Après avoir passé toute sa vie sur les routes, Dickon est sacrément intimidé par le fait qu'il va vivre dans un seul endroit, à présent. Et pas n'importe quel endroit, mais une forteresse, un vrai château de seigneur suzerain avec tous les gardes, les serviteurs et les visiteurs que ça inclut, et ce n'est pas le type d'animation avec lequel il se sent le plus à l'aise.

Et puis, Accalmie est du genre intimidant. Située dans la baie des Naufrageurs, adossée au ciel et faisant face à la mer, la forteresse dominant écueils sournois et rochers déchiquetés de son écrasante masse grise fait figure de poing menaçant, dressé vers le ciel pour en menacer les dieux.

Bruce Barathéon retrousse les lèvres en un sourire à peine visible lorsque Dickon lui fait part de cette inquiétante première impression.

« C'est précisément cela, tu sais » explique-t-il. « Lorsque le premier roi de l'Orage a décidé de bâtir son siège de pouvoir ici, il a voulu édifier un bastion si fort et redoutable que les anciens dieux de la mer et du ciel se retrouveraient incapables de l'abattre. Ça lui a pris sept tentatives, ainsi que l'aide des enfants de la forêt et du jeune Bran le Bâtisseur si tu en crois la légende, mais il l'a eu, son château imprenable et indestructible. En raison de cela, l'autre nom d'Accalmie est le Défi de Durran, pour rappeler aux dieux de quoi sont capables les hommes. »

Dans sa voix vibre une note de fierté et de tendresse qui pousse Dickon à frémir. Bien sûr que le Sire d'Accalmie tient à sa résidence énorme et terrifiante et lugubre, mais le garçon ne s'attendait pas à ce qu'il l'aime. À ce qu'il y tienne visiblement autant que les saltimbanques tiennent à leurs roulottes, souvent construites, peintes et décorées par leurs propres mains.

Mais Accalmie est là où Bruce Barathéon vit depuis qu'il est né, et c'est là qu'il s'occupe de Timo – Tim, son petit frère fronce le nez dès qu'on emploie son nom en entier, et ça le fait ressembler à un lapin contrarié qui essaie de manifester sa désapprobation sans se montrer trop adorable pour ne pas être pris au sérieux – et c'est là qu'il veut s'occuper de Dickon, alors l'endroit doit avoir des bons côtés. En tout cas, Dickon espère que c'est bien le cas.

Tout ce dont il est certain, c'est qu'il va devoir apprendre à nager. Tim n'a pas cessé de lui jacasser dans l'oreille une fois passé l'étreinte réconfortante initiale, et il a mentionné à plusieurs reprises qu'il descend souvent sur la plage pour jouer. Apparemment, il y a plein de trésors à dénicher sur une plage, même si ça ne consiste pas souvent en or et en argent mais davantage en coquillages colorés et cailloux de forme bizarres, et plus de quelques flaques dans lesquelles patauger.

Bruce Barathéon insiste qu'il n'y aura pas de baignade sans surveillance stricte. Les courants sont forts dans la Baie des Naufrageurs – qui ne porte pas ce nom sans raison – et plein de malheureux se retrouvent à boire la tasse et se noyer dès qu'ils s'enfoncent dans les vagues jusqu'aux genoux. Ce doit être assez gênant de se noyer alors qu'il suffit de se mettre debout pour se remettre à respirer, mais la gêne n'empêche pas les gens de mourir.

Il insiste aussi pour donner à Dickon sa propre chambre. Après avoir couché du plus loin qu'il se souvienne dans le même lit que Maman pendant que son oncle, sa tante et son cousin se blottissaient sur la couchette du dessus faute d'espace plus large dans la roulotte, ça fait très bizarre et la pièce paraît affreusement grande et vide, alors qu'elle est nettement plus petite que la chambre où Stannis a gardé Dickon lorsqu'il s'est occupé de lui en attendant la venue de son père.

Il y a une cheminée, une commode en bois et un lit, un vrai lit au lieu d'une couchette, un couvert de draps qui ne grattent pas trop et sous lesquels il doit faire bien chaud le soir. Dickon en attrape le vertige – il jette sûrement la honte sur la profession d'acrobate à cause de cela, et se demande s'il peut se défendre en rappelant que ce sont ses conditions de vie et non de travail qui causent sa détresse. Mais est-ce qu'il aura jamais l'occasion de refaire des acrobaties ? Un bâtard peut faire tout ce qu'il veut, mais un fils de lord suzerain, c'est autre chose, et Bruce est si sévère…

Tim pleurniche un peu parce qu'il voulait partager sa propre chambre avec son grand frère, et Dickon aurait préféré ça s'il avait pu, mais apparemment ce n'est pas convenable de laisser des frères dormir dans la même pièce quand l'un d'eux a plus de sept ans. Leur père affirme très sérieusement que c'est pour limiter les risques que les héritiers potentiels s'écharpent.

« Tes frères ont souvent essayé de te tuer, alors ? » interroge un peu insolemment le plus âgé des garçons.

« Ce n'est pas l'envie qui leur en a manqué » répond le Sire d'Accalmie, et cela clôt cette discussion.

Un endroit aussi grand, il faut des gens pour s'en occuper. Dickon voit défiler devant son père l'intendant, le chef des gardes et encore un oncle, qui tous le fixent avec un peu de surprise mais pas tant que ça – il se doute un peu de la cause, parce que sur le chemin pour venir l'entourage de Bruce Barathéon ne s'est pas privé de commenter sur la tendance des suzerains de l'Orage à avoir des bâtards à droite et à gauche, tradition que le roi et son second frère cadet perpétuent sans honte.

L'intendant se nomme Cortnay Penrose, son crâne rasé contrastant avec sa barbe rousse fournie. Il bougonne que la prochaine fois que le Sire d'Accalmie quittera la forteresse, il devra nommer quelqu'un d'autre au poste parce que les soucis d'économie domestique lui donnent mal à la tête mais ses yeux sombres trahissent combien il est content de voir revenir son lord.

Le chef des gardes s'appelle Gordon. Peut-être que c'est un nom de famille, ou peut-être que c'est son prénom. Il signale quelques incidents causés par des brigands sur les routes et les rivages dans le voisinage direct du château, et informe Dickon qu'il s'occupe également de former des garçons intéressés par le maniement de l'épée. Le jeune acrobate peut deviner pourquoi il dit ça, tous les fils de nobles doivent apprendre les arts du combat en dépit de leur naissance, alors il n'y coupera pas.

Et puis il y a oncle Renly. Qui n'a que deux ans de plus que Dickon, et lui ressemble autant que Tim, sauf que ses yeux hésitent entre bleu et vert et il paraît drôlement plus insolent dans sa manière de sourire. Néanmoins, il rit quand il explique qui il est et admet que oui, il trouve tout autant bizarre de faire la même taille que l'aîné de ses neveux mais il espère pouvoir devenir son ami malgré tout.

Face à ce défilé de personnalités affables, Dickon commence à croire qu'il a jugé un peu vite Accalmie. Certes, la forteresse demeure lugubre et effrayante, mais si elle abrite des gens accueillants, il pourrait s'habituer à y vivre sans trop mal. À force de vivre sur les routes, les saltimbanques apprennent fréquemment à ne guère s'attacher aux lieux.

À la place, ils s'attachent aux gens quand ceux-ci en valent la peine.