La journée du vendredi suivant débuta avec un réveil particulièrement difficile. Pour être plus exacte, la journée débuta réellement à minuit tapante alors que je n'étais pas encore couchée, trop occupée à zigouiller du zombie. J'avais gardé de mauvaises habitudes des vacances : me coucher tard. Sauf que pendant les vacances, je pouvais me lever tout aussi tard (la seconde moitié des vacances seulement). Ce qui n'était plus le cas depuis la rentrée scolaire. Je n'ai jamais été du matin (je ne le suis toujours pas), mais si j'avais été moins fatiguée, ce jour-là, peut-être aurais-je pu trouver du sens à cette journée. Car elle n'en eut aucun. Finalement, même si j'avais été en forme, ce fameux vendredi, ça n'aurait rien changé. Fatigue ou non. Zombies ou non. Ca n'aurait rien changé. Et ce n'est pas plus mal.

J'avais décidé de me faire une double dose de café (l'intensité indiquée sur l'emballage était de huit grains). Le genre du café qui coute cher, dont on peut lire sur le packaging : café à corps rond aux arômes généreux (pas plus généreux que les atouts de Manuela). Du café de bourge, dis-je quand je continue de l'acheter à la superette du quartier. S'il existe des personnes capables de juger la qualité d'un café je n'en fais pas partie. Pour moi, du café reste seulement du café. Je n'ai jamais aimé particulièrement ça, mais j'ai gardé l'habitude d'en boire le matin, et à l'époque, j'en buvais vraiment beaucoup. Les céréales que je m'enfilai après avoir vidé ma tasse (et la seconde) étaient au chocolat. Les adolescents se nourrissaient de sucre, tout le monde savait ça. Contrairement aux boites qui indiquaient d'habitude « c'est fort en chocolat » qui tournait dans la tête toute la journée, celle de ce matin disait « sans colorants artificiels ni édulcorants » ce qui lui valait un raisonnable voire excellent nutriscore de B (impossible de se classer plus haut avec les céréales). Finalement, cette matinée était plutôt ordinaire, alors pourquoi tant de détails ? Car c'est à la fin de cette journée si ordinaire de prime abord, que mon épopée commença réellement. Car ni Edelgard ni sa demande n'étaient ordinaires. Ce qui vaut bien d'attendre encore un peu pour en arriver là.

Je m'étais acheté une Yamaha XSR 125 (pour une « conduite agile et confiante avec sa finition haut de gamme » avait expliqué le vendeur).Car j'avais travaillé pour ça durant deux étés complets et la moitié d'un troisième, et car j'avais eu dix-huit ans (jamais je ne m'étais sentie aussi riche) cette année-là. En somme, j'avais juste eu envie de me faire plaisir (et de redevenir pauvre), et de pouvoir me rendre au lycée en bécane. Je n'avais pas les moyens de m'acheter une bonne caisse, des occasions douteuses seulement (et personne n'avait envie de se rendre dans un lycée de bourges dans une voiture miteuse). Cela expliquait le coiffé/décoiffé (à la mode aujourd'hui) qui arborait ma tête tous les matins (en plus de la crinière « indomptable »). Cela expliqua donc ma tête ce fameux vendredi matin également. La tronche ravagée de fatigue ce n'était qu'un bonus.

—Byleth ! Comment vas-tu ce matin ?

Je venais à peine d'entrer dans le bâtiment principal du bahut pour me diriger vers mon casier afin d'y enfourner mon casque et ma veste très encombrants. J'arrivai d'ailleurs à l'atteindre.

—Salut.

—Ta joie de vivre est si rafraichissante !

Si vous vous demandez si Dorothea était toujours comme ça : la réponse est oui. Mais ce vendredi-là, elle l'était encore plus. Une banalité finalement. Banalité qui dénaturait les cris de lamentation de mon casier à l'agonie (la porte du moins) mais qui m'apportait désormais une certaine satisfaction aussi.

—Tu veux quelque chose ?

Je n'étais pas du genre à demander « que me vaut ce plaisir ? » comme beaucoup de personnes trop éduquées ici, surtout quand il n'y avait aucun plaisir à prendre, surtout quand cela m'empêchait d'aller m'en griller une (j'attendais au moins une heure après le réveil pour encrasser mes poumons).

—Non, rien de particulier. Faut-il une raison pour se rendre en classe accompagnée de ses amis ?

Dorothea m'apprit ce fameux vendredi qui n'avait déjà plus rien d'ordinaire que nous étions amies. Première nouvelle de la journée qui avait un petit côté cocasse. Déjà car j'avais peu d'amis, mais surtout car je ne la connaissais que depuis deux semaines à tout casser.

—Tu as réfléchi à ma proposition ?

—Non. Car la réponse était déjà non hier.

—Mais tu réponds toujours non !

—Ce n'est pas vrai.

—Bien-sûr que si ! Regarde !

Bon, Dorothea avait raison, je disais souvent non. Mais car elle me demandait systématiquement de l'accompagner ou de l'aider à faire des trucs chiants. En l'occurrence, rejoindre la chorale du lycée. Ce qui, dans un lycée ordinaire, m'aurait propulsé encore plus profondément dans la sous-croûte du panier social, mais nous étions à Saint Seiros. Et, aussi surprenant que cela puisse l'être, à Saint Seiros, chanter avec la chorale était bien vu.

—Alors tu vas accepter la proposition de Claude ?

L'air agacé que je m'étais habituée à voir prit place sur un visage jusqu'ici très joyeux. Mais comme il s'agissait de Claude, la chanteuse préférait faire des manières. Et je n'étais pas ici depuis assez longtemps pour comprendre cette ridicule rivalité qu'entretenaient les élèves des différentes promotions. Pour moi, tous les lycéens étaient chiant (même moi, c'est dire), peu importait de quelle couleur ils se vêtaient. Nous n'étions pas à Poudlard.

—Je ne sais pas encore.

J'avais déjà décidé que non, mais le prétexte de réfléchir à suivre des cours de chimie avancée me permettait de faire semblant de m'intéresser à quelque chose pour de vrai. Ce qui encore une fois, était bien vu à Saint Seiros.

—Ha ! Tu vois, nous progressons !

Bien-sûr, à ce moment-là Dorothea ne parlait pas seulement de ma réponse différente de mes négations habituelles, mais aussi de ma proximité avec Claude. Proximité qu'il m'imposait (je tiens encore à préciser que ce n'était pas un choix).

—Si tu le dis, Dorothea.

Elle avait retrouvé son sourire. Peut-être espérait-elle que je finisse par accepter de rejoindre la chorale (ce que je ne fis jamais). Manuela disait qu'il serait bon que je fasse une activité en plus des cours. Prendre des options extra-scolaires, ou bien des cours de préparation à l'entrée en université. Rien de tout cela ne m'intéressait, j'étais trop occupée, comme la plupart des lycéens normaux. Et j'avais vraiment envie d'en fumer une.

—Ce serait pas Felix que j'aperçois là-bas ?

Felix, c'était l'un des deux types toujours accompagné d'une fille de la promo des Lions (rappelez-vous premier chapitre). Et cette fille était en fait Ingrid (chose que j'ignorais encore une semaine après la rentrée tout comme le crush de Dorothea pour cette blonde). Cette fille, Ingrid, je ne l'avais pas vue bien-sûr (mais j'avais vraiment aperçu Felix) et cela suffit pour que Dorothea fasse une rotation de cent-quatre-vingts degrés pour tenter de ne serait-ce que croiser son regard (Ingrid était déjà en cours à ce moment-là donc Dorothea dû attendre longtemps). Cette petite stratégie mise au point en un temps record et dont Claude aurait été très fier me permis de sortir (m'éclipser) fumer en dehors de l'enceinte du bahut avant le cours de littérature.

Je me ramassai un C- pour mon premier devoir (loin derrière le A de l'automne) ce qui me plaçait juste à la moyenne. Le professeur Essar (Hanneman disait Manuela) ne jurait que par les livres. Les plus vieux si possibles. Dès la première semaine il nous en avait refilé un à lire, mais je n'aimais pas lire. Toutefois, j'aimais regarder la télévision, et ce (vieux) livre avait eu droit à une adaptation cinématographique. Aussi, « L'étranger » resta un étranger pour moi mais je fis l'effort de m'en sentir un peu plus proche pour ce devoir qui demandait d'analyser les caractéristiques du personnage principal. Rien de compliqué jusque-là. Mais Essar (ou ses fiches sempiternellement identiques d'une année à l'autre) souhaitait savoir si le lecteur pouvait s'identifier aisément au personnage. Personnage indifférent aux autres. Ce n'était finalement pas compliqué. Je ne fis hélas aucun effort.

Après la pause déjeuner (cette fois j'avais mangé deux barres de céréales et bu un candy-up au chocolat : il n'y avait plus de beurre pour préparer un sandwich) et une cigarette fumée dans la réserve, j'enquillai un énième cours. Très franchement je ne me souviens même pas de quoi. Je me rappelle seulement que mes paupières étaient lourdes, et l'heure venait à peine de commencer. La digestion, merveille physiologique, faisait son œuvre. Et quel individu aurais-je été de ne pas laisser faire la nature ? Et de me laisser aller à dormir une quinzaine de minutes ou deux, bien au fond, cinquième rangée, près de la fenêtre. Cependant, mon téléphone vibra dans la poche de ma veste remettant à quelques minutes ma sieste tant nécessaire au fonctionnement de mon organisme complexe. Je fis discrètement glisser mon téléphone sur ma cuisse. Il était treize heures et neuf minutes (et vingt-trois secondes) : une indication précise dites-vous, et j'avais en effet reçu un message. J'eus le réflexe de lever les yeux et balayer la classe, mais aucun lycéen n'était assez fou, ou stupide, ou bien les deux, pour sortir son téléphone dernier cri en plein cours au risque de s'en faire priver pour la journée entière (ce qui faisait de moi une folle). Et surtout, Dorothea paraissait calme et concentrée sur l'exercice de probabilités (c'était un cours de maths). J'ai pensé qu'il s'agissait de mon père, mais ce n'était pas le cas non plus.

Le message me laissa plutôt perplexe : « J'aimerais qu'on parle. Rejoints-moi dans la réserve après les cours. », d'autant plus que je ne connaissais pas l'expéditeur. D'autant plus que le rendez-vous devait avoir lieux dans la réserve. J'avais immédiatement pensé à Dorothea (qui demeurait calme) mais j'avais enregistré son numéro de téléphone (elle avait insisté) alors ça ne pouvait pas être-elle. J'avais un peu moins de deux heures avant la fin du cours (et de la journée) pour me poser des questions. Pour me poser « la » question. Allais-je m'y rendre ? Je n'eus besoin que d'une dizaine de secondes finalement. Et je ne répondis pas.

Bien-sûr, aucune personne saine d'esprit n'irait à un rendez-vous donné par un ou une inconnue dans un lieu plus ou moins bien isolé (la réserve était quand même assez tranquille avec ses cartons poussiéreux : certains contenaient des décorations de Noël). Mais je m'y suis rendue. Je n'étais pas folle, et je n'avais pas non plus d'obsession dérangée pour les psychopathes qui passaient dans les reportages à la télé (le dernier en date avait mangé sa victime). Seulement, j'étais curieuse. Vraiment curieuse. Et j'étais aussi très surprise. Surprise d'être curieuse. Ça n'avait aucun sens.

J'avais traîné des pieds après le cours, ou plutôt, Dorothea m'avait interpelée pour me raconter des trucs chiants, comme d'habitude (elle en profita pour me redemander encore une fois pour la chorale, et j'avais encore dit non). De fait, je me demandai si je serais ou non la première sur les lieux en arrivant devant la porte, au deuxième. Je ne pris pas la peine de frapper pour entrer, ça aurait paru trop bizarre, et je ne pris pas non plus la peine de dire quoique ce soit en apercevant la silhouette qui regardait au travers de la fenêtre que j'ouvrais d'habitude pour fumer. Je fermai seulement derrière moi.

—Ca te dérange si je m'en allume une ?

Imaginez ma surprise en découvrant qui m'attendait derrière cette porte. Imaginez-donc. Essayez seulement de le faire. Alors, pour dissimuler cette surprise, je devais agir normalement. Je n'étais pas troublée ou quelque chose comme ça, mais un peu étonnée quand même. N'importe qui l'aurait été.

—Je t'en prie.

Edelgard s'écarta de la fenêtre pour me laisser l'ouvrir, et je m'écartai d'Edelgard pour ne pas envahir son espace avec la fumée qui se dégagea rapidement de ma clope. Elle n'avait pas le même goût que d'habitude mêlée au parfum d'agrumes.

—Je peux savoir comment tu as eu mon numéro ?

—Bien-sûr. J'ai demandé à Dorothea.

C'était toujours Dorothea.

—Et c'est quoi, le rapport avec moi ?

Parce que si Edelgard avait demandé mon numéro à Dorothea, c'est qu'il y avait un rapport avec moi. Ma question était en fait stupide. Sinon, elle ne m'aurait pas contacté. Sinon, nous ne nous serions pas trouvées dans la réserve. Et par-dessus tout, je n'aurais pas eu l'impression d'être un lapin de six semaines.

—J'ai quelque chose à te demander, dit-elle simplement.

—Quoi donc ?

J'avais immédiatement pensé à Claude et son trafic. Claude traînait avec moi, alors peut-être que dans la tête de certaine personne, c'était notre trafic. Mais c'était seulement celui de Claude.

—Que dirais-tu de sortir avec moi ?

Ma première réaction fut d'arrêter ma clope avant qu'elle n'atteigne mes lèvres. Et ma seconde d'avoir la gentillesse de ne pas éclater de rire. Ça dura un moment.

A la fin de la journée, ce fameux vendredi, et après un saut à l'épicerie pour acheter du beurre et tout un tas de conneries, j'étais chez moi. Et j'avais un nouveau contact dans mon répertoire.