Et les autres commandants ? demanda Marco.
Le jeune brune réfléchit une seconde avant de détailler :
-Teto a envoyé le commandant Izou dormir dans ce lit, là bas. Commandant Haruta a contacté Pops qui ne peut pas revenir immédiatement, il vous laisse prendre les décisions pendant son absence. Il y a continuellement deux commandants pour surveiller le prisonnier qui est dans la cellule de la cale n°8 en bas à gauche des escaliers.
Elle était toujours une source précieuse d'informations. Marco la remercia et sortit de l'infirmerie sous une dernière recommandation de ne pas se surmener.
Il avait suffisamment délaissé ses devoirs de second en dormant pendant un jour entier et une nuit. En premier lieu, il sortit sur le pont, allant inspecter l'endroit où l'agression s'était déroulée. Malgré le peu de lumière de l'aube, un cercle brûlé de suie noire sur le sol indiquait l'emplacement. La couleur s'atténuait déjà. Quelqu'un avait probablement essayé de laver les traces du combat. Il n'y restait plus aucune trace du sang de Thatch ; il en fut soulagé.
Il se transforma en phénix, prenant son envol dans le ciel matinal. Même si ce n'était pas strictement nécessaire, il savait que sa présence rassurait l'équipage après les évènements difficiles.
Après un rapide tour des lieux, il reprit forme humaine et descendit sous le pont. Blamenco et Atamos gardaient la porte depuis le couloir, jouant aux cartes à même le sol pour s'occuper et rester éveillés.
Ils se levèrent en voyant arriver Marco. Ce dernier leur demanda un debrief de la situation. Apparemment, leur prisonnier restait extrêmement calme. Bien trop, par rapport au comportement impétueux qu'il avait montré depuis son arrivée sur le bateau. Mais il était solidement attaché et gardé, ils ne le laisseront pas fuir.
Il hocha la tête, leur demandant de le prévenir au moindre signe suspect. En attendant, il préférait que personne n'interagisse avec le prisonnier ni n'entre dans la pièce sauf pour le nourrir.
Il repartit vite, ne supportant pas d'être proche du traître plus que nécessaire. Il avait fait une telle erreur de jugement sur le jeune homme, l'aidant à perfectionner son style de combat et même pire : en commençant à s'attacher à lui. La déception mordait cruellement.
