NdA - Dernier chapitre … et oui, avec un petit peu de Malcom, celleux qui savent savent ... bonne lecture !


When the world is to tall
You can jump you won't fall
You're in safe hands
What the day will now give
How those seeds will now live
It's in your hands
Heavy seas of love
Radiance is in you
As above so below
On the heavy seas of love

Damon Alban - Heavy Seas of Love

Le chant des mouettes. Voilà ce dont Lyra retiendra de cette journée. Le chant des mouettes. Et l'émotion, bien entendu.

Le chant des mouettes était arrivé à ses oreilles avant même d'ouvrir les yeux. Ce chant signifiait deux choses, d'abord, le bateau s'approchait des côtes ensuite, la pluie avait cessé. Un rayon de soleil perçait la barrière de ses paupières closes. Elle les ouvrit et s'étira avec langueur. Au chant des mouettes se mêlait celui du vent iodé et de l'écho de voix qui bavardaient sur le pont. Le Havets Perle rentrait à la maison après un long voyage jusqu'au Royaume de Slam. Le navire avait récupéré des rouleaux de soieries précieuses qu'il avait ensuite livré à une riche marchande française. Il rentrait à Bodø avec, dans ses cales, des caisses de vins destinées au marché nordique. Le voyage avait été long et éprouvant, et Lyra avait senti la fatigue la gagner plus régulièrement. Elle avait besoin de faire des siestes, dormait plus longtemps. Elle savait que Will avait remarqué cette fatigue inhabituelle et qu'il se retenait de lui poser des questions spécifiques.

Elle posa ses mains sur son ventre et expira longuement. Pantalaimon était roulé contre son cou, sa petite tête duveteuse posée sur son épaule. Il bailla, s'étira à son tour et se leva pour venir s'installé contre sa poitrine. Elle enfouit sa main dans sa fourrure rousse.

Elle essaya de visualiser la temporalité leurs vies. Will avait fait ses affaires, elle avait rencontré ses anciens colocataires, ils avaient revu Mary, ce qui l'avait comblée joie. La soirée avait été douce et joyeuse. Ils avaient quitté le Bodø de Will au petit matin pour retourner sur le Havets Perle.

Et puis, les jours étaient devenus des semaines, les semaines étaient devenues des mois et les mois avaient cédé la place aux années. Deux ans, bientôt trois, s'étaient écoulés. Elle qui s'imaginait érudite à Sainte Sophie, devenir une aléthiométriste de renom, était commis sur un petit cargo voguant à vive allure le long des côtes néerlandaises. Il n'était pas question de regretter ces années, non. Elle remettait juste en perspective ses ambitions et ses projets.

Le mois de juin venait à peine de commencer, et elle pouvait sentir la brise fraiche passer par le hublot entre ouvert.

Elle leva les bras au dessus de sa tête, observant ses mains. Son corps avait changé, bien sûr. Il s'était renforcé, elle avait gagné en muscles, d'autant plus que Morten lui confiait désormais la lourde et pénible tâche de fabriquer du pain quand ils avaient de longs voyages comme celui-ci.

Le long de son avant-bras pendait un bracelet jonc en or. Un matin, sans prévenir, Will avait ouvert un tiroir et avait sorti ce bracelet. Il s'était assis à côté d'elle et lui avait passé au poignet. Il lui avait raconté que ce bracelet appartenait à sa mère son père lui avait offert avant son ultime expédition. Elle l'adorait et le portait constamment. Désormais, Will souhaitait que Lyra le porte. La jeune femme avait été profondément touchée. Pantalaimon avait taquiné Will en disant que c'était comme une demande en mariage. Lyra avait levé les yeux au ciel en le réprimant de gâcher un moment comme celui-ci, et Will s'était contenté de sourire doucement.

Elle ne possédait, ni ne portait beaucoup de bijoux. Les boucles d'oreilles des femmes du Refuge à Alep, le khamsa offert par Amina à ce même endroit et qui la liait à Nur Huda et, maintenant le bracelet jonc d'Elaine Parry.

Deux ans, bientôt trois.

Bien sûr, ils avaient discuté du futur, de s'installer quelque part, à Berlin ou bien à Bodø où ils se sentaient bien, de construire quelque chose de nouveau ensemble, ailleurs. Mais il y avait toujours autre chose à faire, un nouveau pays à découvrir, une ville à arpenter, un voyage à préparer. Ils avaient laissé les mois leur filé entre les doigts. Ils avaient parcouru des kilomètres, voyagé à Babylone, à Madagascar et au Zimbabwe. Là-bas, ils avaient trouvé la fenêtre du Sud mais, malgré la tentation, ils n'avaient pas traversé. Les voyages entre les mondes étaient réservés à Noël et à Mary. Ils s'étaient contentés de discuter avec l'ange qui gardait cette fenêtre.

Ils avaient découvert le Haut-Brésil, la Patagonie et le Texas de Lee Scoresby. Ils s'enrichissaient de rencontres, de connaissances et de saveurs. À chaque escale, Lyra partait sur les marchés locaux avec Will et Morten. Ce dernier disait que le marché était l'épicentre des pays qu'ils visitaient. C'était là où les habitants étaient les plus sincères, où la vie politique, sociale et culturelle se jouait réellement. Quand le temps le permettait, et que la ville était suffisamment sûre, Lyra s'installait dans un café, un bar ou une auberge et racontait des histoires. Des histoires vécues, parfois améliorées, des histoires inventées, peuplées de sorcières, d'ours en armure, de gitanes et d'esprits. Jamais elle ne se lassait de voir les yeux brillants de son public. Les gens l'écoutaient, riaient, s'étonnaient et, souvent, les gérants des lieux lui offraient une assiette, un verre ou une chambre pour la remercier. Une chambre était la meilleure des récompenses, car ça offrait à elle et Will ce qui leur manquait à bord du navire : un peu d'intimité.

Ils étaient pleinement conscients que, malgré tous leurs efforts, les répercussions de la prophétie persistaient. Des agents rôdaient partout où ils allaient, les obligeants à redoubler de vigilance, à rester discrets. Ils savaient que le Magisterium cherchait désespérément un moyen de localiser Lyra, de l'embarquer sous prétexte d'association terroriste avec le Réseau Starling, afin de mieux l'interroger sur ce qu'elle était et son rôle dans la chute de l'Autorité, chute gardée secrète pour l'Église pour ne pas affaiblir son pouvoir. Lyra essayait de relativiser, de dire qu'ils n'avaient aucune preuve contre elle. Will lui, restait inquiet, et furieux, à chaque fois qu'ils devaient se cacher. Bien sûr, ils auraient pu choisir son monde à lui, ils auraient pu fuir le danger. Mais ils étaient si bien ici, sur ce navire, dans ce monde, entourés de ces personnes, qu'ils n'auraient changé cela pour rien au monde.

Will aussi avait changé. Il avait gagné en expertise en soins, en plantes et en préparations médicinales. L'équipage et la capitaine lui faisaient une confiance aveugle, et il commençait à avoir une réputation sérieuse même à terre. Il n'était pas rare que, lors de leurs retour à Bodø, les familles ou les amis des marins demandent à le voir pour soigner tel ou tel maux. Il avait trouvé sa place. Les crises d'épuisements continuaient de le frapper. Passer un an sans traverser la fenêtre, sans retourner dans son monde était éprouvant. Il testait ses limites, essayait de voir jusqu'où il pouvait aller sans recourir à la mélasse des sorcières. Mais il finissait inévitablement par s'effondrer, et Lyra devait le forcer à prendre la préparation. Elle le soupçonnait d'agir ainsi car le goût était si épouvantable qu'il persistait en bouche pendant plusieurs jours, ce qu'il détestait. Lors d'une escale en Inde, ils avaient fait la rencontre d'une nonne experte en méditation Vipassana. Pendant deux jours, plongés dans un silence total, elle avait guidé Will pour qu'il se concentre sur ses perceptions corporelles afin de mieux appréhender sa douleur. Depuis, il prenait régulièrement des temps seul, à méditer, plusieurs minutes, voir plusieurs heures quand l'année s'étirait. Le Poignard Subtil, lui, restait sagement dans son fourreau, toujours accroché à la hanche de Will.

De son côté, Lyra avait commencé une longue correspondance avec Alice Lonsdale. Elle lui narrait ses voyages, ses découvertes et lui parlait de Will. En retour, la gouvernante lui racontait Oxford, donnait des nouvelles des gens qu'elle connaissait, l'interrogeait sur ce garçon – Etait-il bien sérieux ? Etait-ELLE bien sérieuse ? Est-ce qu'ils allaient passer le restant de leurs jours sur ce bateau ? –. Elle la suppliait de rentrer ou au moins de venir leur rendre visite. C'est ce qu'ils avaient fait à deux reprises. Lyra avait été enthousiasmée par le premier séjour. Elle avait eu tellement hâte de faire découvrir Oxford, son Oxford, à Will : le guider dans les couloirs de Jordan College, l'emmener sur les toits pour contempler le soleil couchant, dans les ruelles et les pubs qu'elle fréquentait, et lui faire rencontrer ses amis là-bas. Lors de leur première visite, Alice Lonsdale avait enlacé Lyra pendant de longues minutes, versant presque quelques larmes à leurs retrouvailles. Ensuite, elle l'avait observée sous tous les angles, faisant des commentaires sur sa taille, son allure et ses cheveux (enfin) ordonnés. Puis, elle s'était tournée vers Will, ce garçon (cet homme) pour lequel Lyra noircissait des pages de papier à lettres. Elle l'avait analysé avec minutie, ce qui avait considérablement intimidé le jeune homme, avant de le serrer à son tour dans ses bras.

Will avait eu une première poignée de main embarrassante avec Malcom Polstead. Il ne parvenait pas à saisir la cause de ce malaise, d'autant plus que Lyra aussi semblait également gênée. Toutefois, l'embarras avait vite disparu. Malcom s'était montré vivement intéressé par le travail que Will accomplissait à bord du bateau et par ses expérimentations avec les plantes médicinales. Lors de leur seconde visite à Oxford, Will avait apporté une préparation pour soulager Malcom de ses auras migraineuses. Préparation qui s'était avérée très efficace, et Will avait gagné le respect total du professeur. Dame Hannah Relf, elle aussi, avait accueilli avec joie le retour de Lyra. Elle lui avait prêté un ouvrage sur les symboles et les significations de l'aléthiomètre afin de l'encourager dans son travail de déchiffrage, bien qu'elle fût parfaitement alerte sur les aptitudes prodigieuses de Lyra en la matière. Et bien sûr, Will avait rencontré certains de ses amis, dont le fameux Dick Orchard. Mais il n'y avait pas la place pour une quelconque rivalité masculine. D'une part, ça ne les intéressaient ni l'un ni l'autre, de l'autre Will avait vite compris que ce Dick était un type bienveillant et amical, et il avait compris que Lyra ait pu avoir le béguin pour lui. Surtout, il avait bien remarqué que Lyra n'avait jamais semblé aussi épanouie que lorsqu'ils arpentaient, main dans la main, les rues d'Oxford pendant qu'elle lui narrait chaque anecdote dissimulée derrière les vieilles pierres de la ville. Si bien qu'à leur retour à Bodø, il lui avait proposé :

- Et pourquoi pas Oxford ?

Elle lui avait sauté au cou, ravie de sa proposition, bien que l'endroit qu'ils choisiraient pour vivre n'ait pas d'importance. Ils étaient chez eux partout, ils seraient chez eux partout. Chez eux, c'était être ensemble.

Ils étaient retournés plusieurs fois à Berlin pour rendre visite à Tomas et Louise. Ces visites étaient avant tout amicales, plutôt que dédiées au Réseau Starling. Ils contribuaient à leur manière aux affaires du réseau, rencontrant des personnes, acheminant des messages et des colis en fonction de leurs voyages et toujours dans la plus grande discrétion, conscients que leurs agissements secrets n'auraient pas plus à Mette Rasmussen. Ils préféraient les retrouver chez eux, dans cet appartement mansardé, pour renforcer un peu plus cette amitié qui s'était forgée entre eux, et profiter de la vibrante ville de Berlin. Les soirées se terminaient toujours de la même manière : des assiettes vides après un repas simple et savoureux concocté par Lyra ou Tomas, des verres plus ou moins pleins, et les deux femmes plongées dans des discussions animées autour de la politique ou de la littérature. Tomas tentait de mettre fin à ces conversations à grands renforts d'humour, persistant malgré l'indifférence de Lyra et Louise, et au milieu des éclats de rires de Will. Le joyeux groupe partaient ensuite assister à un concert dans les sous-sols berlinois, ou se promener le long des canaux de la Sprée, à l'aube.

Ils avaient découvert leur secret, celui du monde de Will, au détour d'une conversation où le jeune homme avait involontairement lâché un lapsus. Cela aurait pu passer inaperçu s'il ne s'était pas figé, mortifié par ses propres paroles, et si Lyra n'avait pas plaqué sa main sur sa bouche. Naturellement, Louise et Tomas, toujours plus curieux, avaient été désireux de savoir ce qu'ils cachaient. Will avait fini par avouer qu'il ne venait pas de ce monde. Il leur faisait confiance, ils connaissaient la prophétie et savaient que Will était le Porteur. Ils n'avaient jamais trahi cette confiance. Bien entendu, Louise et Tomas l'avaient bombardé de questions après cette révélation : « Qu'est-ce qui est différent ? Qu'est-ce qui est semblable ? Comment les gens font-ils pour vivre sans dæmon ? A quoi ressemble le Berlin de son monde ? Une Guerre Mondiale tu dis ? » Leur intérêt était insatiable mais toujours respectueux. Ils n'avaient jamais cherché à trouver la fenêtre qui reliait les deux mondes.

Avoir dévoilé cette partie de leur vie avait ouvert la voie à une plus grande liberté dans les discussions et les actions. Ainsi, Will avait rapporté un ouvrage sur la peinture en Europe du XVIIIe et XIXe siècles de son monde qu'il avait offert à Tomas. Ce dernier avait passé la soirée à tourner les pages, enthousiaste et émerveillé. Il soulignait les ressemblances et les différences entre les artistes de son monde et ceux du livre, y trouvait de nouveaux maîtres et de l'inspiration pour des œuvres à venir.

Lyra et Will tenaient leur promesse faite à Mary. Chaque année, ils franchissaient la fenêtre du Nord pour passer les fêtes de fin d'année chez elle, avec sa famille, pour trois jours réconfortants, joyeux et légers. Ils apportaient des cadeaux dénichés lors de leurs expéditions : jouets, vêtements, ouvrages, bibelot. Durant trois jours, ils se racontaient leurs vies respectives, donnaient des nouvelles des deux mondes, profitaient de ces moments précieux. Nora grandissait et devenait une petite fille capable d'écouter et de s'émerveiller avec des histoires que Lyra lui racontait, des histoires d'ours en armure, volants dans des ballons pilotés par des aëronautes au grand cœur. Elle était son meilleur auditoire. Mary avait bien reçu les e-mails programmés par Will, et cela l'avait beaucoup amusée. Toutefois, elle ne les déclara pas disparus. Elle gérait les affaires de Will pour s'assurer qu'il n'ait jamais de soucis. Mary veillait.

Ils faisaient toujours un détour par le Måneskinn pour saluer Josephine et boire un verre. Celle-ci prévenait Azad qui, s'il se trouvait en ville, s'empressait de laisser tomber ce qu'il faisait pour les rejoindre. Ils ne posaient jamais trop de questions sur ce les activités Will et Lyra, et lorsque Azad devenait trop insistant, Lyra trouvait toujours une histoire, un mensonge, à raconter qui satisfaisait le barbu.

Tout était à sa juste place, exactement comme ils le souhaitaient.

Lyra reposa les mains sur le lit et caressa doucement le pelage de Pantalaimon, qui l'observa avec un mélange de curiosité et d'excitation mal dissimulées.

- Tu le sens ? demanda-t-il.

Elle le regarda sans rien dire. Les mots n'étaient pas nécessaires. Il connaissait la réponse. Un pressentiment grandissait en elle, un étrange mélange entre la peur et la joie, entre l'excitation et l'appréhension. Elle savait que son dæmon le sentait aussi, qu'il sentait ce changement imminent qui s'installait.

Elle se redressa et observa un instant la pièce. Ils avaient nettement aménagé cette chambre étroite. Ils avaient retiré la banquette pour pouvoir clouer un second sommier à celui d'origine et avaient déniché un matelas plus grand. Will était enchanté de pouvoir éteindre ses longs membres au travers du lit. Cependant, ils finissaient toujours par s'endormir, accroché l'un à l'autre et tout au bord du matelas, laissant ainsi toute la place possible aux dæmons, qui en profitaient pleinement. Sur la petite commode, les souvenirs de leurs voyages accompagnaient désormais la photo d'Elaine Parry. Ici, une lithographie du Haut-Brésil, là un photogramme d'un temple en Inde et là encore, une carte des montagnes de l'État de l'Atlas. Et puis, des livres, encore des livres des livres du monde de Lyra, d'autres qui leurs avaient été offerts ou prêtés par Mary et Olivia. Lyra aimait explorer la littérature de leur monde : Virginia Woolf, Bell Hook, Emily Dickinson… Elles les trouvaient fascinantes, inspirantes. Avec tout ce joyeux désordre, la chambre semblait alors plus petite qu'elle ne l'était en réalité, mais c'était leur espace à eux.

Pourtant, malgré tout ce qu'elle avait vécu et la sagesse qu'elle avait acquis, Lyra Parle-d'Or, fille illégitime d'Asriel Belacqua et de Marisa Coulter, celle qui a défié l'Autorité, celle qui s'était battu avec des Tartares dans les plaines du Svalbard, celle qui a osé, Lyra Parle-D'Or était totalement anxieuse. Elle se mordillait nerveusement un ongle et leva les yeux vers le hublot ouvert. Il y avait bien ce pressentiment qu'elle et Pantalaimon ressentaient, mais il y avait aussi autre chose. Au plus profond d'elle, elle sentait qu'il y avait autre chose. Une intuition bien différente de celle qui grandissait sous son nombril. La même qui lui avait dit de faire confiance à Will quand ils s'étaient rencontrés, qui l'avait guidée jusqu'au Pays des Morts. Elle ne l'appréciait pas et pourtant, il fallait bien l'accueillir et l'accepter. Elle faisait pressentir qu'avec Will, Lyra avait quelque chose d'encore plus grand à construire. Mais ce mélange d'émotions, d'intuitions était lourd à porter et à analyser. Alors elle préféra mettre celle-ci de côté dans son esprit, pour se concentrer sur ce qui se tramait là, tout de suite, en elle.

Elle se leva et jeta un regard à son reflet dans le miroir. Elle avait fini par couper ses cheveux. Juste sous sa mâchoire, pas trop courts, mais assez pour en limiter la gestion chaotique. Elle saisit le gilet de Ma Costa. Avant de l'enfiler, elle analysa sa silhouette, de face puis de profil, et fronça le nez. Son regard glissa sur le matelas où brillait l'aléthiomètre. Elle le prit dans sa main, le contempla un instant avec un petit sourire avant de le ranger dans un tiroir. Elle enfila ses bottines et jeta un dernier coup d'œil au miroir, puis à Pantalaimon. Elle prit une grande inspiration.

Ils quittèrent la chambre et grimpèrent sur le toit du bâtiment central. Le soleil brillait haut dans le ciel et son éclat se reflétait sur le sol détrempé. Eblouie par cette soudaine luminosité, Lyra plissa les yeux, plaça sa main en visière et s'accouda au garde-corps. En contrebas, sur le pont, Will était attablé avec Mette et deux autres marins. Ils partageaient une tisane et un jeu de cartes. Le jeune homme releva la tête vers Lyra et elle lui fit un petit signe de la main. Il quitta ses partenaires de jeu.

- Est-ce que nous sommes prêts pour ça ? s'enquit Pantalaimon.

Lyra haussa les épaules. Il était trop tard pour se poser la question. Arrivé à sa hauteur, Will l'embrassa dans un sourire. Elle l'observa un instant, un œil fermé par le soleil. Il avait l'air en forme, pourtant leur dernier voyage chez Mary datait de plusieurs mois et elle n'avait pas souvenir qu'il ait eu besoin de méditer récemment ni de prendre la mélasse. Alors, une douce et agréable chaleur se répandit en elle, prenant naissance dans son bas-ventre et se diffusant le long de ses membres.

- Tu t'es bien reposé ? demanda Will.

Elle hocha la tête doucement sans le lâcher du regard.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiéta-t-il, J'ai quelque chose sur le visage ?

Elle tendit la main et la posa en douceur sur sa joue. Il avait décidé de se laisser pousser la barbe. Elle était un peu dubitative au début, mais finalement, cela lui plaisait. Il avait aussi décidé de laisser pousser ses cheveux. Ils étaient désormais plus longs que les siens, au grand désespoir de Mary. En journée, il les attachait dans un chignon flou à l'arrière de son crâne. Elle n'aurait jamais imaginé être de ceux qui apprécient les garçons aux cheveux longs, mais elle devait admettre que c'était bien le cas. Elle aimait enfoncer ses doigts au milieu de ces boucles fines et soignées. Elle aimait les dénouer le soir, et sentir leur caresse sur sa peau nue quand il embrassait son corps.

- Tu as bonne mine, dit-elle.

Sa voix se mêlait au vent. Et la chaleur continuait de rayonner en elle, faisant battre son cœur un peu plus vite, un peu plus fort. Will fronça les sourcils et posa la paume sur le front de la jeune femme, puis contre son cou, comme pour s'assurer qu'elle n'était pas malade. Elle esquissa un sourire.

Will. Sérieux, attentif, amoureux, présent, si présent. Par moment, elle avait besoin de se pincer pour être sure que tout ceci était réel. Elle lui saisit les mains pour les regarder. Ces mains aux doigts longs et agiles. Ces mains qui apportaient réconfort, soin et plaisir. Ces grandes mains qu'elle glissa sous son gilet pour les placer contre son bas-ventre, avant de plonger ses yeux dans les siens. Will posa sur elle un regard interrogateur, incertain de ce qu'il devait comprendre.

- Il faut croire que tu avais raison, avoua-t-elle d'une petite voix.

- A propos de… ?

- La décoction des gitanes n'est pas toujours efficace.

Sa voix n'était qu'un souffle à peine perceptible et trahissait son bouleversement. Les yeux de Will s'écarquillèrent, sa bouche s'arrondit et ses joues se colorèrent. Kirjava laissa échapper un petit cri de surprise tandis que Pantalaimon se précipitait contre elle.

- Quoi ? balbutia Will, Mais, non, attend, on a fait attention et … tu es sure ?

- J'ai interrogé l'aléthiometre, tu devines, répondit-elle en hochant la tête.

- Mais, je… enfin, on…

Un éventail d'émotions glissaient et se bousculaient sur son visage. Il paniquait. Et son agitation provoqua un rire tendre chez Lyra.

Ils avaient très peu parlé des révélations de Serafina et de l'aléthiomètre. Ils n'avait pas osé, parce qu'en parler aurait rendu la situation encore plus réelle, et ils n'avaient aucune idée de s'ils étaient prêts ou non, ni de quand ils le seraient. Ils voulaient attendre encore un peu. Au fond d'eux, se mélangeaient secrètement l'impatience et la peur, et cette dernière prenait toujours le dessus. Du moins, jusqu'à présent. Car, la réalité était là, bien là, lovée contre sous la chaleur des paumes de Will, nichée sous le nombril de Lyra.

- C'est bon, dit-elle doucement, Tout va bien. Tu es autorisé à être heureux.

Alors la poitrine du jeune homme se gonfla d'une émotion forte et nouvelle qui balaya le trouble et l'hésitation pour ne laisser place qu'à une joie véritable. Il éclata de rire, faisant s'envoler les mouettes qui s'étaient perchées sur la rambarde, et se lever les visages curieux des marins installés sur le pont. Il serra Lyra contre lui. Il la tenait si fort qu'elle manqua d'air.

- Will ! ria-t-elle, J'étouffe !

Il la libéra en s'excusant. Il encadra son visage de ses mains, repoussa les mèches de cheveux que le vent balayait et l'embrassa en riant de plus belle. Un baiser gorgé de certitudes et dénué de toutes appréhensions. Lyra se laissa transporter par cette euphorie qui irradiait de lui, riant à son tour. Il dissipait les craintes qui s'étaient installées un cour instant dans son esprit. De quoi pouvait-elle avoir peur tant que Will était là, avec elle ?

- Je t'aime, murmura-t-il, Si fort. Si fort.

Il encercla sa taille, la souleva de terre et embrassa encore et encore son visage, répétant ces mots inlassablement, jusqu'à l'enivrement. Lyra ne savait pas ce qui la remuait le plus entre la tempête physique et émotionnelle qui s'amorçait en elle, ou le bonheur qui transportait de l'homme qu'elle aimait. Elle le saisit par la main pour l'entrainer à l'intérieur du bateau. Son âme trépignait face à tous ces changements et toutes ces découvertes à venir. Mais pour le moment, tout ce qu'elle désirait, c'était sentir leurs deux peaux l'une contre l'autre, les lèvres de Will dans son cou et faire courir ses doigts dans chacun de ses creux et de ses courbes. Lorsque la porte de la chambre se referma derrière eux sans un bruit, ils firent ce qu'ils savaient faire de mieux. S'aimer encore plus fort, laisser exploser leur joie, rire du destin qui avait tenté les tenir éloignés l'un de l'autre.

Le Havets Perle dansait sur les flots. Il accostera à Bodø dans quelques jours. D'ici là, la nouvelle devra être annoncée à la capitaine qui, malgré son affection pour le couple, ne fera pas d'exception. Leurs affaires devront être rassemblées et les adieux faits à ce navire et cet équipage qui auront été leur maison et leur famille pendant deux ans, bientôt trois.

- Will ? chuchota Lyra, les yeux clos.

- Hmm ?

- Est-ce qu'on est prêts pour ça ?

Will garda le silence un instant, puis il la serra un peu plus contre lui. Il embrassa son front.

- Absolument pas, répondit-il avec sincérité. Je doute que quiconque ait été un jour réellement prêt pour ça. Mais tout se passera bien, là-dessus, je n'ai aucun doute.

Elle se blottit contre son torse, respirant l'odeur de sa peau, s'imprégnant encore de sa chaleur et sourit en douceur. Une nouvelle aventure se présentait à eux. Et ils avaient une vie entière pour la saisir. Une vie entière.


NdA : Merci d'avoir lu jusqu'à la fin ! J'ai pris beaucoup de plaisir à écrire cette histoire et j'espère qu'elle vous aura plu. N'hésitez pas à me donner vos avis, c'est toujours encourageant :)
Bien entendu, j'ai encore des idées pour alimenter ce fandom, des ff courtes, principalement Silverparry (that's my jam), voir même une suite à celle-ci (l'imagination fertile, tout ça … ). J'ai des plans pour ces deux-là…
Bref, merci d'avoir lu !