Cela fait onze ans depuis que Ned a quitté Winterfell, et Lyanna ne perd pas une occasion d'affirmer que le second de ses frères ne lui manque absolument pas, et si Brandon prétend la voir renifler et courir à la roukerie chaque fois qu'un corbeau arrive dans l'espoir qu'il s'agit d'une lettre de lui, c'est parce qu'il veut se retrouver avec du crottin de cheval dans l'oreiller et le matelas. Père se fâche et la réprimande chaque fois qu'elle fait ça, mais vraiment c'est la faute de Brandon, à force il devrait se rendre compte qu'elle ne se laissera jamais bousculer.
Avec Brandon, c'est important de ne pas reculer d'un pas ou il va vous marcher dessus sans se gêner. Le problème, c'est que les gens ont tendance à reculer de plus d'un pas quand il commence à s'agiter, sous prétexte que bientôt il deviendra le Sire de Winterfell et le seigneur suzerain du Nord, et du coup Brandon n'en fait qu'à sa tête et commet un tas de folies et de bêtises, par exemple coucher avec Barbrey Ryswell alors qu'ils ne sont pas fiancés.
Lyanna aime bien Barbrey, principalement parce que la fille aînée de Rodrik Ryswell n'a pas la langue dans sa poche et a le caractère suffisamment trempé pour de l'acier forgé château, et elle ne comprend décidément pas pourquoi Père refuse de la laisser devenir la Dame de Winterfell pour choisir un poisson froid à la place.
D'accord, peut-être qu'elle se montre injuste envers Catelyn Tully, mais Brandon lui a montré les lettres de la fille aînée du seigneur suzerain du Conflans, et ces lettres ne disent absolument rien, que des niaiseries sur la broderie et le temps qui est beau ou pluvieux, et si la tête de Catelyn Tully est réellement aussi vide que ses missives, mieux vaut encore que Brandon la traîne dehors lors du retour de l'hiver et ne la laisse pas se réfugier au chaud entre les murs de Winterfell, autrement elle ne sera jamais qu'une chaîne leur entravant les jambes, et si jamais ses enfants héritaient de sa tête vide ? C'est pour le coup que le Nord serait perdu !
Vu la promise de son frère aîné, Lyanna n'éprouve donc guère d'enthousiasme à la perspective d'épouser Robert Barathéon – qui ne lui écrit même pas, là-dessus Catelyn Tully se montre bien supérieure et n'est-ce pas désolant, si bien qu'elle doit se contenter des lettres de Ned qui mentionnent le goût de Robert pour la chasse et le combat, et elle pense brièvement qu'elle pourrait s'entendre avec le jeune Sire d'Accalmie, surtout s'il la laisse venir avec lui quand il poursuit une proie pour le dîner.
Et puis Ned avoue que le suzerain des Terres de l'Orage court la gueuse et qu'il a déjà une fille bâtarde. Lyanna a beau être née noble et élevée dans le confort, elle n'en a pas moins parlé aux putains qui demeurent dans la ville d'hiver – principalement quand elle s'ennuie tellement qu'elle part se promener seule, et ça exaspère furieusement Père qui insiste pour qu'elle emmène au moins un garde, mais ceux-ci ne veulent jamais la laisser aller là où c'est vraiment animé et intéressant alors elle leur fausse toujours compagnie – et elle sait qu'un homme qui ne réfléchit qu'avec sa queue finit par attraper la vérole et crever de manière peu glorieuse. Ça ou une maîtresse finit par verser du poison dans son gobelet, ou lui planter un couteau entre les côtes, et ce n'est pas glorieux non plus, nettement moins que de succomber sur le champ de bataille.
Lyanna veut-elle épouser un homme pareil ? La réponse est non, évidemment, mille fois non, mais quand elle essaie de se plaindre à son père, de démontrer que Robert ne la respectera jamais, le Sire de Winterfell l'écoute avec un visage inexpressif avant de déclarer platement que les fiançailles ont été acceptées, qu'un Stark ne revient pas sur la parole donnée et qu'elle deviendra la Dame d'Accalmie, le prestige devrait suffire pour compenser les garces et les bâtards.
Et si le roi exigeait que tu te tranches la gorge parce que tu as prêté serment de lui obéir en tout point, le ferais-tu, Père ?
Père refuse de lui adresser la parole pendant deux semaines lorsqu'elle lui jette cette question à la tête, ça signifie qu'elle a raison, qu'elle a touché un point sensible, mais il ne veut pas le reconnaître et ça la rend absolument furieuse. Tellement furieuse que l'annonce du grand tournoi d'Harrenhal ne la console pas, alors qu'elle doit être l'une des invitées.
Surtout parce que c'est une célébration dans le Sud, et ça signifie qu'elle est supposée se conduire comme une lady du Sud. Pas de pantalon pendant qu'elle assiste aux combats, pas question d'aller bavarder avec les écuyers et les femmes de chambre parce qu'il y aura forcément quelqu'un dans le couloir pour désapprouver, pas question de discuter chevaux et tir à l'arc pour ne pas épouvanter ces nobliaux raffinés à la virilité si fragile qu'une femme appréciant les loisirs masculins peut les rendre inférieurs. Lyanna envisage de se jeter dans la douve de Winterfell avant le départ pour mettre fin à ses souffrances, les enfers ne peuvent pas être pires que ça.
Néanmoins, elle s'abstient : ce serait trop cruel de laisser Benjen seul avec leur idiot de grand frère et leur père si buté dans ses grands projets politiques. Elle est une sœur meilleure que cela.
Elle est certainement bien plus attachée à sa famille que Ned, qui s'est empressé de remplacer ses propres frères par les garçons avec qui il a été éduqué dans le Sud – et bon, Lyanna peut comprendre pourquoi il serait tenté de renier Brandon parce que leur aîné s'avère réellement épuisant à l'occasion, sauf que Robert Barathéon a exactement les mêmes défauts que l'Héritier de Winterfell voire serait plus décidé à les accuser, ces défauts. Pourquoi se raccrocher à un substitut inférieur quand tu peux avoir la qualité ? Lyanna ne peut s'empêcher de se demander si la chaleur a complètement liquéfié la cervelle de Ned, le laissant irréparablement demeuré.
Sur la question de Sebas Arryn, la louve demeure réservée. Le jeune faucon semble assez aimable, quoique désespérément gâté par l'auteur de ses jours. Elle suppose qu'elle prendra mieux sa mesure quand elle le rencontrera directement en face, pour le tournoi.
Parce que ce tournoi, c'est l'évènement marquant de la décennie qui s'annonce, autant que le tournoi de Port-Lannis l'était pour la décennie précédente. Ou faudrait-il considérer tel le Défi de Sombreval ? Dans tous les cas, les grands noms des Sept Couronnes vont se bousculer à Harrenhal, se disputant la faveur royale et la gloire à la manière de chiens errants se disputant un os déjà bien rogné et jauni, et ça veut dire que quiconque dispose d'un brin de réputation n'a pas le loisir de ne pas y assister sous peine de lourdes conséquences à l'avenir.
C'est le jeu des trônes auquel le Sud aime tant s'amuser, et c'est le jeu dans lequel Père a décidé de plonger ses enfants tête la première. Lyanna ne comprend pas pourquoi il pense que c'est une bonne idée, quand le Nord a préféré rester à l'écart de ces calembredaines pendant près de trois siècles après l'arrivée des dragons sur le continent.
Parfois, la louve se demande si son incapacité à comprendre le raisonnement des mâles de sa famille vient du fait qu'elle est en mesure de réfléchir, elle, et n'est-ce pas terrifiant comme perspective ?
Les douves apparaissent si tentantes, malgré sa résolution.
