L'ensemble du chapitre se déroule en 1983.

Mont Olympe,

600ème étage de l'Empire State Building,

New York, Etats-Unis.

« Eh, Arès ! Dépêche-toi, ça va commencer ! »

Pour toute réponse, le dieu de la guerre laissa échapper un grognement et ne se pressa pas davantage pour regagner le séjour : le nouveau jeu d'Héphaïstos, quoi que ce gredin avait pu inventer, ne l'intéressait guère. Cela revenait toujours à la même chose. La mocheté en faisait tout un foin pendant des heures et, au final, on se retrouvait face à une réédition d'un vieux jeu has been qui aurait du rester au placard. Et cela, tout le monde le savait : tout le monde savait qu'Héphaïstos TV s'essoufflait et que rien d'intéressant ne pourrait jamais plus voir le jour sur cette chaîne. Et pourtant.

Pourtant, Héphaïstos avait réussi à enthousiasmer la plupart des divinités, qui, en ce moment-même, devaient être en train de fixer l'écran de leur télévision la bouche à moitié ouverte, la main dans les pop-corn, attendant que le « spectacle » commence…

Ou le pétard mouillé…

« Allez ! Ramène le nectar et arrête de faire cette tête ! Je sens que ça va être génial ! »

L'enthousiasme d'Eros donnait des nausées. D'ailleurs, à bien y penser, Arès ne savait même pas pourquoi il avait accepté cette « soirée entre mecs » : lui et Eros n'avaient rien en commun. Ils ne se côtoyaient même pas au quotidien. Ils n'étaient même pas amis. Mais la divinité primordiale semblait vouloir lui coller au train et faire de lui l'un de ses proches. Autant avouer tout de suite que, si Aphrodite n'avait pas annulé leur rencard à la dernière minute, Arès n'aurait jamais accepté l'invitation d'un dieu à l'allure efféminée et qui puait la niaiserie à plein nez : les rumeurs circulaient très vite sur l'Olympe et il était hors de question qu'une quelconque nymphe s'amuse à remettre en cause sa virilité…

« Il n'y a que la promo qui est géniale, grogna finalement Arès en rejoignant Eros sur le canapé. Cet idiot a une très bonne équipe de comm, mais pour ce qui est du reste… »

Le vide. Le néant. L'obscurité la plus totale.

« Serait-ce de la jalousie que j'entends ? »

Un sourire amusé étirait les lèvres d'Eros et Arès se retint de lui en mettre une pour le faire disparaitre.

« Non, juste… »

Mais Eros s'était déjà retourné vers l'écran où un compte à rebours de dix secondes venait de s'afficher et ne lui prêtait guère plus attention, ayant même émis un bruit sec avec sa langue pour l'inciter au silence.

Arès marmonna dans sa barbe. La soirée allait être longue.

Très longue.

« Qu'est-ce que vous pensez que ça va donner ? »

Lentement, Apollon ferma la porte du réfrigérateur à l'aide de sa jambe droite, faisant bien attention à ne pas renverser les quatre verres de nectar qu'il tenait entre ses mains. Il n'avait prononcé cette question à voix haute, sa bouche étant occupée à tenir le paquet d'ambroisie qu'il comptait amener sur la table basse, mais savait pertinemment que ses interlocuteurs l'avaient entendu.

« Aucune idée., souffla Hermès, le nez dans un bouquin qu'Apollon lui avait passé la semaine précédente. J'ai bien essayé d'en savoir davantage, mais Héphaïstos n'a rien voulu lâcher. »

« Aaah, même tes talents de négociation ont des limites, alors ? », s'amusa le musicien.

Mais comme il avait voulu prononcer cette phrase à voix haute, cela ressembla davantage à :

« Aaaah, mm ttt talngtin des lim lors ? », ce qui incita ses invités à tourner leur regard dans sa direction.

« Par les Parques, Apollon, pourquoi n'as-tu demander de l'aide ? »

La voix amusée d'Hermès se perdit quelque peu dans l'éclat de rire d'Hélia, tandis que l'expression d'Artémis semblait hésiter entre lassitude et moquerie.

Pour toute réponse, Apollon haussa les épaules, faisant soupirer Hermès. Le messager se leva de son fauteuil, et posant son livre sur la table basse, entreprit de secourir Apollon en se saisissant de deux coupes de nectar. Hélia, quant à elle, s'occupa des deux autres, et le musicien put enfin déposer le paquet d'ambroisie sur la table basse, remerciant sa fille et son ancien compagnon au passage.

« Vous êtes mes invités, je n'allais tout de même pas vous demander de m'aider. Les règles de l'hospitalité, cher Hermy. »

« Les règles de l'hospitalité ont des limites, cher Pollo. Et puis, rien ne t'empêchait de faire deux allers-retours. Cela aurait été nettement plus simple. »

« Si. Mon manque de motivation m'en empêchait, figure-toi. Et la peur que le spectacle commence sans moi. »

« Vous pensez réellement que cela vaut le coût ? Je veux dire… Ambroisie et nectar. Une occasion spéciale, non ? Ce n'est pas comme si Héphaïstos sortait de nouveaux jeux tous les ans… »

« Ne dénigre pas ton oncle, jeune fille., s'exclama Apollon, un air faussement offusqué sur le visage, à l'intention d'Hélia. Et puis, ça nous laisse le loisir de nous faire plaisir. Et qui sait, peut-être que ce jeu-là en vaudra la chandelle. », ajouta-t-il avec un haussement d'épaules.

Presqu'aussitôt, il croisa le regard sceptique d'Artémis. La chasseresse s'était d'ores et déjà fait sa propre idée sur ce que leur demi-frère avait vendu comme « le jeu du siècle » et Apollon ne pouvait lui en vouloir : un an jour pour jour, Héphaïstos leur avait également promis du grand spectacle. Pour ensuite essuyer pas mal de moqueries après que les divinités aient passé leur soirée à regarder d'anciens héros effectuer des courses en sac et des batailles de tartes à la crème d'un air tout aussi blasé que le leur.

Apollon ne pariait pas non plus beaucoup sur le nouveau jeu télévisé de leur frère, il devait l'avouer. S'il avait sorti ambroisie et nectar, ce n'était pas pour fêter la nouveauté d'Héphaïstos TV. Mais plutôt parce que ce soir était l'un des seuls où les trois personnes à qui il tenait le plus étaient réunies dans la même pièce que lui : cela n'arrivait guère souvent. Non, cela se faisait même de plus en plus rare. Et c'était un constat qui attristait Apollon. Non pas que le musicien se montra rancunier vis-à-vis de cela : Artémis occupait tout son temps à ce qu'elle aimait le plus – chasser et veiller sur ses suivantes -, l'entreprise d'Hermès florissait de jour en jour, ce qui faisait siffloter de joie le messager, et Hélia s'épanouissait merveilleusement dans le monde des mortels. Tous les trois étaient heureux et cela convenait parfaitement à Apollon qui ne demandait que cela. Mais il se languissait également parfois de leur présence et même s'il arrivait à les voir régulièrement individuellement, il n'était jamais contre les avoir tous autour de lui le temps d'une soirée. Et ce soir, c'était le soir. Alors autant en profiter pour sortir le grand jeu.

Grand jeu… jeu télévisé… Pas mal, Apollon, pas mal.

« Tu me sembles bien pensif, cher frère. »

Le ton à la fois interrogateur et amusé de sa sœur sortit le musicien de ses pensées.

Papillonnant des paupières, il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre qu'il avait dû rester immobile et silencieux un bon bout de temps. Sinon, Artémis n'aurait guère relevé. Et Hermès et Hélia ne l'observeraient pas avec une once d'inquiétude dans le regard.

« Pardon, soupira-t-il à voix basse, ne pouvant s'empêcher de ressentir une certaine honte à l'idée que ses proches aient pu détecter ne serait-ce que le moindre soupçon d'émotions négatives – ce n'était pas une soirée à gâcher, par tous les diables ! -, je me faisais juste la réflexion que cela faisait longtemps qu'on ne s'était pas vus, tous les quatre. »

Comme pour dissimuler son malaise, il se redressa et ouvrit le paquet d'ambroisie, tandis qu'Artémis hochait la tête.

« C'est vrai. On devrait tenter de faire cela plus régulièrement. »

« Pardon ? »

« Tu peux répéter ? »

« Qui es-tu et qu'as-tu fais à ma tante ? »

Les trois questions fusèrent quasiment en même temps, arrachant un rire à la chasseresse. Celle-ci se passa une main dans ses cheveux auburn avant de répondre :

« Ce n'est pas parce que je fais souvent bande à part que vous ne comptez pas pour moi. Apollon, tu es mon jumeau, bon sang. Hermès, le seul olympien avec Dionysos qui n'a jamais cherché à me courtiser et qui me traite comme une égale. Et Hélia, tu es ma nièce. J'aime la solitude, jouer les mères de substitution auprès de mes suivantes, mais j'aime également m'entourer de celles et ceux que je considère comme ma famille, mes amis, mes proches. Sinon, vous savez très bien que j'aurais trouvé une excuse pour vous poser un lapin ce soir. A la dernière minute, qui plus est. », ajouta-t-elle avec une pointe de défi et de satisfaction dans la voix.

Et cela était véridique, personne ne pouvait le nier : que ce soit pour un énième conseil olympien où Zeus avait prévu de se plaindre pendant des heures, ou une simple fête mondaine, la chasseresse semblait toujours avoir de très bons arguments en poche pour y échapper et se faire excuser. Apollon s'était de nombreuses fois demander comment les Parques pouvaient se montrer aussi généreuses envers sa sœur, pour lui offrir tant d'imprévus quelques heures avant un événement auquel personne ne souhaitait réellement se rendre.

Il apprenait ce soir qu'elle mentait ouvertement à leur père et que ce dernier n'y voyait, en l'occurrence, que du feu : Hermès semblait soudainement avoir une rude concurrence.

Mais plus que le mensonge, c'était la quasi-déclaration d'amour et d'affection que le musicien retenait du discours d'Artémis : elle si d'ordinaire réservée et peu encline à ne lâcher que le moindre compliment, elle leur disait aujourd'hui les considérer comme sa plus proche famille. Apollon ne pouvait qu'imaginer l'effort que cela lui demandait. La déesse de la lune, avec son tempérament parfois explosif, n'en restait pas moins une sacrée introvertie… et puis, ils avaient tous les deux grandi auprès d'une mère qui les avait obligés à refouler le moindre sentiment qui n'était guère produit par la colère.

Le musicien était à la fois touché et admiratif. Et il en avait perdu les mots, littéralement.

Tu sais, je t'en voudrais pas si tu souhaites me serrer dans tes bras.

Hébété, Apollon observa longuement sa jumelle. Qui l'encouragea d'un hochement de tête, une drôle de lueur dans le regard. Alors, d'un geste plein d'hésitation, comme s'il craignait de se brûler ou qu'Artémis décide finalement de le repousser brutalement, Apollon finit par passer une main autour des épaules d'Artémis, avant de la serrer contre lui, enfouissant son visage dans ses cheveux.

Je t'adore, Arty.

Ne pousse pas le bouchon trop loin, Apollon., sourit la déesse, nullement mécontente de cet échange avec son frère.

Les jumeaux restèrent ainsi quelques secondes, avant qu'une paire de bras supplémentaire vienne les entourer. Et qu'un flash suivi du cliquetis familier d'un appareil photo ne retentisse dans la pièce.

Trois paires d'yeux se tournèrent instinctivement vers Hermès.

« Eh bien ?, demanda celui-ci, tout sourire – mais Apollon crut voir des larmes humidifier ses yeux -, c'était un moment qui se devait d'être immortalisé. Apollon et Artémis qui se serrent dans les bras, c'est quelque chose qu'on ne voit pas tous les jours ! Mais heureusement qu'Hélia est là pour donner de la beauté supplémentaire au cliché. »

« Tu sais ce que tu risques si tu dévoiles cette photo au grand public, hm ? »

Comme pour ne pas faire davantage face aux émotions qui lui serraient la gorge, Artémis s'était détachée d'Apollon et d'Hélia et posait désormais un regard faussement menaçant sur le messager.

« Bien entendu. Ce cliché restera sagement dans mes collections personnelles. », s'exclama Hermès, main sur le cœur et yeux clos, comme en signe de promesse.

« Et sur mon frigo ! Tu pourras m'en faire un tirage, papa ? », s'enquit Hélia, qui, d'un bond, s'était précipité aux côtés de son père et l'observait avec des yeux suppliants.

« Si Hélia a son tirage, je réclame également le mien ! », s'exclama Apollon, croisant les bras, comme pour donner plus de crédibilité à son air boudeur.

« Si jamais tu peux en faire plusieurs exemplaires, je serais ravie d'en avoir un aussi, lâcha Artémis. Histoire de pouvoir jouer aux fléchettes sur la silhouette d'Apollon lorsque j'aurais besoin de lâcher prise. »

« Hé ! »

Faussement outré, Apollon lui donna un coup de coude dans les côtes. Artémis ne broncha pas, se contentant de lui sourire avec amusement.

« J'ai compris, quatre tirages pour la photo, quatre ! C'est mon porte-monnaie qui va en souffrir mais… oh, tiens, on dirait que ça commence ! »

Hermès avait été interrompu par un bip émit par le téléviseur et presqu'aussitôt, l'ensemble du petit groupe s'était tourné vers l'écran, où un compte à rebours venait de débuter.

« Et que la torture commence… », souffla ironiquement Artémis en roulant des yeux.

Apollon fut tenté de lui lancer un coussin en pleine figure, mais il n'en eut pas le temps : avec un soupir de contentement, Hélia venait de se laisser tomber à ses côtés, sa tête reposant contre son épaule. Cela arracha un sourire tendre à Apollon, qui passa un bras derrière son dos et en profita pour serrer les doigts d'Hermès, assis aux côtés d'Hélia, entre les siens.

Le messager ne broncha pas et Apollon s'offrit à son tour le droit de respirer pleinement : peut-être que le programme qui allait suivre allait les ennuyer à mourir, mais le dieu était certain de passer une bonne soirée : sa fille était près de lui et son ancien compagnon aussi. Ancien compagnon qui n'avait guère fui son contact. Une première depuis des semaines.

Ambre avait l'impression de vivre l'un de ses pires cauchemars : après les avoir piégés, affamés, engraissés comme des oies les semaines précédant Noël, Héphaïstos les avait conduits, elle, Benjamin, Jake et Hugo au sein d'une pièce sombre. L'espace était si réduit qu'ils se marchaient presque dessus. Que la jeune fille pouvait sentir les tremblements de Jake comme l'haleine peu avenante d'Hugo. Le noir avait régné en maître, et seule la main de Ben liée à la sienne l'avait empêchée de sombrer dans la panique. De plonger dans ses vieux démons qui associaient obscurité et torture, malheur, douleur.

Oui, la main du fils d'Aphrodite avait réussi à rassurer l'enfant qu'elle avait été – et que, quelque part, elle était encore (à quatorze ans, avait-on réellement laissé notre enfance derrière soi ? Ou étions-nous toujours en transition ? Un pied dans chaque bassin, encore trop peu confiant pour saisir la main que le monde des adultes semblait plus qu'heureux de nous tendre ?) –, jusqu'à ce que la lumière apparaisse.

Une lumière éblouissante, comme celle qui appartenait davantage au monde du spectacle qu'à un usage domestique. Une lumière éblouissante que tous s'étaient pris de plein fouet. Mais même s'il cela avait provoqué quelques cris et bonds de surprise, la tension était montée d'un cran quand une voix – que Ambre avait sans peine reconnue comme appartenant à leur kidnappeur -, s'était élevée à un volume assourdissant pour…

Pour dire quoi, d'ailleurs ?

La fille d'Iris n'avait pas tout saisi, comme si son cerveau avait voulu ne pas retenir pour ne pas souffrir davantage. Seuls les mots « jeu », « divertissement », « épreuves » ou encore « paris ouverts » ne cessaient de retentir dans son esprit. Et Matthew. Matt, son jumeau, qui se trouvait seul Héphaïstos savait où et qui n'avait visiblement assez d'oxygène que pour soixante-douze heures.

Soixante-douze heures. Peut-être moins depuis que l'annonce avait été faite.

A cette pensée, le cœur d'Ambre accéléra encore un peu plus la cadence et la jeune fille regarda droit devant elle. Là où plus tôt s'était tenue une porte, un passage étroit s'ouvrait désormais devant eux. Un passage qui semblait se démultiplier avec la distance. L'instinct d'Ambre voulait à tout prix se mettre à courir. S'avancer dans ces étroits dédales et tout faire pour retrouver son frère. Elle ne le laisserait certainement pas mourir. Pas lui. Pas sa moitié. Il fallait à tout prix qu'elle fasse quelque chose.

Mais que faire lorsque vos jambes étaient comme deux poteaux de béton qui refusaient de bouger ?

« Tu peux me dire ce que tu fais ? »

La voix de Benjamin White sortit Ambre de ses pensées et la fille d'Iris se tourna vers lui, tentant tant bien que mal de s'accrocher aux quelques mots qui s'échappaient de ses lèvres. Comme une bouée de sauvetage. Un ultime moyen de fuir son imagination qui lui montrait déjà le cercueil dans lequel son frère serait sans doute inhumé. Non, elle ne devait pas penser à cela. Elle devait…

« T'as pas entendu l'autre maboul ? »

La voix d'Hugo Walters se faisait précipitée et hachée, presque haletante, comme si les gestes qu'il faisait l'épuisaient déjà.

« C'est une compétition. Que le meilleur gagne. Je suis persuadé que celui qui arrivera en premier auprès de Jones sera le seul et unique survivant. Alors, désolé mais… »

« Mais quoi ? »

L'exclamation de colère mêlée de surprise résonna contre les murs de pierre. D'un geste vif, Benjamin s'était saisi du poignet d'Hugo, empêchant ce dernier de fourrer une nouvelle barre d'ambroisie dans son sac.

Parce que c'était cela, qu'il était en train de faire, réalisa Ambre avec horreur. Il était…

« Tu décides de la jouer solo parce que tu es trop avare de gloire et de drachmes pour comprendre qu'Héphaïstos ne tient pas à ce qu'aucun de nous ne sorte vivant d'ici ? »

Qu'aucun de nous ne sorte vivant d'ici…

Ambre sentit son estomac se retourner.

Et davantage encore lorsqu'Hugo se dégagea brutalement de l'emprise de Benjamin et se releva précipitamment, sac encore ouvert sur l'épaule. Du peu que le dieu des forges avait voulu leur laisser, le fils d'Arès n'avait rien laissé.

« Qu'est-ce que tu en sais ? »

Le ton d'Hugo était aussi sec qu'un désert en plein été. Et dénué de toute émotion. Si ce n'était la colère.

Il semblait à Ambre que c'était là la seule émotion que son camarade était capable de ressentir.

« Depuis la nuit des temps, les dieux et déesses se montrent généreux envers ceux qui réussissent des exploits de toute sorte. Héphaïstos ne fait que nous mettre au défi. Non, il nous met face à ce pourquoi notre enseignement à la colonie nous à préparés : des épreuves, des monstres, des quêtes. Si j'arrive à prouver que je suis un demi-dieu en bonne et due forme, alors peut-être que je recevrais enfin les honneurs de mon père. Voire plus. »

« La colonie ne nous a pas uniquement préparés aux quêtes et aux dangers de celles-ci, Hugo. Elle nous a aussi appris à compter les uns sur les autres. A comprendre qu'ensemble, nous n'étions que plus fort. A ton avis, à quoi sert Capture l'Etendard ? Pas simplement à assouvir le sentiment de supériorité des enfants d'Arès. Mais aussi à nous unir. »

Ben avait sorti ce discours d'un ton étrangement calme, compte tenu de la situation. Mais si Ambre associait Hugo à la colère, elle avait toujours associé son meilleur ami au calme. Il semblait que le fils d'Aphrodite préservait son sang-froid et sa lucidité en toute circonstance. Peut-être parce qu'il avait eu son lot de traumatismes et qu'il était arrivé bien plus jeune à la colonie des sang-mêlés que la plupart des autres demi-dieux.

« Nous unir ?, s'exclama Hugo avec un reniflement de dédain qui arracha une grimace à Jake. Vous vous êtes vus ? Vous n'êtes qu'une paire de bras cassés. Je ne suis pas une poule, je n'ai pas le temps de couver. Va falloir vous débrouiller pour sortir de là seuls, les cocos. Moi, je la joue solitaire. J'ai quatre-vingt-dix pourcents de chance supplémentaire de sortir d'ici si je vous laisse crever dans votre coin. »

« Si jamais tu y arrives… tu prendras le temps d'aider Matthew ? »

Cette question avait franchi les lèvres d'Ambre avant qu'elle ne puisse la retenir. Elle savait qu'en demandant une telle chose, elle admettait d'ores et déjà le fait qu'elle mourrait certainement entre ces murs – et le regard légèrement réprobateur que lui lançait Ben la faisait culpabiliser -, mais cela était plus fort qu'elle : s'il y avait une chance pour qu'Hugo réussisse à trouver Matt avant eux, elle voulait s'assurer que son jumeau rencontrerait tout l'aide qu'il aurait besoin. Qu'il sortirait de cet…

« T'es sérieuse, Barbie ? »

Le rire étonnamment franc du fils d'Arès la fit frissonner et elle sentit Ben se rapprocher davantage, comme pour la protéger du choc qui allait suivre. Même si Ambre savait nettement à quoi s'attendre.

« C'est ton jumeau. C'est le meilleur pote de White, ajouta Hugo. Je le connais pas. C'est pas ma responsabilité. Tout ce que je veux, c'est foutre le camp d'ici le plus rapidement possible. Alors non, désolé chérie, mais ton frère peut également aller se faire voir. »

Ambre savait à quoi s'attendre mais cela ne l'empêcha pas de blêmir et de vaciller, les larmes désormais au bord des yeux. Elle sentit les bras de Benjamin s'accrocher à elle tandis qu'elle détaillait avec horreur le sourire décidé et cruel qui étirait les lèvres d'Hugo : c'était comme si celui-ci venait définitivement de condamner Matthew à mort… et… et…

« Ambre ? Ambre ! Tu m'entends ? »

La fille d'Iris ne savait pas comment elle avait atterri au sol, mais elle y était désormais assise. Avec un Ben inquiet accroupi devant elle. Le rouge lui monta aux joues : ils étaient dans une situation qui demandait bravoure et résilience, et elle s'évanouissait déjà.

« Hugo est parti mais ne t'en fais pas. On a encore Jake et les satires sont connus pour leur sens d'orientation ainsi que leur odorat surdéveloppé. Et tu sais nous jouer deux trois airs de flûte, pas vrai, Jake ? »

Le satire hocha la tête à plusieurs reprises, comme s'il essayait par là de s'en convaincre lui-même.

Jake n'avait pas encore de cornes. Ou ne serait-ce que l'ombre d'une. C'était un débutant.

Mais Ambre était trop fatiguée pour remettre les paroles de Ben en question.

Quelque chose la titillait, cependant.

« Mais Ben… Hugo est parti avec l'ensemble des provisions, souffla-t-elle, ancrant son regard bleu dans celui noisette du jeune homme. En toute honnêteté… »

« Une partie des provisions. Je ne sais pas exactement ce qu'il s'est passé, mais lorsque vos regards se sont croisés, il s'est plié en deux, comme s'il était soudainement en proie à une vive brûlure d'estomac. Il en a fait tomber le quart de son sac mais n'a pas cherché à le récupérer : il semblait presser de nous quitter. Ou d'échapper à ton regard. Je n'ai pas trop compris, sous le flot d'injures. »

Arès était mort de rire. Littéralement.

Le dieu de la guerre était pris d'une telle hilarité que des larmes coulaient le long de ses joues et que ses éclats de rire couvraient le son de la télévision.

Il avait beau détester Héphaïstos au plus au point, nourrir envers lui une rancune éternelle, il n'en restait pas moins que ce nouveau jeu était superbe.

Vraiment. Si le dieu des forges s'était trouvé en ce moment-même à ses côtés, nul doute qu'il l'aurait emporté dans une accolade des plus viriles tout en lui adressant ses sincères félicitations : par quel miracle, par quel mouvement des Parques Héphaïstos avait-il eu cette idée, lui qui semblait avoir toujours le cerveau le plus lent du panthéon, Arès ne ne savait guère. Mais il n'avait, pour l'heure, pas besoin de réponse : il préférait se régaler des images plutôt que de chercher une explication à tout cela. Héphaïstos proposait aujourd'hui un programme d'une rare qualité et il aurait été idiot de ne pas en profiter pleinement.

« Pourquoi est-ce que tu ris comme cela ? Tu as perdu la tête ? »

Le ton ronchon et désagréable d'Eros le tira de son hilarité et Arès put reprendre son souffle, un large sourire continuant néanmoins d'étirer ses lèvres.

La divinité primordiale de l'amour et de la puissance créatrice qui avait pourtant montré un intérêt et un enthousiasme évident pour le jeu avant même sa diffusion, avait désormais radicalement changé d'attitude : le dos tourné à l'écran, les mains contre les oreilles, Eros avait le teint pâle et décochait un regard réprobateur à Arès.

« Il n'y a rien de drôle. », asséna-t-il, du ton d'un parent qui tente de ramener son enfant à la raison.

Sauf qu'Arès n'avait guère besoin qu'on le ramène d'où que ce soit. Il avait toute sa tête. Son esprit n'avait jamais été aussi clair.

« Et c'est qui, le rabat-joie, maintenant, hm ?, s'exclama le dieu, qui monta encore plus le volume juste pour voir son camarade grimacer. Je pensais que tu attendais cette nouveauté avec impatience. »

« Je ne m'attendais pas à ce que cette nouveauté soit une boucherie. »

Cette réplique cinglante ne fit ni chaud ni froid à Arès, qui se contenta de lever les yeux au ciel, agacé : les gens ne savaient guère plus s'amuser, de nos jours. Où était passé l'enthousiasme qui avait animé ses collègues divinités lors de la guerre de Troie ? Ou les deux mondiales ?

« Tu ne vois pas que c'est là où réside justement le génie d'Héphaïstos ?, lança-t-il en se redressant sur son siège, soudain animé par un enthousiasme dévorant. Tout le monde s'attendait à ce que ce vieux fou nous passe un remake de course aux drachmes[1]. Et là, surprise, un vrai jeu ! Avec de vrais enjeux ! Et des joueurs qui ne savent absolument pas ce qui les attend parce qu'ils n'ont pas eu à apprendre un script par cœur ! »

Rien qu'au souvenir des disputes surjouées et des ébats montés de toute pièce de course aux drachmes, Arès éprouvait des nausées.

« Ok, je veux bien que ce ne soit pas encore une autre de ces émissions réunissant de bien piètres acteurs, admetta Eros en haussant les épaules. Mais tu ne crois pas que c'est pire ? Ce sont des gosses. Qui vont se faire massacrer. »

« Oh, arrête d'être aussi pessimiste ! Ce sont des demi-dieux, Eros. Leur définition est donc de se faire massacrer. C'est ce pourquoi ils sont faits : pour nous divertir avec leur piètre stratégie défensive et leur mental aussi mou qu'une guimauve restée trop longtemps au soleil. Héphaïstos nous propose la plus belle des distractions en ces temps si calmes ! »

« Il y a un de tes fils, dans le lot. »

C'était là le dernier argument d'Eros : il savait qu'il ne pouvait argumenter que l'absence de guerre ou de conflit était une bonne chose – Arès était le dieu de la guerre -, mais il pensait qu'en amenant le sujet de la famille, de la parenté, le dieu olympien se calmerait un peu.

Mais il sembla, au contraire, s'enorgueillir davantage.

« Et c'est cela qui rend la chose encore plus intéressante, Eros., s'exclama-t-il, d'une voix où teintaient fierté et amusement. Ça fait un moment que j'attends qu'Hugo fasse ses preuves. Et tu as vu comment il a rabroué ce stupide fils d'Aphrodite ? Splendide ! Je sais déjà qu'il va être le grand gagnant. Il ne peut que l'être, face à de tels adversaires. Tu as vu la blonde ? Aucune résilience. Cinq minutes d'émission et un malaise. Le fils d'Aphro est trop attaché à elle pour la laisser tomber et c'est ce qui le perdra. Il ne reste plus que le satire. Mais qui a déjà vu un satire battre un fils d'Arès ? »

Il régnait une telle conviction dans les paroles du dieu qu'Eros en avait la chair de poule. Le teint désormais presque translucide, il observa son ami avec inquiétude alors que celui-ci reportait son attention sur l'écran de télévision. Après avoir effectué ses premiers paris.

Matthew Jones était dans une situation bien plus précaire qu'il ne l'avait pensé : la plateforme de verre sur laquelle il se trouvait n'était pas qu'une simple plateforme. C'était également une cage. Un espace fermé d'une dizaine de mètres carrés.

Le fils d'Iris s'en était rendu compte bien avant que le dieu des forges ne prenne la parole : il lui avait fallu seulement quelques pas pour que sa tête heurte de plein fouet une surface vitrée presque invisible à l'œil nu. Maintenant, le jeune homme arborait une magnifique bosse sur le front et son nez saignait. Il était persuadé que cela avait dû bien faire rire les téléspectateurs.

Les téléspectateurs.

Assis à même le sol, ses genoux repliés contre lui, le fils d'Iris ne cessait de fixer la caméra d'un air à la fois perplexe et anxieux : tout cela le dépassait. Il y avait encore peu de temps, pour ne pas dire quelques semaines, Ambre et lui ne savaient absolument rien du monde auquel ils appartenaient. Et maintenant, tous les deux faisaient partie d'un jeu morbide sorti de l'imagination d'un dieu qui ne devait sans doute pas être très sain d'esprit.

Est-ce que les jumeaux Jones avaient réussi l'impensable ? Est-ce qu'en trois semaines, ils avaient réussi ce qu'aucun demi-dieu n'avait encore jamais accompli ? Se mettre une divinité olympienne sur le dos ?

Mais si cela était le cas, qu'avaient-ils fait ? Quel crime odieux avaient-ils commis sans même s'en rendre compte ?

Les jeux de la vengeance… Mais quelle vengeance ? Comment un dieu pouvait désirer se venger de demi-dieux qui ne lui avaient causé aucun tort ?

Le cœur battant la chamade, Matthew se passa une main sur le visage avant de s'obliger à fermer les yeux et à ralentir sa respiration : Héphaïstos avait annoncé qu'il n'avait d'oxygène que pour soixante-douze heures. Céder à la panique, essayer de comprendre l'incompréhensible, n'était guère la bonne solution : plus votre cœur battait vite, plus vous aviez besoin d'oxygène. S'il voulait tenir le plus longtemps possible, Matthew devait donc garder son calme. Fermer les yeux et s'imaginer…

Un sursaut et un cri de surprise échappèrent au jeune homme lorsqu'un bruit sourd se fit entendre à sa gauche. Ouvrant les yeux, il tourna la tête avec une telle rapidité qu'il sentit une douleur lancinante irradier le long de sa nuque.

Mais cette douleur n'était guère suffisante pour éloigner la peur qui le saisit alors au creux de l'estomac : trois chimères, dont une qui semblait essayer de creuser dans le verre, tournaient autour de sa cage, l'observant comme s'il s'agissait là du plus beau repas qu'elles n'avaient encore jamais eu l'occasion de déguster. Matthew déglutit difficilement et se décala légèrement, assez pour mettre suffisamment de distance entre ces trois rôdeuses et lui.

Mais la peur ne cessait de lui tordre les boyaux, malgré son esprit qui lui criait de se calmer et de trouver une solution pour économiser au maximum son oxygène.

Il était comme cela, il n'y pouvait rien. Il se faisait un sang d'encre. Mais pas pour lui.

Pour Ben. Pour Jake. Pour Ambre.

« Par les Parques, s'il vous plaît, faites qu'ils s'en sortent. Si je dois mourir, je l'accepterais. Mais épargnez-les… »

Le silence régnait au sein du salon. Cela faisait plus de vingt minutes que Apollon comme Hermès, en passant par Hélia et Artémis, que tous étaient figés devant l'écran de télévision, la bouche légèrement entrouverte pour certains, le teint pâle pour tous.

Aucun d'entre eux ne semblait pouvoir parler. Aucun d'eux ne semblait en l'état de détourner les yeux de l'écran de télévision, quand bien même ils auraient tous aimé le faire. Oui : détourner le regard, éteindre cette fichue télé et aller prendre l'air. Ou se rendre aux toilettes.

Apollon ne se souvenait plus de la dernière fois où l'ambroisie lui avait pesé si lourd sur l'estomac.

« C'est… Il s'agit d'une blague, n'est-ce pas ? C'est tout bonnement un coup monté ? »

La voix d'Hélia se faisait tremblante. Tremblante et hésitante. Apollon aurait aimé la serrer dans ses bras, lui prendre le visage et lui épargner les images. Mais il semblait que tout son corps était fait de plomb. Le musicien était dans l'incapacité de bouger.

« Cela n'en a pas l'air… malheureusement… »

Hermès. D'une voix blanche, tout aussi tremblante que celle de sa fille. Lui aussi, Apollon aurait aimé le serrer dans ses bras.

« Il est au courant que ce sont des gosses ? Des putains de gosses ? »

Artémis. Apollon l'aurait sans doute reprise sur sa soudaine vulgarité si la situation aurait été tout autre. Pour l'heure, son esprit partageait entièrement la colère sourde et les paroles de sa sœur : les personnes qui déambulaient sous leurs yeux étaient peut-être des demi-dieux, il n'en restait pas moins que le dieu ne leur donnait guère plus de quinze ans. Et à en juger par leur apparence négligée et leur expression apeurée, aucun d'entre eux n'avait signé pour participer. Héphaïstos venait de franchir une limite, avec une joie qui faisait froid dans le dos.

« Par… Mais qu'est-ce qui a bien pu lui passer par la tête ? »

Enfin Apollon avait pu s'exprimer. Mais cette simple question ne reflétait absolument pas l'état de choc dans lequel il se trouvait présentement : il avait des nausées et une grande envie d'étrangler son frère. De le confronter à son idée digne des pires tortionnaires. Il avait envie de secourir ces pauvres héros qui n'avaient strictement rien demandé et à qui Héphaïstos coupait l'herbe sous le pied aussi facilement que s'il avait obtenu le droit de couper le fil des vies des mortels.

Et il n'était pas le seul à vouloir toutes ces choses : il pouvait le sentir dans les énergies vibrantes de rage, de tristesse et de stupéfaction de ceux qui l'entourait. Nul doute que s'il décidait de partir tout de suite, Artémis, Hermès et Hélia en décideraient tout autant…

« Ce ne sont que des innocents. Papa, nous devons faire quelque chose. »

Par le « papa », Hélia s'adressait aussi bien à Apollon qu'à Hermès. Mais aucun des deux ne semblaient en état de répondre, trop plongés dans leurs pensées respectives.

Faire quelque chose… mais quoi donc ? Si, comme Hermès le disait, Héphaïstos n'avait lâché aucune information à qui que ce soit, ils mettraient sans doute des jours à trouver le lieu où le « jeu » se déroulait… et il serait alors déjà trop tard. Sans indice tangible, ils ne…

« Attends une minute. Le garçon, celui aux cheveux noirs… »

Artémis n'attendit pas qu'Hermès finisse sa phrase pour la compléter par elle-même.

« C'est Ben White, acquiesça-t-elle, mâchoires serrées. Mes chasseresses essaient de le retrouver depuis une quinzaine de jours. Et Aphrodite a mis des affiches signalant sa disparition dans tous les recoins de l'Olympe. Je ne l'ai jamais vue aussi affolée. »

Des affiches dans tout l'Olympe… Apollon s'en souvenait, désormais. De ce visage au sourire radieux et aux yeux brillants. Aux fossettes et à l'expression encore enfantine. Aphrodite lui avait même demandé de guetter depuis son char s'il ne l'apercevait pas…

Une brique sembla tomber au fond de son estomac.

« Les jeux de la vengeance… », murmura-t-il, d'une voix blanche.

« Avec un fils d'Aphrodite et un fils d'Arès comme participants… », renchérit Artémis, dont les rouages du cerveau tournaient aussi à plein régime.

« Vous… non, il n'a pas le droit ! »

Hélia s'était brusquement levée, faisant sursauter ses trois compagnons. Ses yeux étaient humides et son expression affolée.

« Il n'a pas le droit de faire cela ! S'il veut se venger d'Aphrodite et d'Arès, qu'il s'en prenne directement à eux. Pas à ces demi-dieux ! »

Murmurant un juron en grec ancien, Hermès se passa lentement une main sur le visage. Rares étaient les fois où Apollon l'avait vu aussi blanc.

« Il est malheureusement parfois plus facile de s'en prendre à des êtres plus faibles et chers au cœur de nos ennemis qu'à nos ennemis eux-mêmes., souffla-t-il. Même si, dans le cas d'Arès, je doute que la présence de l'un de ses fils mortels ne lui fasse le moindre effet. Il n'empêche… »

D'un geste de la main, Hermès avait interrompu Hélia, qui avait ouvert la bouche pour répliquer. Il attendit que sa fille se décide à garder difficilement le silence pour continuer :

« Il n'empêche que Héphaïstos n'est pas dans son droit. Et que ces jeunes n'ont rien demandé. Que notre frère agit en toute cruauté, comme si le destin de ces héros lui appartenait. Nous nous devons donc de prévenir les autorités compétentes. »

Les autorités compétentes ? Apollon aurait presque ri si la situation n'avait pas été aussi sérieuse : Hermès pensait-t-il réellement que Zeus avait encore une quelconque emprise sur leur frère ? Et qu'il s'empresserait d'interdire ces jeux, lui, roi des dieux sadique ? Leur père traitait toute divinité comme de vulgaires sacs poubelles. Alors des demi-dieux…

« Nous nous devons d'essayer, Apollon, souffla Hermès dans son esprit alors qu'il tenait d'ores et déjà son téléphone entre ses mains. Et si cela ne fonctionne pas, nous aviserons. Il faut ramener Héphaïstos à la raison et arrêter ce carnage. Notre frère a décidément perdu toute raison. »

« Et merde ! »

Le juron qui venait de s'échapper des lèvres de Benjamin White résumait plutôt bien la situation : alors que le trio, composé du fils d'Aphrodite, d'Ambre Jones et de Jacob, avait plutôt bien débuté leur déambulation, avançant d'un pas rapide mais prudent, prenant bien soin de regarder autour d'eux à chaque fois qu'ils empruntaient ou dépassaient un nouveau passage, la situation venait de se compliquer sans qu'aucun d'eux n'ait eu le temps de le voir venir : tombés sur un cul-de-sac, les demi-dieux et le satire avaient tourné sur eux -mêmes…

Pour se retrouver face à deux monstres.

Apparemment, eux aussi, savaient se faire le plus silencieux possible. Et apparemment, ils appréciaient leur petite victoire.

Était-ce le bruit régulier des sabots ou l'odeur de Jake qui les avaient alertés ? Son odeur à lui, fils d'une déesse olympienne ? Le combo des deux ? Ou était-ce celle d'Ambre ? Chiron leur avait certes signifié que Ambre était la fille d'une déesse mineure, Iris. Mais Benjamin commençait à douter des paroles du vieux centaure : Matt et Ambre rameutaient trop de monstres pour qu'ils ne soient qu'enfants d'une divinité mineure. Il devait y avoir quelque chose d'autre. De plus. Mais quoi ?

Cette question l'obsédait, encore plus depuis l'incident entre Hugo et Ambre. Il avait même l'impression de connaître la réponse, que celle-ci était là, sur le bout de sa langue… mais qu'il n'arrivait pas à la saisir.

« Qu'est-ce… qu'est-ce qu'on fait ? »

La question de Jacob ramena Benjamin à la réalité. Devant eux, l'hydre et les deux manticores s'étaient figés, et les observaient avec un air de défiance que le fils d'Aphrodite n'appréciait guère. Alors que Jake commençait à trembler, Ben entendit Ambre sortir son poignard de son étui. Il fit de même, même s'il savait d'ores et déjà qu'un combat rapproché risquait sans aucun doute d'être mortel. Et pas pour les monstres.

« On n'attaque pas tout de suite », souffla-t-il à Ambre, alors qu'elle s'apprêtait à avancer.

Et comme pour être certain qu'elle ne chargerait pas tout de suite, il noua ses doigts autour de son poignet.

« Pourquoi ? »

L'incompréhension se lisait aussi bien sur son visage qu'il s'entendait dans sa voix. Ben nota également une pointe de détermination dans cette dernière, ce qui le fit sourire tristement : il savait qu'Ambre n'avait actuellement qu'une seule chose en tête sortir Matt de là, peu n'importe si cela signifiait qu'elle devait y rester. Mais le demi-dieu s'était lui aussi fait une promesse qu'il ne trahirait pas : celle de les sauver tous, y compris cet idiot de Walters. Même s'il devait se sacrifier.

« Je vais tenter de les distraire. »

Ben avait prononcé cette phrase le plus doucement possible, et en français, qui plus est, dans l'espoir que les créatures mythologiques n'aient guère eu le temps d'effectuer de quelconques séjours linguistiques entre deux passages par le Tartare. Il savait que Ambre le comprendrait : la jeune fille avait, tout comme lui, un héritage français auquel elle tenait beaucoup.

Les distraire. Il fallut quelques secondes à Ambre pour comprendre ce que son meilleur ami voulait dire par là. Les distraire… plutôt tenter de les apprivoiser, de les charmer, de les amadouer. C'était l'un des dons dont étaient doté la plupart des enfants d'Aphrodite et c'était plutôt pratique lorsqu'on était en quête et qu'on avait désespérément besoin de nourriture sans forcément avoir de l'argent. Mais est-ce que cela fonctionnerait aussi sur les monstres ? Se laisseraient-ils berner aussi facilement que les mortels ? Ambre ne pouvait s'empêcher de douter.

Mais elle décida de faire confiance à Benjamin et le regarda s'avancer lentement vers les monstres, un sourire radieux aux lèvres.

Presque aussitôt, Jacob se rapprocha d'Ambre, la tenant fermement par le bas de son t-shirt.

« Qu'est-ce qu'il fait ? Et pourquoi il affiche un air aussi niais ? »

« Il essaie de nous sauver la vie, Jake. Prie tous les divinités que tu peux pour que cela fonctionne. »

« HEPHAISTOS ! MONTRE-TOI ESPECE DE MONSTRE ! QUI T'A AUTORISE A MALMENER AINSI MON FILS ? N'AS-TU PAS DE CŒUR ? »

De nature curieuse, cela avait été néanmoins sans grande conviction que Aphrodite avait allumé sa télévision pour jeter un œil au nouveau jeu de son époux. Nul besoin de dire que la déesse avait vite déchanté lorsque le générique et les premières images avaient fait leur apparition : elle qui pensait réussir à se détendre un tant soit peu durant la soirée en se moquant ouvertement des candidats et du contenu totalement ridicule du programme avait blêmi. Assise sur son canapé, la déesse avait lentement glissée au sol, le regard humide fixé sur l'écran.

Les questions qu'elle ne cessait de se poser depuis une quinzaine de jours avaient enfin une réponse, certes. Mais ce n'était absolument pas celle qu'elle aurait voulu entendre. Ou voir.

Le fils, non, son fils, son fils qu'elle avait cherché si désespérement ces temps-ci, ne s'accordant que très peu de repos et désertant même sa couche – au grand dam d'Arès -, était apparu devant ses yeux, en direct sur Héphaïstos TV.

En direct sur Héphaïstos TV.

Il avait fallu quelques minutes à la déesse de l'Amour pour comprendre l'entièreté de la situation. Pour réunir toutes les pièces du puzzle et parvenir à un constat des plus alarmants : d'une façon ou d'une autre, Héphaïstos avait obligé Benjamin à participer à ce jeu. Un jeu, avait-il dit, qui ne connaîtrait qu'un seul vainqueur parce que…

Parce que la mort allait frapper la majorité d'entre eux.

Un nœud s'était formé dans la gorge d'Aphrodite à cette pensée et la déesse avait commencé à trembler de façon incontrôlable.

Mais très vite, la tristesse, l'effondrement émotionnel avaient laissé place à la rage. Cette rage que toute mère aimante éprouve lorsqu'on touche à l'un de ses enfants.

Et ainsi, après quelques secondes d'immobilisme, Aphrodite avait débarqué dans les forges d'Héphaïstos, prête à en découdre, la colère bouillant comme jamais encore auparavant dans ses veines.

Mais le dieu restait introuvable.

La déesse avait beau taper du poing contre les murs, jeter au sol les automates et les outils si chers au dieu, Héphaïstos ne se manifestait pas. Ce lâche avait pris ses jambes à son cou, préférant se carapater plutôt que d'affronter une colère à laquelle il ne résisterait pas.

Cette énième constatation enragea davantage Aphrodite : criant le nom de son époux, la déesse envoya valser l'ensemble des plans, outils et divers objets qui trônaient sur le bureau, qu'elle souleva ensuite pour l'envoyer avec force à l'autre bout de la pièce.

Des larmes de rage coulant le long de ses joues, la déesse continua encore et encore, prenant bien soin de saccager l'ensemble de la pièce.

Jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à détruire.

Jusqu'à ce que la fatigue et le désespoir reprennent place et submergent la déesse qui tomba à genoux sur le sol en pierres froides. Aphrodite porta alors son regard vers le ciel et poussa un dernier hurlement.

Peu importait si tout le panthéon l'entendait : Héphaïstos était allé trop loin. La guerre était déclarée.


[1] Jeu proposé par Héphaïstos au début des années 70, qui réunissait des divinités mineures « aux lourds secrets » et qui devaient tout faire pour découvrir ceux des autres. Cela passait souvent par des soirées bien arrosées ou de fausses confidences sur l'oreiller.