Trigger warning : Euthanasie
« Mais quelle tête d'enterrement ! Mal dormi, mon cœur ? » s'enquit Rosanna, lorsque Ilinka vint s'installer à table, les cheveux en pétard et l'air misérable.
« Mmmh... »
L'artiste rit.
« Ne sois pas trop pressée de faire tes bagages surtout. Y en a pour au moins un mois avant que l'Utopia ne reparte définitivement. »
« Quoi ? »
« Tu penses bien qu'avec notre départ, il n'aura plus de raison de venir chaque année, et que donc ça va changer pas mal de choses d'un point de vue logistique... Et ce genre de changement, ça ne s'arrange pas en deux coups de cuillère à pot... »
« Donc, on est encore là pour au moins un mois. »
« Absolument ! »
L'adolescente ne put retenir un soupir de soulagement.
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« Nan mais sérieusement ?! A quoi ça sert que je continue à travailler à la réserve ?! »
« A remplir ton préavis de six semaines autant que possible, et accessoirement à t'occuper. » siffla Markus.
« Et toi alors ? »
« A ton avis, pourquoi je suis là ? » répliqua-t-il, agitant la débroussailleuse qu'il tenait.
« On serait pas plus utiles ailleurs ? »
Le traqueur eut un rire bref, semblable à un aboiement.
« Toi et moi, on sert à rien à une table de négociation. Autant être utile ailleurs. »
Malheureusement, il n'avait rien à répondre à ça. Maugréant, il partit récupérer la seconde débroussailleuse.
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Rory leva la main bien haut.
« Oui, Lanthian ? » s'enquit le professeur.
« Serait-il possible que je fasse ce projet seul ? Je suis dans l'attente d'une réponse pour un stage à l'étranger, et je risque de devoir partir en cours de route. Je ne voudrais pas péjorer mon groupe si c'était le cas. »
« Un stage comme ça en début d'année, voilà qui n'est pas courant. Mais soit. Simple curiosité, c'est où ? »
« Heu... Je peux pas trop en dire, mais c'est dans l'aérospatiale. Hum... Un prototype de vaisseau unique dans son genre. »
L'homme pouffa.
« Ne faites pas tant de mystère, voyons. Vous allez l'avoir, votre stage à SpaceX. »
Rory opina avec une petite grimace pincée. Ce n'était pas du tout ça, mais tant mieux s'il croyait cela.
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« Bon, les filles, je vous appelle quand j'ai fini. Les connaissant, ça devrait être en fin d'après-midi. On se retrouve ici, et ensuite, je vous invite au resto avant de rentrer. OK ? » expliqua Rosanna.
Elles opinèrent de concert.
« Et ne faites pas « trop » de bêtises. » ajouta Tom, leur offrant un clin d'œil.
Il avait emprunté le collier de Selk'ym et, resplendissant dans la vieille veste de moto de Milena – beaucoup trop courte pour lui –, laissait émaner une aura de chaos qui tranchait avec l'ambiance sévère de la place bernoise.
Les deux s'éloignèrent en direction de la coupole fédérale, et les filles restèrent seule.
« Bon, on fait quoi ? » s'enquit Tania.
« Je sais pas. T'as une idée ? »
« J'irais bien voir les ours, mais bon, c'est genre méga pas éthique de les garder enfermés, du coup pas trop envie de soutenir ce genre de merde... »
« On a qu'à se promener dans la vieille ville pour commencer. » suggéra-t-elle.
« OK. »
« Alors, Oxford, c'est comment ? »
« Putain ! T'as pas idée ce que c'est chiant. Le melon ! Le putain de melon que tout le monde se tape là-bas ! C'est ouf ! »
« Mais les cours sont intéressants ? »
La jeune femme haussa les épaules.
« Pour l'instant, c'est genre vas-y bouffe-toi des tonnes de noms et de dates chiantes, et ensuite, apprends à lécher des culs de manière Pro-fesse-fion-nelle ! » nota-t-elle, riant à sa propre blague.
Ilinka lui offrit une grimace compatissante. Ça n'avait pas l'air passionnant.
« Par contre, y a un truc de cool. »
« Ah ? »
« Tu sais que l'uniforme est obligatoire ? (1) »
« Et alors ? »
« La jupe me fait un cul d'enfer, et je me fais draguer comme jamais... Je crois que l'accent, ça aide aussi... »
Elle rirent.
« Et toi, quoi de neuf, petite Blanche ? »
Ilinka se dégonfla un peu.
« Rien. On part bientôt. C'est pour ça que maman et Tom sont venus à Berne aujourd'hui... Pour négocier des trucs... »
« OK, mais toi, tu fais quoi ? »
« Rien. Ça valait pas la peine que je commence l'uni pour genre six semaines... »
« Ouais... dur... » compatit Tania.
Le silence tomba.
« Et donc, tu vas repartir dans ta soucoupe volante, direction petits-hommes-verts-land ? »
« Ouais, quelque chose comme ça. »
Tania lui lança un regard de biais.
« Tu devrais te réjouir, non ? Tu vas rentrer chez toi. »
« Ma maison, c'est ici. Pas là-bas. »
La jeune femme haussa les épaules.
« J'sais qu'Oxford, c'est pas bien loin, je peux revenir pour le week-end. La preuve ! Mais je connais personne là-bas, j'suis genre paumée. Toi, tu pars avec toute ta famille, tes cousins, et tout. Tu seras pas toute seule. Tu verras, ça vas aller. »
Ilinka lui jeta un regard dubitatif.
« Tu vas même putain de t'éclater, je parie, connasse ! » renchérit Tania.
Pour toute réponse, elle croisa les doigts.
« Oh ! Attends, attends, cette boutique à l'air trop cool. On entre ? »
« D'acc. »
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« Besoin d'un coup de main ? » s'enquit Zen'kan, avisant plusieurs militaires peinant à empiler des caisses à l'air horriblement lourd dans un Jumper.
« Heu... » bafouilla le plus proche.
Sans attendre plus de réponse, Zen s'empara du côté d'une caisse et, bandant ses muscles, la souleva à trois. Les deux hommes de l'autre côté firent de même avec un grognement.
Au poids et à la manière de bouger de la caisse, elle devait contenir une grosse machine. Une génératrice ou quelque chose du genre. Il la posa avec les autres dans le Jumper.
« Merci ! » s'exclama un des militaires, se massant les reins avec une grimace. « Vous pourriez pas demander à vos potes de s'occuper des autres ? Elles pèsent une blinde, et avec votre super-force... »
« Désolé. J'fais pas partie de l'équipage. Mais je vais demander quand même. » s'excusa-t-il avec un rictus gêné.
« Oh ! Nan, désolé. Vous dérangez pas. »
Trop tard. Tom était occupé, mais ce n'étaient pas les wraiths qui manquaient à bord. Il eut vite fait d'en localiser un qui veuille bien écouter sa requête.
« Je transmets la sollicitation des Terriens au quartier-maître. »
Opinant, Zen se tourna vers les soldats qui s'en retournaient à la tâche en râlant.
« J'ai transmis. Le quartier-maître va être prévenu. »
« Zen'kan ! Tu viens ?! » beugla Milena de l'autre côté du hangar, lui faisant de grands signes.
« Merci beaucoup. » le remercia un soldat, alors qu'il s'éclipsait avec une grimace d'excuse.
« J'suis là. » nota-t-il, ayant rejoint sa mère au trot.
« Enfin ! Je vais avoir besoin d'aide pour préparer tout ça. » grinça-t-elle, agitant un paquet de feuilles agrafées ensemble.
« C'est quoi ? »
« Une liste d'équipement commandé par les troupes mixtes. »
« Les troupes mixtes ? » demanda-t-il, parcourant la liste qu'elle lui avait tendu.
Des armes, des munitions, des gilets pare-balles, et tout un fatras d'objets militaires.
« Une unité de défense, composée de binômes de wraiths et d'humains. Ton frère a fait partie de la première unité expérimentale – avec Jiu et Liu évidemment. Amanda aussi, d'ailleurs. Ils ont été entraînés par Selk'ym. Et ont prouvé haut la main la supériorité de telles unités sur des groupes hétéroraciaux. »
Zen opina.
« Et on va trouver où tout ça ? » demanda-t-il.
« Tout ce qui a un astérisque devant est normalement dans les caisses, là. Faut qu'on vérifie que tout est bien là, et dans les bonnes quantités. Le reste devrait arriver bientôt. » expliqua-t-elle, désignant un groupe de caisses empilées dans un coin du hangar.
« Des fusils antimatériel... Des lance-roquettes... Des drones kamikazes... Je pensais pas que les militaires voudraient bien nous en donner... » nota-t-il, tâchant d'associer les codes inscrits sur la liste à ceux des caisses.
Milena ricana.
« Mais ils nous les donnent pas ! On les a achetés. »
« Et c'est légal ? »
« Les Ouman'shiis n'ont signé aucun traité de limitation des armes ou quoi que ce soit. Donc oui. »
Il ne put se retenir de soupirer. Depuis quelque temps, il ne cessait d'être surpris par les arrangements avec la loi et la morale que leurs parents étaient prêts à consentir, de même que le gouvernement suisse.
« Ah, j'ai trouvé les gilets. Faut vérifier quoi exactement ? » s'enquit-il, tapant sur une grosse cantine d'aluminium renforcé.
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Ilinka aurait voulu être forte. Ne pas renifler bruyamment dans la salle d'attente. Mais elle n'arrivait pas à retenir ses larmes. Pas depuis la veille. Elle avait passé le plus gros de la nuit à pleurer en tenant doucement Pipeau contre elle, enroulé dans sa couverture préférée.
Elle avait dormi par saccades, s'endormant sans s'en rendre compte et se réveillant en sursaut, terrifiée de trouver un cadavre froid à la place de son chat adoré.
Mais Pipeau s'accrochait à la vie. De toutes ses maigres forces, alors qu'il lui aurait été si simple d'abandonner.
Il avait perdu beaucoup de poids. Le poil terne et sale, faute d'avoir encore la force de se nettoyer, gravement déshydraté, il avait commencé à faire de l'hypothermie la veille.
Elle avait supplié sa mère de le guérir. Rosanna avait fait de son mieux pour soulager ses souffrances, mais il n'y avait pas grand-chose à faire.
Pipeau était vieux. Très vieux. Sa mère pouvait momentanément réparer ses organes, mais le chat arrivait au bout de ses forces. Et personne ne pouvait lui faire de don de vie.
Il allait mourir. Qu'elle le veuille ou non, qu'il le veuille ou non, il allait mourir. Aujourd'hui ou dans quelques jours – quelques semaines peut-être –, d'une lente agonie.
Sa mère lui avait proposé de l'emmener chez le vétérinaire. Pour l'aider à partir paisiblement. Elle avait refusé. Espéré qu'il récupérerait un peu de forces durant la nuit, si elle le gardait tout contre elle, bien au chaud. Mais au matin, elle avait dû se rendre à l'évidence.
Le vétérinaire avait accepté de les prendre en urgence dans la matinée.
Et c'est comme ça qu'elle s'était retrouvée de bon matin dans une salle d'attente, à pleurer compulsivement en serrant son vieux chat bien-aimé contre elle.
Lui qui avait toujours été si grincheux, pendait mollement dans ses bras, la respiration laborieuse, et elle ne pouvait s'empêcher de lui murmurer combien elle l'aimait. Combien elle était reconnaissante de toutes ces années ensemble. Que ça irait. Qu'il ne devait pas avoir peur. Tout irait bien. Tout irait bien.
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Zen'kan aurait bien voulu accompagner Ilinka. Même s'il gardait constamment ses pensées tournées vers elle, ce n'était pas la même chose que d'être là, avec elle, pour l'aider à surmonter la perte de son chat.
Mais il ne pouvait doublement pas. Parce qu'il était attendu au travail, et parce que c'était une épreuve qu'elle devait affronter seule. Aussi accompagnée qu'elle soit, ce serait en son âme et conscience qu'elle devrait porter le deuil.
Rory partageait son avis, mais il ne parvenait pas à s'en sentir réconforté.
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« Est-ce que vous voulez sortir ? » demanda le vétérinaire
Elle hocha négativement la tête. Pipeau avait été là pour elle depuis aussi longtemps qu'elle s'en souvienne. Elle serait là pour lui dans ses derniers instants.
L'homme jeta un regard à sa mère, qui opina.
Gravement, il prépara deux seringues, qu'il posa soigneusement sur la table d'examen à côté de Pipeau.
« Je vais d'abord l'endormir. Il va juste sentir une petite piqûre et faire un gros dodo. Ensuite, je lui ferai la seconde injection, qui le plongera dans le coma et arrêtera son cœur. » expliqua-t-il, caressant le chat amorphe. « Il ne souffrira pas. Il risque de bouger à la fin. C'est normal. Ce sont les muscles qui se détendent quand le cerveau arrête de les contrôler. Ça ne veut pas dire qu'il a mal ou que ça ne fonctionne pas. D'accord ? »
Elle opina, reniflant fort. C'était trop injuste. Trop injuste !
« Au revoir Pipeau ! Je t'aime ! Je t'aime très très fort ! Merci ! Merci pour tout ! Je t'aime mon chaton ! Je t'aime ! » murmura-t-elle, pressant la tête du félin contre la sienne, alors que le médecin faisant la première injection.
Pipeau émit un petit miaulement de protestation. Tout bas, tout doux. Comme quand il était jeune, beau et fort, et râlait parce qu'elle le dérangeait en allant se coucher.
« Pardon ! Ça fait un peu mal ! Mais ça va aller ! Tu vas voir ! Tu pourras chasser toutes les souris que tu veux après. T'auras plus mal ! Plus mal du tout ! Courage mon chaton... » sanglota-t-elle, alors qu'il devenait tout mou, profondément endormi.
La seconde seringue en main, le vétérinaire attendit.
« Au revoir, Pipeau. Je t'aime ! » murmura-t-elle, enfouissant son visage dans le pelage autrefois si doux, si blanc.
Ça faisait mal. Tellement mal ! Il lui fallut toutes ses forces pour se redresser.
C'est vide, l'esprit noyé dans un brouillard cotonneux, qu'elle hocha imperceptiblement la tête, se mordant la lèvre au sang.
Le docteur administra la seconde piqûre, lui arrachant un cri de souffrance.
C'était sur son ordre que Pipeau mourrait. Son sang non pas sur ses mains, mais sur sa conscience. Sa mère la prit dans ses bras, la serrant fort contre elle.
C'était réconfortant et terrifiant. Elle sentait la chaleur qui émanait d'elle. Sa respiration dans son cou. Sa mère était aussi vivante que le chat l'avait été. Un jour, elle aussi mourrait.
Ilinka s'étrangla sur un sanglot, une angoisse terrifiante s'ajoutant soudain à sa peine.
Sa maman allait mourir ! Tania, Milena, même Selk'ym. Ils allaient tous mourir ! Mais pas elle. Parce qu'ils étaient mortels, et pas elle.
Submergée par ses émotions, incapable de respirer, encore moins de sangloter, elle s'accrocha de toutes ses forces aux épaules d'apparence soudain si frêles de son humaine de mère.
« Mon cœur, je serai là encore très longtemps. Je vais bien, et je n'ai pas l'intention de partir avant longtemps. C'est Pipeau qui a besoin de toi, maintenant. Pas moi. » murmura-t-elle dans son esprit.
Horrifiée par cette réalité, Ilinka se redressa, s'essuyant le nez. Bien sûr que c'était Pipeau la priorité.
« Je peux le prendre ? » demanda-t-elle au vétérinaire qui hocha la tête, emmaillotant le chat dans sa couverture avant de le lui tendre.
Il était tout flasque. Mou et presque sans vie. Presque, mais pas encore tout à fait.
Son cœur battait encore, tel un papillon à l'agonie au bord de l'eau, les dernières étincelles de vie crépitant dans son petit corps usé par les ans.
Elle le berça doucement, murmurant de douces paroles sans queue ni tête.
Il pesait moins de la moitié de son poids de la grande époque, et pourtant, il était soudain si lourd. Comme si en le quittant, sa vie se transformait en plomb.
Au bout de deux minutes, le vétérinaire s'approcha, plaquant son stéthoscope sur le torse squelettique.
« C'est fini. » statua-t-il.
Elle opina. C'était fini. Pipeau n'était plus. La chose qu'elle tenait n'était plus son chat. Juste une coquille vide qui en avait la forme. Cette onde tranquille, lumière paisible et attentive qui l'avait caractérisé, n'était plus.
Doucement, elle reposa le petit cadavre sur la table.
Pipeau était parti. C'était fini.
Elle se sentait vidée. Prête à dormir trois jours d'affilée.
« Toutes mes condoléances. Est-ce que vous voulez le reprendre ou... ? » s'enquit le vétérinaire à l'attention de sa mère.
« On va le reprendre. Merci docteur. Merci beaucoup. »
« Ce n'est rien. Ça vas aller ? »
Avec un petit sourire, Rosanna opina. Comment pouvait-elle sourire ?
« Au revoir. »
C'est tout ce qu'elle parvint à articuler, alors que Rosanna récupérait doucement la chose qui avait été Pipeau, pour la mettre à l'abri dans ce panier qu'il détestait tant, avant de la pousser doucement vers la sortie.
Comment pouvait-elle fonctionner si normalement ? Comment le monde pouvait-il continuer à tourner ? Pipeau était mort. Pipeau n'était plus !
« Ça va, ma chérie ? » s'enquit-elle quand elles eurent retrouvé l'intimité relative de la voiture.
« Non. »
Sa mère lui serra doucement la main.
Pourquoi ne lui disait-elle pas que c'était normal ? Que ça allait passer ? Toutes ces platitudes de circonstance ?
Parce que c'était creux ? Vain ? Cruel ? Tout cela à la fois ?
Quoi qu'il en soit, elle lui en fut reconnaissante. Elle n'avait pas la force de répondre correctement à ce genre de médiocrités dénuées de sens.
(1) A Oxford, l'uniforme est obligatoire pour tous les événements formels de la vie estudiantine. Pas pour les cours au quotidien.
