Note: Et voilà la suite! Le prochain chapitre mettra à nouveau un peu plus de temps à arriver, en raison d'obligations familiales ces prochaines semaines. J'espère que ça ne vous embêtera pas trop. En attendant, merci encore à toutes et à tous pour vos lectures et vos gentils commentaires, ça me fait toujours extrêmement plaisir et c'est une grande source de motivation!

Avertissement: ce chapitre contient des mentions d'auto-mutilation (mais bien moins pire que Shiryu dans cette fameuse scène je vous rassure).


Chapitre 6

Milo devait déjà être sorti, songea Camus en s'installant devant le petit déjeuner visiblement prévu pour deux personnes qu'Aphrodite lui avait proposé de partager. Ou plus probablement, pas rentré de la nuit. Etait-il avec Kanon? Ou quelqu'un d'autre?

Il n'eut pas le temps de se poser la question longtemps. Déjà Aphrodite le rejoignait et quelques minutes plus tard, il était assis face à son colocataire, un bagel fumant et une tasse devant chacun d'eux. Il y avait quelque chose d'étrangement domestique dans cette situation. Comme une publicité pour des céréales ou de la chicorée, avec des arômes de café et de pain chaud, le soleil qui inondait la pièce à travers la verrière, et Aphrodite dans l'un de ses habituels kimono de soie, ses cheveux soigneusement enturbannés dans un linge éponge le temps de laisser poser sa teinture.

Camus et Aphrodite avaient passé plus de temps que d'ordinaire ensemble ces derniers jours, vu leur implication dans l'organisation du vernissage de Mu. Aphrodite paraissait particulièrement reconnaissant à Camus d'avoir soutenu son idée de présentation des bijoux et avait tenu à ce qu'il fasse partie du comité de sélection des mannequins, clamant que son avis professionnel serait précieux.

Etait-ce ce nouveau respect pour les compétences de Camus qui justifiait le passage de «jamais sans mon maquillage devant les étrangers» à «Camus, sincèrement : est-ce que tu penses que je devrais retenter le rose» ?

— Alors ?

— Heu… quoi ?

— A quoi tu rêvassais ? Tu ne m'écoutais pas, ça c'est sûr… Le rose, pour mes cheveux, oui ou non ?

Camus étouffa un toussotement. C'était une vraie question. Ah.

— Pourquoi ? Tu en as assez du turquoise ?

Un seul regard lui suffit pour comprendre qu'Aphrodite n'était pas dupe de la manœuvre de diversion.

— Je me demandais juste… J'ai déjà eu une période rose, quand j'étais plus jeune, et ensuite j'ai opté pour le bleu, mais quand j'y repense, c'était pas si mal. Ça faisait ressortir mes yeux. Qu'est-ce que tu en dis, alors ?

Aphrodite mordit dans son bagel comme s'il essayait de casser une noix avec les dents.

Y aurait-il anguille sous roche, par hasard ?

— Quoi ? Tu trouves que le rose ne m'irait pas ? Dis-le, au lieu de me fixer comme ça !

Ça aussi, c'était nouveau. Camus ne pouvait pas prétendre bien connaître Aphrodite, mais c'était la première fois qu'il laissait deviner ne serait-ce que l'ombre d'une insécurité.

Qu'est-ce qui pouvait bien entamer la confiance en soi monolithique du Suédois ? Un problème au travail? Un cheveu blanc? Quelqu'un qui résistait à son charme?

Camus faillit recracher le thé qu'il venait de boire. C'était évident. Quel idiot…

— Est-ce que tu envisages de changer de couleur de cheveux à cause de ce mec du musée qui ne t'a pas suffisamment admiré ?

Aphrodite remplit sa tasse de thé pour la seconde fois, éclaboussant la table au passage.

— Pas du tout ! Tu n'imagines pas que je vais tenir compte de l'avis d'un vulgaire blond ? Et probablement bigleux de surcroît !

Oui, c'était exactement ça.

— Ah, tu me rassures. Je me disais que pour un être aussi dénué de sensibilité, il t'avait fait une forte impression, ça m'inquiétait.

Aphrodite plissa les yeux.

— Tu te fous de moi…

— Je n'oserais pas.

— Et moi qui pensais que je n'aurais pas à subir ce genre d'avanies de ta part, déjà que je dois supporter celles de Milo ! Que tu étais un être doux et raisonnable ! Mais en fait, tu es fourbe, Camus ! J'ai fait entrer le loup dans la bergerie !

Camus ne put retenir un sourire devant la parfaite imitation de figure tragique que livrait Aphrodite, une main sur le cœur et l'autre sur le front, regard accusateur à l'appui.

— Avec ton talent pour la scène, c'est malheureux que tu te cantonnes aux coulisses, vraiment. Une grande perte pour Broadway.

— Pfff. Vu comme mes talents de maquilleur sont reconnus, en effet, je pourrais envisager une réorientation…

En un clin d'œil, la Dignité Outragée se transforma en Résignation Incarnée, épaules tombantes et yeux de chien battu.

— Sérieusement, Aphrodite. Si tu veux te teindre les cheveux en rose, fais-le. Tu seras magnifique de toute manière. Mais je ne comprends pas pourquoi tu accordes autant d'importance à l'opinion d'un inconnu. En plus, si je me fie à ce que tu nous as raconté… Il ne t'a rien dit de si désagréable, au fond.

Aphrodite soupira, fit mine de passer sa main dans ses cheveux et la ramena à sa tasse quand elle rencontra le turban.

— C'est vrai… C'est pas tellement ce qu'il m'a dit, je crois. C'est plus la manière. Tellement condescendant, tu vois? Comme s'il était une créature supérieure qui devait s'efforcer de ménager ma susceptibilité?

Camus resta silencieux. Aphrodite ne jouait plus. Et pourtant, il y avait dans sa manière de se voûter sur sa tasse, de la serrer entre ses longs doigts comme à la recherche d'une source de réconfort, une fragilité qu'il n'avait jamais décelée auparavant.

Son colocataire semblait s'être perdu en lui-même. Son regard flottait dans le vague, tourné uniquement vers son propre théâtre intérieur. Il porta à sa bouche le reste de son bagel et la manche de son kimono remonta légèrement, dévoilant les roses d'encre qui ornaient ses bras.

Camus les avait déjà vues plus d'une fois, enserrant Aphrodite des poignets aux épaules. Elles lui allaient bien, mais Camus ne s'y était jamais intéressé au-delà de leurs origines: elles avaient été réalisées par Milo, comme les tatouages de Kanon.

Mais maintenant, devant un Aphrodite défait sans qu'il comprenne pourquoi… Camus se remémora ses discussions avec Milo. Que signifiait vraiment pour Aphrodite la quête inlassable de la perfection physique ? Et ces roses… Quel besoin viscéral remplissaient-elles ?

La question fusa avant qu'il n'ait pris conscience qu'il était en train de la formuler.

— Pourquoi des roses?

Aphrodite braqua sur lui des yeux hésitants, et Camus faillit se rétracter, mais très vite la résolution remplaça le doute. Aphrodite laissa glisser les manches de son vêtement.

— Regarde-les en détail.

Camus étudia un instant l'entrelacs de tiges et de roses au cœur carmin qui ornaient la peau pâle. De loin, la composition paraissait douce et romantique. De près, elle ne l'était pas. Du tout. A cause du trait de Milo, aussi ferme, précis et nerveux que dans tous les dessins qu'il avait pu voir de lui. A cause de ces éclats rouges et légèrement irréguliers, comme des gouttes de sang. A cause des épines qui surgissaient entre les feuilles, tranchantes, presque brutales.

Des roses bouclier. Des roses armes

Lorsqu'il releva la tête, il croisa le regard d'Aphrodite. Un regard nu, vulnérable, qu'il n'aurait jamais imaginé voir un jour dans les yeux enjôleurs de son colocataire.

— Regarde mieux, lui enjoignit Aphrodite.

Camus obtempéra sans dire mot.

Et peu à peu, il les vit. Il fallait se concentrer pour les apercevoir, cachées qu'elles étaient par les traits d'encre, mais une fois qu'elles avaient fait surface, elles apparaissaient comme un élément à part entière du motif.

De fines lignes blanches qui zébraient la chair de l'intérieur des bras du maquilleur, s'entrecroisant par moments en un grillage furieux.

Une fois de plus les paroles de Milo lui revinrent en mémoire. Le papier ne va jamais te remercier d'avoir dissimulé ses cicatrices sous quelque chose de joli. La gêne sur son visage, comme s'il avait révélé un secret.

Un secret qui n'était pas le sien.

Camus inspira profondément.

— C'était pour les dissimuler, alors?

— Non. Pour les transformer.

La fragilité qu'il avait décelée quelques secondes plus tôt chez Aphrodite s'était muée en défi. Il perçait dans sa voix, dans ses yeux, dans la courbe même de sa bouche. Comme une vivante allégorie de ces roses splendides mais dangereuses, nées sur le souvenir d'une faiblesse.

Aphrodite reprit, sans quitter Camus des yeux.

— Quand j'étais ado… C'était compliqué. Mes parents étaient hauts fonctionnaires à l'ONU, c'est comme ça qu'on est arrivés aux Etats-Unis, tu sais ?

Il se mit à faire tourner sa cuillère dans sa tasse, machinalement.

— Dans ce genre de milieu, tout est politique. Codifié. Et je n'ai jamais été très bon pour respecter les codes.

Un sourire sans joie accompagna le vague geste de la main qui englobait toute sa personne: les cheveux sous le turban, les ongles soigneusement manucurés et peints d'un vernis rose coquillage.

— Mes parents ne voulaient qu'une chose: que j'aie l'air normal, que je ne détonne pas dans mon école privée pleine d'enfants de diplomates et de businessmen.

La cuillère accéléra son rythme dans la tasse. Un nuage s'était glissé devant le soleil, et le teint d'Aphrodite avait pris un accent grisâtre dans la lumière morne.

— La seule manière dont je pouvais faire ça, c'était en refoulant ma personnalité au point où je ne me reconnaissais plus. J'essayais, j'y arrivais un moment, et puis je craquais et je tombais dans l'excès inverse. J'avais peur d'imploser.

Il passa un doigt sur l'intérieur de son bras, lentement, comme pour réveiller les souvenirs figés à même la chair.

— Ça m'aidait à faire descendre la pression.

La voix d'Aphrodite se fendit et Camus se rendit compte qu'une boule bloquait sa gorge à lui aussi.

Pendant un moment qui lui sembla être une éternité, seul le cliquètement sec et saccadé de la cuillère rompit le silence. Aphrodite avait baissé la tête et suivait des yeux les cercles qu'elle dessinait dans sa tasse, machinalement.

— Quand je suis parti de chez eux pour commencer mes études, ça a été une libération. Et pendant un moment, j'ai voulu oublier tout ce qui pouvait me rappeler cette période. Je portais des longues manches en plein mois d'août. Un jour Milo m'a demandé pourquoi…

Il regarda Camus comme s'il venait de reprendre conscience de sa présence et sourit.

— Le tatouage, c'était son idée. Le motif, on y a réfléchi ensemble. Il m'a encouragé à cesser de nier toute cette souffrance et à m'en servir pour créer quelque chose de beau.

— Et vous avez transformé tes cicatrices en œuvre d'art…

Aphrodite sourit à nouveau. Un sourire doux et chaleureux, comme le premier rayon de soleil après l'averse. Il y avait eu un test, comprit Camus. Et il l'avait passé.

— Exactement. Et c'est ce que je fais encore chaque jour, compléta Aphrodite. Pour moi. Et pour les autres.

Camus rendit à Aphrodite son sourire. Il se rappela de l'avertissement de Milo : je te conseille de ne pas sous-entendre face à Dite que le maquillage et la coiffure sont des futilités.

Non. Ça ne l'était pas. Pas pour celui qui avait bâti sa vie d'adulte sur la volonté d'embellir les autres, et d'enchanter leur quotidien en leur donnant à voir la magnifique créature exotique qu'il était au milieu de leur grisaille. Qui avait décidé qu'il serait sa propre œuvre d'art, effacée chaque soir et réinterprétée jour après jour.

Et tout ça grâce à Milo. Camus comprenait soudain mieux ce qui avait réuni ces deux êtres pourtant très dissemblables.

Il comprenait mieux, aussi, pourquoi Aphrodite s'était laissé déstabiliser par l'inconnu du Met. Quelques paroles maladroites avaient suffi pour réveiller de mauvais souvenirs tout en mettant en doute toute sa philosophie.

Il réalisa qu'il ne savait pas quoi dire. Sûrement que de telles confidences exigeaient une réaction de sa part, mais laquelle? Instinctivement, il sentait qu'Aphrodite n'était pas du genre à apprécier la pitié. Mais Camus n'avait jamais été doué pour réconforter autrui…

Le bip strident d'une alarme lui sauva la mise. Aphrodite laissa tomber sa cuillère sur sa soucoupe et se leva précipitamment.

— Merde, j'ai failli oublier! Ma teinture!

Il se pressa en direction de la salle de bain, prenant à peine le temps de se retourner pour jeter par-dessus son épaule:

— Désolé Camus, c'est l'heure du rinçage! Finis les bagels!

Les roses flottaient toujours dans un recoin de l'esprit de Camus lorsqu'il regagna sa chambre. Elles, les masques sur les avant-bras de Kanon, et les douze autres tatouages qui ornaient sa peau et qu'il n'avait jamais vus. Et les volutes qui s'enroulaient des épaules aux poignets de Milo. Des arabesques dont il ne savait pas si elles représentaient quelque chose d'autre que l'encre qui coulait dans les veines du tatoueur.

Des hommes-tableaux. Des hommes-livres, qui portaient chacun leur histoire, leurs peurs, leurs souvenirs et leurs rêves à même la peau, visibles par tous mais indéchiffrables à moins de posséder les clés. Aphrodite lui avait offert la sienne. Quelles étaient celles de Kanon ? Et Milo… Milo qui pouvait passer en un éclair du soleil à l'orage.

Il regarda ses mains. Sa propre peau, si vierge. Ou plutôt… vide. Une façade blanche et lisse comme l'ivoire. Parfaite et sans histoire. Comme ses photos.


Camus avait à nouveau transformé le salon en studio, réflecteurs à l'appui.

Milo essayait de se rafraîchir en restant près de la fenêtre, mais c'était désespéré : pas la moindre brise pour tempérer la fournaise qu'était New York en plein été. Les petits cheveux fins à la base de son cou collaient à sa peau sous l'effet de la chaleur moite qui s'était installée dès le matin.

Un cliquetis s'infiltra soudain dans la rumeur étouffée du dehors. Un son qu'il connaissait… le déclencheur.

Il se retourna pour faire face à l'objectif que Camus braquait sur lui.

— On a déjà commencé ?

Camus appuya encore quelques fois sur le bouton, puis baissa l'appareil.

— L'image était intéressante, commenta-t-il en haussant les épaules.

Qu'avait-il surpris, encore? Milo réprima le besoin enfantin de triturer l'ourlet de son t-shirt pour se donner une contenance.

— Bon, alors… Tu veux que je fasse quoi ?

— Rien. Je veux dire… rien de spécial. Ce que tu veux. Essaie d'agir comme si je n'étais pas là. J'aimerais le résultat le plus naturel possible.

— Ok…

Le résultat le plus naturel possible. Fabuleux. C'était exactement ce que Milo voulait éviter. Parce que le naturel, dans son cas…

Il allait bien falloir qu'il trouve un moyen pour satisfaire Camus malgré tout. S'il s'efforçait de penser à autre chose, à des trucs parfaitement inoffensifs, ça marcherait peut-être?

— Eh bien dans ce cas, tu vois une objection à ce que je boive quelque chose?

— Non.

Milo se dirigea vers la cuisine et se pencha face au réfrigérateur.

— Et toi? Tu ne veux pas un peu d'eau fraîche?

— Pas besoin, merci.

Pas besoin… Milo n'en était pas aussi convaincu. Si lui, le roi des frileux, avait du mal avec cette température, qu'est-ce que ça devait être pour Camus ! Celui-ci portait son uniforme jean noir – t-shirt noir habituel, et la seule concession qu'il avait daignée faire aux températures estivales était sa coiffure. Il avait relevé ses cheveux en un chignon un peu bancal qui dégageait sa gorge et son visage. Ça lui allait bien.

Milo se releva, une bouteille à la main, en essayant d'ignorer l'appareil qui dissimulait à nouveau le visage de son colocataire. Plus facile à dire qu'à faire. Il se sentait étrangement nu sous le regard de Camus, comme si celui-ci pouvait voir droit à travers ses défenses. Il avait une conscience aïgue de chacun de ses gestes, même de ses expressions. Que révélaient-ils ? Ne risquaient-ils pas de le trahir encore davantage ?

Il but plusieurs longues gorgées d'eau avant d'appliquer le plastique miraculeusement frais contre son front, ses joues, sa nuque.

— Ça va, comme ça ? Demanda-t-il sans se retourner.

— C'était la meilleure pub spontanée pour eau minérale que j'aie jamais vue.

— Désolé, c'est la star en moi qui a parlé.

Il tira la langue à Camus qui le considérait d'un air amusé, appuyé contre le dossier d'un des fauteuils.

— Tu devrais faire pareil, conseilla Milo en retournant au salon, bouteille à la main. Ça se voit que tu crèves de chaud.

— Plus tard.

— T'es vraiment têtu, hein ? Enfin…

Milo s'affala sur le canapé.

— C'est bizarre, quand même. Quand tu me disais quoi faire, ça allait, mais là, j'ai l'impression d'être le gars à qui on a dit de ne pas penser à un ours polaire, tu vois ? Et du coup, j'arrête pas de penser à ne pas y penser ?

— Tu me compares à un ours polaire ?

Milo sourit à son ami, ou plutôt au boîtier qu'il tenait.

— Nan. Toi, t'es plutôt… un renard polaire. Ouais, c'est ça ! Intelligent, tout roux et mignon. Et tu t'adaptes sûrement très bien à l'hiver.

— Eh bien, j'imagine que c'est toujours mieux qu'un pingouin.

Une pointe de vexation perçait dans la voix de Camus, tandis que ses joues avaient rosi. Juste de quoi donner envie à Milo d'en rajouter.

— Ah mais en fait, maintenant que tu le dis… avec cette manie de t'habiller en noir et ta peau blanche, c'est vrai qu'y a un air de famille !

Camus cessa de photographier pour lui jeter un coup d'œil acéré.

— Tu sais que les gens qui parlent sur les photos, c'est assez disgracieux ? Tu pourrais peut-être trouver une autre occupation pour éviter de penser aux multiples animaux arctiques auxquels tu ne dois pas penser ?

Milo éclata de rire.

— Ouh là. On dirait que les renards polaires n'aiment pas qu'on les caresse à rebrousse-poil.

— De toute façon, ton analogie ne tient pas. En été, les renards polaires sont gris.

— Oh, pardon, monsieur le savant… Je ne savais pas que tu étais si connaisseur en faune et flore de la banquise…

— Il n'y a pas de flore sur…

Camus s'interrompit et se mordit la lèvre tout en portant brièvement deux doigts à son front comme pour s'obliger à garder son calme. Le rose sur ses pommettes était encore plus prononcé maintenant. C'était absolument adorable.

— Bon, Milo. Au lieu de dire des bêtises, si tu dessinais? Ça t'aiderait à te détendre?

Milo étouffa un "j'ai encore failli t'avoir, là" dans un rire. Il valait mieux éviter de trop chercher des noises à Camus. Mais il devait avouer qu'il se sentait bien plus à l'aise grâce à cette petite joute verbale.

Par ailleurs, la proposition de Camus était excellente. Si Milo dessinait, il arriverait sans le moindre doute à être suffisamment naturel pour convaincre Camus… Tout en se concentrant sur des sujets complètement dénués de risques.

— C'est top, comme idée!

Il leva les deux pouces à l'intention de Camus, puis entendit le cliquetis du déclencheur reprendre tandis qu'il se levait et se dirigeait vers sa chambre. Il trouva rapidement sur son bureau ce qu'il cherchait et revint prendre place au salon. Il s'étendit sur le canapé, adossé à l'accoudoir, et appuya son bloc à dessin contre ses genoux repliés. Il attrapa quelques crayons dans la boîte posée sur la table basse et posa la pointe de l'un contre le papier délicatement, sans exercer de pression.

Il s'obligea à respirer lentement, profondément.

Ne pas penser au renard polaire.

Ni aux pingouins. Ni aux ours blancs.

Impossible.

Le fait d'entendre Camus mitrailler depuis le coin opposé du salon n'aidait pas, non plus.

Pourtant… ce n'était pas très différent de ce que son psychologue lui avait enseigné après la mort de sa mère. Quand non seulement ses nuits, mais aussi ses jours étaient traversés de flashs qui le laissaient pantelant d'une angoisse qu'il ne parvenait pas à nommer.

Milo n'avait aucune envie de suivre la thérapie imposée et se murait dans un silence hostile à chaque entrevue avec le Dr. Shion. Celui-ci avait tenté plusieurs approches pour encourager son jeune patient à parler de cette nuit dont le souvenir le dévorait visiblement de l'intérieur, sans succès. Jusqu'au jour où le psychologue lui avait présenté une collection de feutres et de stylos, sans question ni consigne.

Milo, qui adorait dessiner depuis l'enfance, n'avait pas pu résister. Au début, il s'était contenté de banalités : des voitures, des motos, les trucs qui intéressaient les garçons du quartier. Le Dr Shion l'avait complimenté sincèrement et l'attention qu'il portait à ses efforts avait fini par toucher Milo. D'autant plus qu'il n'essayait même plus de lui décrocher un seul mot pendant les séances de thérapie. Il le laissait simplement dessiner ce qu'il voulait, comme s'il s'agissait juste d'une récréation. Et peu à peu, le thérapeute avait gagné sa confiance. Les dessins s'étaient faits plus personnels : ses grands-parents, un chat errant auquel il refilait des morceaux de sandwich en cachette, une fleur qu'il avait trouvée jolie, la reproduction d'un graffiti, des éclats de couleur abstraits.

Milo ne se souvenait plus à quel moment ils avaient commencé à se colorer de rouge. Il se rappelait juste qu'un jour, il s'était levé de la table qu'il occupait et avait apporté au Dr Shion une feuille sur laquelle quelques traits noirs rageurs surnageaient au milieu d'une mer écarlate.

Et il s'était effondré au sol, recroquevillé en position fœtale, secoué des sanglots qui avaient trop tardé à venir.

Après ça, il avait réussi à mettre des images sur son traumatisme, à défaut de mots. Et dessiner était resté le seul moyen qui fonctionnait pour lui permettre de gérer ses émotions, jusqu'à ses quinze ans et la fille plus âgée avec laquelle il avait perdu sa virginité dans une chambre d'amis alors que la fête battait encore son plein au rez-de-chaussée. Un scénario qui s'était reproduit semaine après semaine pendant des années dans des décors uniformément miteux : lits inconnus, banquettes arrières, toilettes de boîtes de nuit, ruelles obscures. Les figurants des deux sexes, eux, variaient systématiquement. Jusqu'à sa rencontre quasi simultanée avec Aphrodite et le tatouage, qui lui avaient apporté un objectif et la stabilité nécessaire pour l'atteindre.

Il se concentra à nouveau sur sa respiration, le regard dans le vague. Ne rien forcer. Laisser venir les choses en douceur.

Sa main commença à bouger. Il esquissa quelques traits, sans trop appuyer, et faillit éclater de rire en prenant conscience de l'image qui s'imposait à lui.

Evidemment.

Il releva la tête. Camus l'observait, la tête légèrement inclinée sur le côté, comme s'il se demandait sous quel angle prendre sa prochaine photo. Il subissait de plein fouet la chaleur, à voir le rouge qui montait maintenant jusqu'à ses oreilles et les petites mèches humides plaquées à ses tempes. C'était surprenant de le voir comme ça, lui qui restait aussi élégant et posé en toutes circonstances.

Et aussi… bizarrement sexy. Il devait offrir le même visage lorsque le plaisir le consumait.

— C'est comme ça que tu fais comme si je n'étais pas là ?

Milo sentit ses joues s'échauffer. Il ne s'était même pas rendu compte qu'il fixait le photographe pendant que ses pensées l'entraînaient sur des chemins de traverse.

— Désolé. Mais j'ai le droit de te regarder si je ne fais pas attention à ton appareil ?

Camus haussa les épaules, l'air perplexe.

— J'imagine que ça peut être un compromis. Encore que je ne voie pas à quoi ça va te servir.

— Je veux te dessiner.

Les sourcils de Camus s'élevèrent en accent circonflexe avant de se froncer en signe de protestation.

— Le but, c'est que tu serves de modèle, pas l'inverse !

— Tu veux que je sois naturel ? Laisse-moi faire. Je te jure que ça sera bien plus efficace que d'essayer de prétendre que tu n'es pas en train de me prendre en photo.

Milo vit presque l'idée faire son chemin dans le cerveau de Camus. Son regard passa de la perplexité au doute et de l'incertitude à la compréhension de quelque chose qui échappait à Milo, mais qui le conduisit à acquiescer d'un ton décidé.

— D'accord. Mais si je te surprends à faire le cabotin, on arrête tout !

— Deal.


De longues minutes s'écoulèrent, au cours desquelles le vent se leva enfin. Des courants bienvenus s'engouffrèrent par la fenêtre restée ouverte, apportant à Camus un soulagement attendu.

Il savait qu'il aurait dû faire une pause pour se rafraîchir. La sueur collait son t-shirt à son dos et Il avait l'impression d'avoir le visage en feu. Quant à savoir si c'était dû à la température excessivement élevée ou à la manière dont Milo le regardait…

Juste avant que celui-ci lui soumette son étonnante suggestion, Camus avait vu passer quelque chose dans ses yeux qui l'avait littéralement aspiré vers ces deux flammes jumelles, comme un papillon de nuit vers la lumière qui va lui brûler les ailes. Heureusement que l'attraction s'était rompue dès qu'il avait parlé. Milo avait paru un peu déstabilisé avant de présenter sa requête avec son habituel sourire en coin, et l'intensité qui avait crépité entre eux s'était évanouie.

Ou plutôt, elle avait changé de nature.

Milo semblait totalement absorbé par ce qui prenait forme sur son bloc à dessin et que Camus ne pouvait pas voir à moins de se placer derrière lui. Il ne lui jetait que des regards brefs mais concentrés, qui donnaient à chaque fois l'impression à Camus d'être sur une scène, des projecteurs braqués sur lui. C'était… troublant.

Camus avait toujours compris intellectuellement pourquoi certaines personnes étaient mal à l'aise devant son objectif, mais là… Là, il comprenait vraiment. Rien d'étonnant à ce que Milo n'arrive pas à faire abstraction de sa présence et de la situation. C'était même un miracle qu'il ait accepté de poser pour Camus une deuxième fois. Vraiment, il faudrait qu'il le remercie à hauteur du service rendu.

Quand Camus avait planifié cette séance et prévu d'inviter Milo à dessiner si celui-ci se tenait trop sur ses gardes pour lui permettre de faire du bon travail, il n'avait pas envisagé que cela tournerait à son désavantage.

La seule raison pour laquelle il ne mettait pas un terme à ce supplice était la fascination qu'il éprouvait à regarder faire Milo.

Celui-ci arborait une expression à la fois sérieuse et détendue qu'il ne lui avait jamais vue. Son crayon rouge traçait de longues courbes sur la feuille, d'un geste à la fois vif et sensuel. Une bourrasque chassa une boucle indigo au milieu de son visage, et Milo la repoussa d'une main sans prêter attention à quelques cheveux qui restèrent prisonniers de ses lèvres. Camus s'imagina s'approcher et dégager sa bouche d'une caresse. L'impulsion le traversa comme une décharge, arrivée de nulle part et aussi vite repartie, mais en laissant un résidu d'électricité statique qui vibrait sur sa peau. Il dut souffler un peu trop fort car Milo releva la tête et le regarda avec inquiétude cette fois.

— Hey. Il fait vraiment trop chaud pour toi, petit renard polaire.

Il posa son crayon et son bloc pour ramasser la bouteille d'eau posée au pied du canapé et se leva.

— J'ose espérer que tu n'as pas l'intention de persister avec ce surnom.

— Bien sûr que si.

Milo lui opposa son habituel sourire à dix mille watts tout en lui tendant la bouteille. Camus s'avoua vaincu.

— Merci.

Il prit la bouteille et but de longues gorgées d'eau nettement moins fraîche qu'auparavant, mais suffisamment pour lui donner l'impression que sa température corporelle baissait de quelques degrés.

Elle restait toutefois inconfortable, et ce chatouillement…

— Tu sais quoi ? Je pense que j'ai assez de photos comme ça. Et tu as raison, il fait trop chaud. Je n'arriverai plus à me concentrer, de toute façon.

Milo le regarda d'un air interrogateur.

— Sûr ? Si tu veux qu'on s'y remette une autre fois…

— Je vais regarder celles-ci, et je te tiendrai au courant. Mais je pense que j'ai ce qu'il me faut.

Et c'était vrai. Autant les premières photos de la journée sonnaient faux, autant Camus savait sans avoir besoin de les regarder que celles de Milo en train de dessiner seraient parfaites.

— Ok, c'est toi qui vois. De toute façon, j'avais fini mon dessin…

Camus hésita. Personne n'avait jamais dessiné de portrait de lui. Il détestait se voir en photo, mais sous le crayon de Milo… Sa curiosité naturelle se battait en duel avec le malaise que sa propre image lui inspirait la plupart du temps.

— Je peux voir ?

Curiosité 1, manque de confiance en soi 0.

— Bien sûr. Mais tu sais, c'est juste une esquisse…

Milo alla chercher son bloc et le tendit à Camus avec un sourire un peu gêné. Comme si lui aussi était partagé, entre la satisfaction de voir Camus s'intéresser à son travail et l'inquiétude à l'idée que celui-ci lui déplaise.

Inquiétude totalement illégitime.

La silhouette élancée et vêtue de sombre qui se tenait droite sur la feuille était bien celle de Camus, l'appareil photo qu'il tenait semblant ne faire qu'un avec elle. Mais il s'en dégageait une grâce que Camus n'avait certainement jamais perçue dans un miroir. Ses cheveux coulaient jusqu'à sa taille en longues vagues écarlates et encadraient un visage dont il reconnaissait les traits, mais pas l'expression. Il ne souriait pas, mais quelque chose d'indéfinissable l'animait. Comme si le masque d'insensibilité qui s'était fondu à sa peau depuis des années s'était dissous. Ou avait fini par se muer en chair vivante connectée à son cœur.

C'étaient ses yeux, réalisa-t-il en regardant le dessin de plus près. Milo les avait dessinés avec un souci du détail qui démentait le qualificatif d'esquisse. Deux fournaises dans lesquelles dansaient des étincelles, focalisées sur l'artiste comme des rayons laser. Un regard qui dénudait et consumait.

Ce regard… et le mouvement des cheveux, la légèreté surnaturelle de la posture…

C'était une flamme vive.

Ce n'était pas lui.

N'est-ce pas ?

— Ça ne te plaît pas ?

La voix de Milo l'arracha à l'angoisse mâtinée d'incrédulité qui bouillonnait dans son ventre.

— J'ai les cheveux attachés.

Pathétique.

Milo haussa les épaules avec un sourire.

— L'avantage du dessin sur la photo, c'est que je peux… interpréter un peu. Laisser parler mon imagination.

— Tu m'imagines vraiment comme ça ?

Les mots avaient roulé maladroitement hors de sa bouche sans qu'il puisse les retenir, et il se retrouva le cœur battant, incapable de savoir quelle réponse il espérait.

— Non. C'est ce que je vois. Pas toujours, mais quand tu prends des photos, oui.

Camus resta immobile tandis que Milo le regardait d'un air incertain. Il avait l'impression que ses neurones avaient fini par fondre et étaient désormais incapables de produire la moindre pensée cohérente. Quant à une réponse logique, alors ça…

C'était trop.

Les yeux de Milo s'étaient faits inquisiteurs et leur bleu incandescent appelait quelque chose en lui, quelque chose qui répondait, qui flambait dans son ventre, grondait dans ses veines et dansait dans son âme, cette chose que Milo avait vue et qui allait le dévorer…

Et dire qu'il avait imaginé traquer les mystères de Milo à travers ses photos. Le chasseur était bel et bien devenu la proie.

Il invoqua l'ardoise et l'acier, le pli dur de la bouche de son père et une pierre tombale sans fleurs. Il invoqua le noir et le blanc, les couleurs sûres. Il invoqua les droites et les angles. Il invoqua les mots qui pouvaient rompre le sortilège des sensations et des émotions.

— Au moins, tu ne m'as pas dessiné en renard…

Milo le fixa l'espace d'une seconde sans même un battement de cils. Puis il sourit.

— Non, mais ça peut s'arranger… Voyons un peu…

Il se pencha sur son dessin et de quelques coups de crayon ajouta des oreilles pointues au-dessus de la chevelure de Camus.

— Mmmh, qu'est-ce que tu en penses? Ça te va plutôt bien, je trouve!

— Milo!

Mais l'air était redevenu respirable et Camus eut du mal à cacher son soulagement.


Merci de m'avoir lue!

Oui, il est possible qu'une scène de ce chapitre ait été partiellement inspirée par le moment où j'ai presque sérieusement envisagé de me teindre les cheveux en rose pendant un confinement.

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