Chapitre quatorze
« Est-ce que l'un de vous pourrait me dire ce que tentait de montrer Homère en dépeignant la triste fin de cette nymphe ? Henry, peut-être ? »
Alors que la voix du dit Henry se faisait entendre, sous les gloussements de quelques-uns de ses camarades de classe, Hermès détourna son attention de la professeure d'anglais. Non pas qu'il trouvait la matière totalement inintéressante, il était lui-même un grand lecteur et aimait s'amuser à lire entre les lignes, à décortiquer les métaphores, mais… Homère, ce n'était réellement pas le sujet qu'il préférait : pour lui, l'homme n'avait fait que dépeindre les principaux mythes de la mythologie sans se pencher suffisamment sur les divinités. Sans réellement s'attarder sur qui elles et ils étaient réellement. Et surtout, il s'était attardé sur les moments les plus cruels, omettant certains faits plus doux, plus joyeux, plus tendres. Les dieux aimaient certes garder une certaine autorité sur les mortels, voir une étincelle de crainte et de respect luirent dans le regard de ces derniers – et encore, cela dépendait desquels -, mais il leur arrivait également parfois d'avoir un cœur. Et cet Homère semblait l'avoir complètement oublié.
Avec un soupir, Hermès arrêta de griffonner sur son cahier et, posant son stylo, porta son regard sur Apollon. Ce dernier semblait prendre un malin plaisir à entendre la classe débattre sur la cruauté des divinités grecques, un léger sourire aux lèvres. Les bras croisés sur la poitrine, le dieu du soleil se balançait légèrement sur sa chaise et écoutait avec attention les remarques des uns et des autres. Hermès ne pouvait distinguer que son profil, de là où il se trouvait, mais il était persuadé qu'une étincelle d'amusement brillait dans son regard. Et qu'il en faudrait peu pour qu'il se joigne lui-même au débat, offrant aux lycéens une vision encore plus cruelle de leur père si cela était possible.
D'ordinaire, la première pensée d'Hermès aurait été de tenter de l'arrêter avant qu'il ne commette encore une bêtise et que Zeus ne débarque dans la seconde qui suivait, foudroyant tout le monde sur son passage. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, le messager avait envie de laisser un tant soit peu de liberté à son ancien compagnon : le musicien n'avait cessé de l'étonner tout au long de la semaine qui venait de s'écouler, et pour cela, Hermès estimait qu'il avait bien le droit à un peu de répit. Il l'avait étonné par son changement de comportement envers les jumeaux, passant d'un dieu condescendant et aux propos parfois acides, à l'attitude d'un ascendant bienveillant et protecteur. C'était simple : depuis qu'Apollon avait découvert les dessins de Matthew et entraperçu un pan de l'enfance qu'avaient dû vivre les jumeaux, le musicien prenait désormais le temps d'apprendre à les connaître et à modifier la fin de chaque cauchemar qu'Ambre pouvait faire vis-à-vis de Cole Jones. Si bien que les deux demi-dieux passaient maintenant davantage de temps avec eux, et que les cauchemars d'Ambre se faisaient, non pas moins rares, mais moins violents. Moins épuisants. La jeune fille avait encore des cernes qui témoignaient de certaines nuits plus difficiles que d'autres, certes, mais Hermès la trouvait plus en forme, moins à cran et la surprenait parfois à sourire à l'une des blagues de son frère ou d'Apollon. Et cela n'était absolument pas pour lui déplaire.
Mais c'est qu'on me reluque, par ici. Serait-on nostalgique, Hermy ? Pourtant, ce n'est guère moi que tu as réussi à mettre dans ton lit hier soir.
La voix amusée et goguenarde d'Apollon s'était fait entendre dans son esprit, sortant le dieu messager de ses pensées. Et le faisant rougir en passant.
Arrête tes bêtises, Pollo. Je me faisais juste la réflexion que tu avais beaucoup changé vis-à-vis des Jones, en une semaine. Et je n'ai mis personne dans mon lit. Ambre s'est endormie dans le fauteuil et je n'ai pas eu le cœur de la réveiller. J'ai juste échangé nos places.
Et ce qu'il disait était la plus stricte vérité : Hermès avait encore mal à la nuque et au dos. Quelqu'un devrait avertir le personnel de l'hôtel que leurs fauteuils n'étaient guère confortables.
Roooh, pas besoin de monter sur tes grands chevaux, je te taquinais. Mais si c'était moi qui m'étais endormi dans le fauteuil, tu m'y aurais laissé, je me trompe ?
Hermès resta silencieux, ce qui amena Apollon à tourner brièvement la tête vers lui. A la vue des joues bien rouges et de l'air embarrassé du messager, le dieu du soleil lui décrocha un sourire colgate accompagné d'un clin d'œil, ce qui ne fit que renforcer l'embarras d'Hermès.
J'en étais sûrrrrr, chantonna Apollon dans son esprit.
Arrête ! Et concentre-toi plutôt sur le cours !
Dit celui qui n'écoute absolument pas depuis plus de dix minutes.
Je me disais juste que…
Oui, Hermy, pas besoin de radoter, je m'en souviens. Je suis moi aussi doté d'une mémoire, tu sais ? Et pour revenir à ta remarque, ajouta le dieu du soleil alors qu'Hermès n'avait répondu à sa plaisanterie que par un grognement. Ambre et Matt ont peut-être réveillé en moi… mon instinct paternel, si tu vois ce que je veux dire.
Bien sûr qu'Hermès savait ce qu'il voulait dire : Apollon agissait un peu envers les jumeaux comme il agissait avec leur fille, Hélia.
Hélia.
Le prénom était à peine apparu dans son esprit que le dieu se vit submergé par des souvenirs : des échos du rire de sa fille, ses premiers pas, ses premiers mots, le jour où elle avait réussi à le battre au combat à l'épée…
Non, Hermès, s'il te plaît.
Le ton à la fois ferme et suppliant d'Apollon ramena Hermès à la réalité. Le musicien n'avait pas tourné son regard vers lui, mais Hermès s'aperçut qu'il s'était crispé et raidi sur sa chaise, les mâchoires légèrement serrées. Le messager s'en voulut aussitôt de lui causer tant de peine.
Pardonne-moi.
Mais avant qu'Apollon n'eut le temps de formuler une réponse, Hermès sentit une main lui tapoter l'épaule.
« Eh mec, tu veux un mouchoir ? »
Perplexe, le messager observa son voisin de table – un jeune homme avec de longs dreadlocks et une casquette élimée sur la tête -, se demandant pourquoi il lui posait une telle question, avant qu'il ne prenne conscience des larmes qui coulaient sans discontinuer de ses joues et qui s'écrasaient inlassablement sur son cours de littérature.
Voilà pourquoi Apollon ne s'était pas de nouveau tourné vers lui : pour ne pas craquer à son tour.
Quelque peu honteux de s'être laissé aller à un débordement d'émotions en public, Hermès acquiesça d'un signe de tête, le regard légèrement fuyant. Aussitôt, un paquet de Kleenex aux motifs fleuris apparut sur son cahier et son propriétaire lui tapota l'épaule dans un geste qui se voulait réconfortant.
« T'en fais pas, va, moi aussi ça me touche, ce qui est arrivé à cette pauvre nymphe. »
XXxXxXx
« Je croyais que vous ne pouviez pas vous blairer ? »
Les yeux et le nez plissés, ce qui lui donnait, selon Apollon, un air de chihuahua mécontent, Hugo Walters regardait alternativement les jumeaux Jones et les deux olympiens, l'agacement bien palpable dans le ton qu'il venait d'employer.
Alors que, d'ordinaire, Apollon et Hermès mangeaient seuls, sur l'une des rares tables de quatre qu'offraient la cantine, Ambre et Matthew leur avaient fait signe de les rejoindre à leur table, et la mauvaise humeur du fils d'Arès s'était de nouveau manifestée, à peine les deux olympiens respectivement installés aux côtés de Jade et d'Ambre.
« Disons que nos relations se sont quelques peu améliorées, lâcha Matthew avec un haussement d'épaules. Tu sais, Hugo, parfois, il faut savoir mettre ses préjugés de côté pour pouvoir réellement cerner la personne. »
Se disant, il jeta un coup d'œil éloquent à Samantha, qui, le nez dans son assiette, n'avait guère décroché un mot depuis le fameux jour où Hugo l'avait traitée de « pièce rapportée » et de « chien baveux qui nous collait aux basques ». Le fils d'Iris n'avait cessé de répéter à Hugo qu'il devait des excuses à cette dernière, mais Walters semblait se complaire dans l'ignorance. Comme il s'y attendait, son message eut encore une fois l'effet d'un pétard mouillé et Hugo se dandina légèrement sur sa chaise, comme pour se défaire de la désagréable sensation d'être jugé qui le submergeait.
« Je suis plutôt partisan du « la première impression est toujours la bonne », grogna-t-il. Et je n'aime pas ces deux-là. », ajouta-t-il en pointant sa fourchette en direction d'Apollon et d'Hermès.
« Merci, nous aussi, nous sommes ravis de te connaître, Hugo. », lança le dieu du soleil en sortant son plus beau sourire qu'il savait sonner atrocement faux.
« D'où est-ce que vous venez déjà ?, répliqua le fils d'Arès pour toute réponse. Vous auriez pu y rester, vous savez. Je pense que ça aurait fait le plus grand bien à tout le monde. »
« Mais tu vas arrêter d'être de mauvais poil ? Tu ne les connais même pas et… », tenta Lisa, dont les yeux ne pouvaient se détacher d'Apollon, ce que ce dernier trouvait absolument gênant.
Mais la fille d'Aphrodite n'eut guère le temps de finir sa phrase.
« J'ai des raisons d'être de mauvais poil, comme tu dis, railla Hugo. Je ne sais pas si tu t'en es rendue compte, même si, après tout, c'est ton job de meilleure amie, mais Blondie n'est pas en super forme depuis leur arrivée. »
Ambre, qui jusque-là avait réussi à faire profil bas et aurait préféré que cela reste le cas, ne put s'empêcher de rougir violemment.
« Je… Je vais bien. C'est juste… la période qui fait que. », souffla-t-elle, préférant se concentrer sur ses pommes de terre que d'affronter le regard du jeune homme.
La période qui fait que. Le groupe d'amis n'avait guère besoin qu'Ambre en dise davantage pour comprendre ce à quoi elle voulait faire référence : les semaines passant, ils approchaient inexorablement du 31 octobre. Qui aurait dû être le jour du dix-huitième anniversaire de Benjamin White.
Une atmosphère soudainement morose s'abattit sur la tablée, à tel point qu'Ambre commençait sérieusement à culpabiliser lorsque Hugo lança, apparemment bien décidé à ne pas lâcher l'affaire :
« Non, y'a autre chose avec. Regarde-toi, on dirait que tu passes tes nuits à affronter tes pires cauchemars. Tu feras bientôt concurrence aux plus vieux squelettes du cimetière de Phoenix. »
« Et qu'est-ce que ça peut te faire, hm ? Ce n'est pas comme si on était encore ensemble, si ? Bien que j'ai encore du mal à cerner la date de notre rupture. C'était avant ou après ton départ pour tes vacances chez tes grands-parents ? Parce que depuis ton retour, on peut pas dire que tu aies réellement agi comme un petit ami envers moi. »
Cette fois-ci, Ambre avait levé la tête de son assiette et avait ancré son regard dans celui d'Hugo. Les propos avaient été prononcés avec brutalité, colère et un soupçon d'ironie, reprochant à la fois au fils d'Arès son manque d'attention et lui priant de s'occuper de ses oignons. Lisa et Jade se raidirent, tandis que Matthew et Apollon haussaient les sourcils, surpris par la soudaine colère d'Ambre, mais non pas moins ravis de la voir remettre Hugo en place. Quant à Hermès, son regard alternait entre la fille d'Iris et le fils du dieu de la guerre, essayant tant bien que mal de digérer la nouvelle information qui s'offrait à lui. Ambre et Hugo ensemble ? Le dieu savait que les contraires pouvaient s'attirer, mais là, il y avait du avoir un bug dans la matrice.
« Ce n'est pas comme si mademoiselle ne répondait plus à mes appels Iris et refusait que je mette ne serait-ce la main sur son épaule. »
Les mâchoires désormais serrées, Hugo observait Ambre avec la même colère dans le regard que le faisait cette dernière. Il avait posé ses couverts et attendait une réponse de la fille d'Iris. Une réponse qui ne se fit pas attendre :
« Si tu n'étais pas occupé à traîner avec l'équipe de foot et les dizaines de cheerleaders qui vont avec… »
« Oh, alors on est jalouse, maintenant ? »
« Je n'ai jamais dit ça. », souffla Ambre, les joues encore plus rouges qu'auparavant.
Hugo laissa éclater un rire sans joie.
« Mais oui, bien sûr. En même temps, si je n'étais pas en manque d'affection, peut-être que je resterais indifférent aux avances de certaines. »
Si Apollon et Hermès pensèrent d'abord que le manque d'affection se résumaient à des baisers et des câlins, la soudaine pâleur d'Ambre et les larmes qui lui montèrent alors aux yeux leur donnèrent la désagréable impression que ce qu'attendait Hugo de la part d'Ambre allait bien au-delà de cela.
« Tu… tu sais pourquoi… », ânonna la fille d'Iris d'une voix blanche et tremblante, la tête désormais baissée vers son plateau.
Agacé et frustré, Hugo Walters ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel.
« C'est bon, je ne suis pas ton père. Tu sais très bien que je n'agirais jamais comme lui. »
« HUGO ! »
Le cri lançait par Jade et Lisa se répercuta sur les murs de la cantine, attirant les regards de quelques lycéens. Déstabilisés, et quelque peu horrifiés par ce qu'ils venaient d'entendre, Hermès et Apollon s'échangèrent un regard tandis qu'Ambre se levait précipitamment, faisant tomber sa fourchette au sol par la même occasion.
« Ambre ! »
Mais Matthew, blanc comme un linge et légèrement tremblant – à l'image de sa jumelle, n'eut pas le temps de retenir cette dernière. Abandonnant son plateau, la fille d'Iris sortit de la cantine en courant, sans un regard pour son frère.
XXxXxXx
« Hé, Matt, tout va bien ? »
Apollon venait d'entrer dans les toilettes des garçons, et toqua doucement à la seule porte verrouillée. A peine Ambre partie, Matthew s'était levé à son tour et Apollon l'avait suivi de près, assez pour savoir qu'il s'agissait bien de son descendant dans la cabine.
« Laisse-moi tranquille. »
« Matt… »
La voix tremblante et enrouée de Matthew serra douloureusement le cœur du dieu musicien qui regretta de ne pas avoir Hermès à ses côtés pour déverrouiller la porte et prendre son arrière-arrière-petit-fils dans les bras. Mais Hermès était parti à la recherche d'Ambre. Et le dieu était assez malin pour savoir qu'il s'agissait de la meilleure des décisions : seules les Parques savaient ce que la fille d'Iris pourrait faire pour oublier la discussion. Sûrement se trouver quelques monstres à combattre. Ce qui était une assez mauvaise idée quand on n'était pas au meilleur de sa forme.
« Matt, s'il te plaît, sors de là… on peut… on peut en parler, si tu… »
« Pour quoi faire ? ça fait des années que je le soupçonne, Apollon. Mais Ambre n'a jamais voulu me dire quoi que ce soit. Et là… »
Le demi-dieu s'interrompit, un sanglot menaçant d'éclater dans le creux de sa gorge. Et là, là, il en avait la confirmation. Et ça faisait mal. Ça le rendait malade. La douleur était tellement présente dans sa voix que le cœur d'Apollon menaçait de se briser.
« J'ai… De nous deux, reprit Matt après un instant de silence, reniflant bruyamment. De nous deux, Ambre a été celle qui a pris le plus. Et pourtant… pourtant, c'était moi qui faisais les plus grosses conneries, qui l'entraînais dans des plans qui, je savais, allait rendre notre père furieux. »
Le fils d'Iris s'interrompit encore quelques secondes, la respiration difficile.
« Mais… je ne sais pas, il… il était obsédé par elle, c'était toujours elle qu'il fallait punir. Ambre a fini par se porter coupable même lorsqu'elle n'avait strictement rien fait et… et merde, j'ai été totalement incapable de la protéger ! J'étais bien trop soulagé qu'elle se désigne pour me protéger. »
Un bruit sourd retentit à l'intérieur de la cabine et Apollon devina que Matthew venait probablement de donner un coup de poing dans la porte.
« Matt, tu… vous n'étiez que des enfants et… »
« C'est moi le grand frère. C'est moi qui suis né en premier. Je suis… je suis censé… merde, merde, merde ! »
Laissant couler sa tristesse et sa colère, la culpabilité et la terreur qui lui cisaillaient les entrailles, Matthew frappa la porte à trois reprises, avec une telle force qu'il la fit trembler. De l'autre côté, Apollon arpentait la pièce, les mains dans les cheveux, l'air totalement désemparé.
« Matthew, tu… tu ne pouvais pas saisir toute l'entièreté et la gravité de la situation. Pas à cet âge-là. Tu… tu n'es coupable de rien, grand frère ou non. Votre père est le seul et unique responsable. Tu aurais tenté de t'interposer, tu aurais très certainement atterri aux Enfers et Ambre n'aurait plus son jumeau à ses côtés à cette heure-ci. »
« Pour le peu que je sers… »
Le marmonnement s'était fait faible et terriblement bas mais Apollon l'avait saisi dans son entièreté. Une irritation soudaine le submergea et il se planta devant la porte, bras croisés sur la poitrine.
« Matthew Jones, je t'interdis formellement de penser cela. De ce que j'ai pu observer ces dernières semaines, Ambre et toi avez une relation des plus fusionnelles. Je n'ose imaginer l'état dans lequel elle se trouverait si tu n'étais plus à ses côtés. Tu lui apportes beaucoup et elle ne dirait certainement pas le contraire. Tu arrives à la faire rire quand les larmes menacent de couler, tu sais trouver les mots mieux que quiconque pour la calmer après un de ses cauchemars. Tu l'aides à faire le deuil de son meilleur ami et tu.. »
« Je sais pourquoi… »
« Hm ? »
« Je sais pourquoi elle assumait toujours la responsabilité de mes conneries. »
La voix de Matthew était devenue étonnamment calme et quelque peu résignée, figeant Apollon sur place. Il régna un instant de silence, pendant lequel le dieu du soleil crut vivre un véritable supplice avant que le fils d'Iris ne reprenne, de la même intonation qu'auparavant :
« C'est à cause de cette stupide ostéogénèse imparfaite. Elle pensait que mes chances de survie étaient radicalement faibles par rapport aux siennes. »
Ostéogénèse imparfaite. Autrement dit, la maladie des os de verre. Un poids supplémentaire s'abattit avec force sur l'estomac d'Apollon, déjà bien lourd.
« Tu… tu… »
« Oui., murmura Matthew, la tête basse, alors qu'il sortait finalement de la cabine, les traits tirés, et allait s'asseoir près des lavabos. Oui… c'est de naissance. Comme on est des faux jumeaux, Ambre a eu la chance d'être épargnée… »
« Alors… alors quelque part, elle avait de bonnes raisons… elle ne voulait que protéger son frère malade… »
Le fils d'Iris jeta un regard triste et affligé au dieu avant de se frotter le visage de ses mains.
« J'espère… j'espère seulement qu'elle n'est pas allée se fourrer dans un coin bourré de monstres., soupira-t-il après quelques secondes de silence. Et… et que je pourrais la serrer dans mes bras ce soir. Et que je serai davantage capable de la protéger dans le futur. »
Même si je suis loin d'être un véritable héros, vu que j'ai jamais eu l'autorisation d'apprendre à combattre correctement.
« Parfois, les plus grands combats que peuvent mener les héros sont invisibles, Matt., murmura Apollon en le rejoignant sur le sol froid et carrelé de la pièce. Cela n'enlève rien de ta valeur, au contraire. Et Hermès est parti à sa recherche. Ça devrait bien se passer. »
Pour toute réponse, Matthew laissa tomber sa tête contre l'épaule du dieu, tentant tant bien que mal de calmer les battements intrépides de son cœur. Touché, Apollon passa une main autour de ses épaules, s'assurant par la même occasion d'envelopper son descendant dans une aura chaleureuse.
Allez Hermy, ramène Ambre à la maison.
XXxXxXx
Hermès s'était lancé à la recherche d'Ambre au moment où Apollon s'était mis à courir après Matthew : les deux avaient passé un accord tacite celui de ramener les jumeaux sains et saufs à l'hôtel ce soir, quoi qu'il en coûte. Matthew se montrant plus à son aise avec Apollon, et Hermès ayant un tant soit peu réussi à apprivoiser Ambre, les deux olympiens n'eurent guère besoin de se mettre d'accord sur le plan, ou le « qui va chercher qui ». Les choses s'étaient faites de manière naturelle, et bien que le messager se trouvait désormais en plein centre de Phoenix, la respiration haletante, cherchant désespérément un signe qui indiquerait quelle direction avait pris la demi-déesse, Hermès se disait qu'ils avaient agi au mieux.
Chacun des jumeaux Jones avait actuellement besoin de réconfort, et ce n'était pas parce que Matthew s'était montré plus prudent et moins impulsif en ne quittant pas l'enceinte du lycée, qu'il fallait l'ignorer, bien au contraire : d'après ce qu'Hermès avait réussi à comprendre, le jeune homme venait de découvrir avec violence l'entièreté du calvaire que Cole Jones avait fait subir à sa sœur jumelle et le messager savait très bien que le choc de la nouvelle pouvait être tout aussi destructeur que la chose en elle-même. Lui-même se retenait de craquer, de crier sa colère au monde entier. Il avait entendu des rumeurs comme quoi le père Jones avait rejoint les Enfers il y avait de cela quelques années, dans des circonstances troublantes. Hermès espérait que les Érinyes l'avaient attendu de pied ferme à l'entrée du royaume d'Hadès et qu'il subissait désormais un sort des plus terribles, hurlant inlassablement sa souffrance dans la plus grande des ignorances.
« Ambre, par les Parques, où es-tu passé ? »
Hermès s'était arrêté au milieu d'un trottoir bondé en ce mercredi matin pour cause de marché, mais le dieu ne prêtait guère attention aux grognements des passants, pas plus qu'il ne prenait la peine et le temps de s'excuser et de s'écarter du passage. Aujourd'hui, les mortels allaient devoir faire avec : il avait une demi-déesse à retrouver et, connaissant le comportement parfois impulsif d'Ambre, parfois tout aussi impulsif que celui d'Apollon, il y avait là urgence. Seules les parques savaient ce que la fille d'Iris pouvait bien avoir en tête après cette remarque déplacée d'Hugo Walters. Hermès sentit son sang bouillir à la simple apparition de ce nom dans ses pensées. Le fils d'Arès était lui aussi un problème à régler. Mais quand Ambre serait hors de danger.
Scannant l'horizon depuis dix bonnes minutes, Hermès allait se remettre en route, le cœur lourd, vers leur hôtel, incertain de sa décision, lorsqu'une voix féminine qu'il connaissait bien s'introduit dans son esprit :
« Par ici, Hermès. Par ici. », lui souffla-t-elle.
Iris ?
Troublé, le messager observa la foule, à la recherche de la déesse. Mais il ne vit personne qui puisse lui ressembler.
Suis les arcs-en-ciel, Hermès. Je ne peux pas intervenir directement, mais je peux te conduire jusqu'à elle.
Les arcs-en-ciel ? Dubitatif, et commençant à se demander s'il ne délirait pas, Hermès se mit donc à la recherche d'un de ces phénomènes qui, chez certains mortels, était synonyme de chance et l'occasion de s'autoriser à imaginer plein d'histoires plus merveilleuses les unes que les autres. Ce fut George, resté silencieux jusqu'alors, qui repéra le premier :
« Flaque d'eau, à gauche, sur le trottoir d'en face, juste à côté de la ruelle. »
Il ne fallut que quelques secondes à Hermès pour le repérer à son tour. Mais alors qu'il s'apprêtait à traverser, ses pieds refusèrent de coopérer et il sentit une colère sourde, ainsi qu'une hésitation bien palpable, le submerger.
Iris. Iris, envers qui il avait toujours eu une confiance absolue. Mais les choses étaient différentes, aujourd'hui. La bienveillance de la déesse ne lui semblait, tout d'un coup, plus si sincère. Et si cela n'avait été qu'un masque ? Si Iris n'était rien d'autre qu'une fine manipulatrice ? Après tout, elle avait bien laissé ses enfants sous la bien mauvaise garde de Cole Jones… La prudence du messager s'était réveillée : il n'avait guère envie de tomber dans un probable piège.
Je t'en prie, Hermès. Je sais… je sais que j'ai commis une grosse erreur en faisant confiance à cet homme. Et un jour, je te raconterai tout. Tout ce que tu souhaites savoir. Mais pour l'heure… j'ai juste besoin que tu prennes soin de ma fille, comme j'ai échoué à le faire. Je t'en prie.
La voix de sa collègue s'était faite suppliante, à un tel point que le cœur d'Hermès se serra douloureusement. Suppliante et sincère. Il avait beau tenter de déceler un mensonge, un tremblement de voix, une hésitation, qui mettraient en doute la sincérité de ses propos, le dieu n'en perçut aucune. Peut-être qu'Iris avait, elle aussi, été victime de Cole, après tout. Cédant à son instinct qui lui criait de rejoindre Ambre, et prenant le risque d'accorder une nouvelle fois sa confiance à la déesse, Hermès changea finalement de trottoir et s'engagea dans une chasse aux arcs-en-ciel.
XXxXxXx
Un, deux, trois…
Dix, onze, douze…
Quinze, seize, dix-sept…
Encore aujourd'hui, il serait difficile au Seigneur Hermès de vous indiquer avec précision le nombre d'arcs-en-ciel qu'Iris fit apparaître pour le guider dans sa mission. Tout ce qu'il sut, et sait toujours à l'heure actuelle, ce fut qu'il se contraignit lui-même à arrêter de compter au bout du soixantième. Déjà, parce que cela ne servait strictement à rien, et ensuite, parce qu'il était tellement concentré sur cela qu'il ne voyait même plus où il posait les pieds.
Une vingtaine de flaques d'eau et de boues plus tard, en passant par quelques autres déchets bien odorants, le messager se fit donc la promesse d'arrêter de se concentrer uniquement sur les arcs-en-ciel mais également d'observer ce qui se trouvait aux alentours : cela ne pouvait que lui éviter de futurs faux pas, comme cela lui aurait certainement servi à éviter avec plus d'agilité la patte du chihuahua au pull de polo blanc et à la maîtresse bien revancharde et endurante malgré ses quatre-vingt ans : Hermès avait bien eu du mal à éviter les coups de sac et la course poursuite avait duré bien plus longtemps qu'il ne l'aurait cru. D'ailleurs, si le messager n'avait pas eu le culot, pour citer l'octogénaire, de traverser la rue hors passage piéton, peut-être qu'elle se serait terminé différemment. Et qu'Apollon aurait eu une autre raison de le taquiner et de le charrier pour les cent prochaines années.
Mais, bien heureusement, le dieu des voyageurs n'avait pas été roué de coups de sac à main d'une marque qui avait cru bon de lui voler son nom, et il était encore en pleine forme – quoiqu'un peu à bout de souffle -, lorsqu'il se retrouva à l'entrée du cimetière de Phoenix.
Devant laquelle il marqua un temps d'arrêt.
Parce que, même si Hermès était également un dieu psychopompe, il n'aimait guère traîner là où étaient enterrés les morts ou erraient leur esprit. Pas qu'il n'ait peur d'eux, bien au contraire, mais le dieu craignait qu'à force de les côtoyer, les tristes âmes ne le contaminent et qu'il se retrouve à son tour languissant et mélancolique, lui qui avait toujours été animé d'une joie de vivre presque indestructible. Presque, parce que ces temps-ci, les Parques semblaient prendre un malin plaisir à jouer avec son cœur et ses limites. Et c'était parce qu'il se sentait en ce moment-même vulnérable qu'il rechignait davantage à pénétrer dans le cimetière. Comme si une partie de lui se méfiait d'autant plus aujourd'hui des mains glacées des esprits. Le mal avait la mauvaise manie de profiter de vos quelques moments de faiblesse et Hermès savait qu'il en traversait un : les larmes du cours d'anglais le lui avaient bien signifié, même si le messager essayait tant bien de faire l'autruche.
« Iris, tu es sûre que… »
Hermès avait prononcé cette phrase d'un ton très bas, presque suppliant. Il voulait retrouver Ambre, c'était une certitude, mais peut-être y avait-il un autre passage, un petit détour qui lui permettrait d'éviter…
Elle est ici, Hermès., lui souffla presque immédiatement la voix de la déesse. Troisième rangée, à gauche. S'il te plaît.
Malgré lui, le messager laissa échapper un faible soupir, se passant brièvement une main sur le visage. De tous les endroits possibles et imaginables, de tous ceux qu'on pouvait trouver à Phoenix, Ambre avait choisi celui-ci. Pourquoi ? Pourquoi, alors qu'il ne se sentait pas la force d'affronter quelque âme que ce soit ? Qu'est-ce qui avait bien pu l'amener ici, et sur une tombe bien précise ?
Une certaine panique s'installa dans le cœur d'Hermès à la pensée qu'Ambre serait venue ici pour s'en prendre à la tombe de son père, mais elle disparut bien vite : les Jones étaient originaires du Texas, il avait entendu Matthew l'évoquer avec Apollon au fil de la semaine. Il n'y avait donc aucune raison pour que leur père soit enterré ici.
Alors… ?
Benjamin White.
La pensée percuta Hermès de plein fouet en même temps qu'Iris lui soufflait le nom du fils d'Aphrodite.
Bien sûr. Ben avait grandi ici même. Son père y vivait encore. Et le jeune homme avait été le meilleur ami d'Ambre. Il l'était encore, d'une certaine façon. Et vers qui se tournait-on lorsqu'on était sur le point de craquer ? Lorsqu'on avait l'impression d'étouffer, de ne plus pouvoir respirer correctement parce que le sol venait de trembler et de se fissurer sous nos pieds ?
Un malaise submergea Hermès, pour qui la terre sembla tanguer pendant quelques infimes secondes et les larmes lui montèrent aux yeux.
Les jeux de la Vengeance, organisés par Héphaïstos trois ans auparavant et auxquels avaient participé Ambre et Ben bien contre leur gré, avaient fait scandale au sein de la communauté olympienne : dès le premier épisode diffusé, beaucoup de divinités ont partagé leur souhait de voir cette « monstrueuse émission » déprogrammée, et nombre d'entre elles étaient allées jusqu'à se présenter devant Zeus lui-même pour lui faire part de leur requête, Aphrodite et Iris en tête de file. Même Arès avait fini par émettre des réserves, lorsque le sort de son fils ne s'était plus fait aussi certain qu'il le pensait. Mais le seigneur des cieux n'avait fait qu'hausser les épaules, répétant à qui voulait l'entendre que « si ces gosses n'étaient guère capables de survivre au petit jeu d'Héphaïstos, alors ils ne feraient jamais de bons demi-dieux, de bons héros à qui on pourrait confier une quête. ». Et la torture avait continué. Les audiences avaient flambé, chacun et chacune souhaitant connaître le fin mot de l'histoire. Hermès avait été l'un des seuls, avec Apollon, a détourné les yeux dès les premières minutes de diffusion, la terreur et le dégoût lui provoquant des frissons le long de la colonne vertébrale.
Et quelques jours plus tard, Benjamin White décédait sous le feu des projecteurs. Quelques jours plus tard, les Jones et Hugo Walters étaient convoqués lors d'un conseil Olympien mais personne ne les écoutait réellement, trop honteux et trop occupé. Quelques jours plus tard, la vie des Jones avait basculé et les jumeaux, qui n'avaient jamais eu de réelles interactions avec le monde mythologique autre que ce jeu affreux, tiraient un trait sur cet univers et refusaient les demandes incessantes de Chiron au sujet d'un potentiel entraînement. Ils allaient au camp l'été mais faisaient seulement acte de présence et partaient le plus vite possible.
Si seulement Zeus avait été bienveillant. Si seulement Hermès et les autres s'étaient davantage ligués contre le roi des dieux pour faire cesser ce jeu stupide et injuste. Si seulement…
« … Her-Curtis ? »
Sans s'en rendre compte, Hermès avait avancé en direction de la tombe de Benjamin White. Entendant des pas se rapprocher, Ambre Jones s'était retournée, les sens en alerte, et l'observait à présent avec un air d'incompréhension sur le visage.
« Comment… Qu'est-ce que… qu'est-ce que tu fais là ? »
Le messager resta un instant silencieux, notant avec peine la tristesse dans la voix d'Ambre et les larmes qui continuaient de rouler le long de ses joues. La fille d'Iris était d'une blancheur à faire peur et s'il n'avait écouté que son instinct, Hermès se serait empressé de la serrer dans ses bras.
« Ta… ta mère m'a conduit jusqu'ici, murmura-t-il alors qu'il essuyait ses propres larmes d'un revers de la main. Après ce qui s'est passé au réfectoire, Apollon et moi… »
Apollon et moi ne pouvions pas te laisser comme ça. Apollon et moi avions besoin de te réconforter, de t'écouter, de te dire que tout allait bien se passer. Apollon et moi. Surtout moi, en fait.
Mais les mots se perdirent dans la gorge du messager, qui n'avait guère ni le cœur ni la force de continuer. Pas alors qu'Ambre paraissait si vulnérable. Si mal.
« Tu… ce n'était pas nécessaire., murmura la jeune demi-déesse, qui passa ses bras autour de ses genoux collés à sa poitrine et se reconcentra de nouveau sur le marbre blanc de la tombe de Benjamin White. Ça va. J'ai connu pire. »
Ambre se refermait sur elle-même et Hermès eut la désagréable impression de recevoir un coup de pied en plein estomac. Il resta debout et immobile quelques instants, avant de se décider à s'asseoir aux côtés de la jeune fille.
« Je… Je n'ai pas besoin de pitié, Hermès., souffla cette dernière après un silence qui parut durer une éternité. Ce qui s'est passé est entièrement ma faute. »
« Ambre ! »
Le cri de désespoir, mêlé de colère et de protestation s'échappa d'Hermès avant que celui-ci n'ait le temps d'en prendre conscience.
« Comment… comment peux-tu te persuader d'une chose pareille ?, s'étrangla-t-il ensuite alors qu'Ambre se recroquevillait davantage. Tu… tu n'as absolument rien fait pour mériter pareil… »
« Je l'ai laissé faire. Je ne me suis jamais débattue. Je… j'avais peur que si je le faisais, il ne s'en prenne à Matt. Et… je ne voulais pas que mon jumeau vive ça. Je peux encaisser beaucoup de choses, mais pas… pas la perte de Matthew. Je… je pense que… »
Ambre ne finit pas sa phrase : les émotions reprenant le dessus, elle éclata de nouveau en sanglots silencieux. Les larmes aux yeux, Hermès l'observa quelques secondes, sans savoir quoi faire. Puis, suivant finalement son instinct, le dieu se rapprocha d'Ambre et passa un bras autour de ses épaules, avant de l'amener doucement contre lui.
« Tu n'as pas à te sentir coupable des actes d'un homme perverti par l'alcool et la frustration., lui souffla-t-il à l'oreille alors que ses propres vannes cédaient. Ton sens du sacrifice est remarquable, Ambre, mais ne te sacrifie pas pour lui, s'il te plaît. Il n'en vaut réellement pas la peine. Ce n'est pas lui la victime, ici. Pas lui. En aucun cas. »
« Je… je pensais… je pensais avoir réussi à enfouir tout ça, répondit Ambre d'une voix secouée par les pleurs. Mais… mais c'est toujours là. Comme une épée de Damoclès. Un nuage de pluie qui ne me quitte jamais. Même dans les moments de joie, je… cette ombre, ce fardeau, ces images… ces images sont toujours là, dans un coin de ma tête. Et… et, Hermès, je… je ne sais absolument plus quoi faire… J'ai essayé de ne plus y penser, de me dire que d'autres subissaient un sort beaucoup plus tragique que le mien mais… mais rien ne marche et… et Hugo… Hugo m'en demande trop… »
Resserrant son étreinte, Hermès laissa Ambre enfouir sa tête dans le creux de son cou, laissant ses larmes mouiller son t-shirt. Le dieu tremblait presque aussi fort que la demi-déesse, comme si celle-ci lui communiquait tout son chagrin et sa détresse. Enfouissant son visage dans les cheveux blonds qui sentaient le jasmin, il déglutit difficilement.
« Il… il faut que tu acceptes de te faire aider, Ambre. Si… si ce n'est pas Apollon, on trouvera une solution. Quelqu'un. Et… l'argent ne sera pas un problème. Je… je veux que tu te reconstruises, et je mettrai tout ce que je peux en œuvre pour cela, je te le promets. Les choses vont s'améliorer, Ambre. Crois-moi. Je vais tout faire pour. Je suis là. Je suis là pour toi et jamais je ne te laisserai tomber. »
