ARMIN

— On reporte l'assaut.

La mine sombre de Mikasa me répond tandis qu'elle hoche la tête. Elle n'est pas d'accord, mais elle ne dira rien. Ses lèvres sont pourtant pincées. Je vois, depuis mon bureau, sa posture tendue et ses traits tirés par la fatigue. Ses mèches sombres sont attachées de manière précaire. Elles ont repoussé en trois mois et elle n'a pas eu le temps de les tailler.

C'est vrai qu'elle est plus préoccupée par l'état d'Eren que par sa propre santé.

Je soupire. Je n'ai même pas la possibilité d'être présent pour mes deux amis. Un seul moment d'inattention et nous mourrons tous. Je ne me rappelle plus de l'époque où mes rêves étaient plus importants que la vie des autres. Sûrement avant l'incident… Sûrement avant les cauchemars où je deviens un autre… Sûrement avant… Je frappe ma cuisse, il n'est pas le temps d'y penser. Puis, je ne peux pas perdre pied, Mikasa est encore là. Personne ne doit voir que je peux m'écrouler sous le poids des responsabilités, ni des horreurs que j'ai vécues. On m'a mis dans cette position, je dois lui faire honneur.

Je me concentre sur la femme en face de moi. Je n'ai jamais su si elle était plus vieille que moi… Un soupir manque de m'échapper, on a eu si peu le temps de penser à de telles futilités. Pourtant, avec Eren, elle est la personne que je connais le mieux.

— Tu voulais me dire autre chose ?

— Eren a quitté la chambre cette nuit. Je ne sais pas où il est.

Je fronce les sourcils. Ses disparitions deviennent de plus en plus fréquentes. On aurait pu l'ignorer, sachant son besoin constant de liberté… Mais, sa figure s'est assombrie depuis plusieurs semaines. Il se met à parler seul parfois, d'après Mikasa. Il ne crie plus, ne prend même plus le temps de se quereller avec Jean et il ignore tout le monde superbement.

Il devient en quelques sortes, l'ombre de lui-même.

L'inquiétude de la jeune femme en face de moi augmente et devient palpable. Mais, je ne peux rien faire. Eren et moi, on ne se parle plus depuis longtemps. Une distance s'est créée entre nous.

Dès que je suis devenu commandant, nous avons cessé les discussions. Il agissait juste. Enfin… Soit il suivait mes ordres sans broncher, soit il faisait comme bon lui semblait. Et je n'avais même pas à le remettre en cause, le caporal Levi s'en chargeait lui-même. À base de coups, sans que ça n'affecte mon ami.

Je lève de nouveau les yeux pour croiser les pupilles sombres de Mikasa, inquiètes, épuisées et peinées devant le comportement de l'homme qu'elle aime. Il ne remarque pas l'énergie qu'elle met à le rendre heureux, la souffrance sur sa figure et les larmes qu'elle n'arrive pas à faire couler.

Si je ne parle plus à Eren, c'est parce que je vois cette douleur. J'ai beau être enfermé dans un bureau, je suis la seule personne à qui Mikasa parle et vers qui le masque s'effondre. Elle est l'une de nos soldats les plus forts, mais elle reste humaine. Elle aime. Et elle le voit devenir un fantôme de lui-même. Il change, s'isole, alors que le monde entier ne jure que par lui. Et il m'exaspère par cette attitude. Comme s'il avait le poids de l'humanité sur les épaules…

Ma mâchoire se crispe. Je ne devrais pas penser ainsi. Il a vu l'horreur lui aussi, il a assisté à des morts en direct, puis il a toujours fait pour garantir notre survie. Mais, en ce moment, j'ai l'impression que tout m'énerve, que j'ai d'autres choses à penser. Les hommes ne font que mourir, changer et perdre l'essence de ce qu'ils étaient. Je ne peux rien y faire. Et je vois mes rêves de quiétude s'effacer un peu plus chaque jour.

— Il reviendra.

— Parfois, je crois qu'il ne veut pas revenir.

La phrase est soufflée entre nous et je ne peux que lui offrir un sourire attristé alors qu'elle caresse son écharpe du bout des doigts. Le cadeau auquel elle s'accroche depuis qu'ils sont enfants.

Le cadeau qui lui rappelle qu'elle donnerait tout pour lui, car elle l'aime. Alors, je dois m'efforcer de la rassurer, de lui promettre une réciprocité à laquelle on doit tous croire. Si on ne croit plus en nous trois, on n'aura plus rien.

— Bien sûr que si. Il s'agit d'Eren. On le connaît.

— Tu as raison.

Mikasa ne sourit pas, mais l'étincelle dans ses yeux est bien là. Elle y croit encore un peu. Une sorte d'illusion qu'elle ne lâche pas car c'est la seule chose qui lui permet de garder la raison.

Mais, qu'est-ce qu'il me reste à moi ? Je n'ai pas la foi inébranlable de tout le monde. Beaucoup contestent ma nouvelle position. Mes amis sont là et pourtant… Je suis seule quand la porte du bureau se ferme. Alors à quoi dois-je m'accrocher ? A l'incompréhension sûrement. Et le besoin de comprendre des monstres qui désirent notre soumission.

Elle me salue et quitte la pièce. Je souffle alors que le vide et le silence m'envahissent. Puis, je passe la main dans mes cheveux emmêlés et sales. Je ne sais plus de quand date ma dernière douche. J'ai passé les nuits dernières à chercher une stratégie, à chercher l'endroit à toucher. Des nuits blanches que j'ai rattrapées par des micro-siestes en journée. Pourtant, le temps défile sans que je ne récupère de l'énergie.

Tout ça pour un plan qui met du temps à se dessiner.

La seule esquisse que j'ai…est une prison. L'idée est d'en faire un nouveau centre d'opérations. Et enlever un lieu important à nos ennemis. Cependant, l'erreur serait d'oublier que les vampires emprisonnés peuvent être plus dangereux encore que ceux en société. Et nous massacrer.

Alors je cherche des plans de bâtiments. Le major Erwin, à force d'attaques répétées, a pu avoir des esquisses et des cadavres humains qui sont restés là-bas. Juste des soldats en moins… Des enfants en moins, des souvenirs et de la vie en moins.

Mais, c'était important, c'était pour un projet plus vaste. Un ricanement m'échappe. La survie d'une poignée d'êtres privilégiés qui seront tellement heureux d'avoir tout perdu ! Je secoue la tête.

Ressaisis-toi Armin.

L'humanité ne tient plus que par un fil. Nous sommes si peu à présent. Chaque charge montre la supériorité de nos ennemis. On grappille si peu de victoires que je me demande souvent s'il ne vaut mieux pas céder. Et ne sauver personne. .

Et arrêter d'être des pantins qu'ils désarticulent pour leur bon plaisir. Ils nous tueront tous et ce sera enfin terminé. Enfin la paix.

Ressaisis-toi Armin.

Mes paupières sont lourdes. Je baille longuement. Je lutte avec le sommeil. Je viens de reporter une attaque, sans la promesse d'une prochaine victoire, je ne peux pas m'endormir maintenant. Je ne dois pas m'endormir maintenant.

Pourtant, mon corps prend le dessus alors que les cauchemars m'envahissent déjà.

L'odeur âcre du sang envahit mes narines aussitôt. Le liquide poisseux est partout, sur le sol, sur les murs qui étaient autrefois blancs. Mes mains sont collantes et je n'ose pas les regarder. Je sais déjà que je baigne dans une vie qui s'est échappée depuis longtemps. Les larmes luttent pour s'échapper de mes cils. Mais je ne pleure pas. J'essaie de trouver de la vie dans ce carnage.

Et j'entends des bruits. Une sorte de mastication mélangée à des grognements. La déglutition résonne dans mes oreilles. Le dégoût m'envahit et pourtant, je cherche l'origine de l'horreur. C'est le synonyme du vivant, même si c'est le point d'ancrage de ce carnage. Pourtant, la pièce ne possède aucune sortie, aucun couloir. Je suis seul. Les murs se rapprochent de moi. Je crois.

J'étouffe.

J'essaie d'avancer. Je n'y arrive pas. Le son de la manducation siffle dans mes oreilles. J'ai l'impression de sentir l'haleine putride venant d'une bouche qui s'est délectée d'un cadavre en décomposition. Mon cœur rate un battement avant d'accélérer sa cadence et de battre mes tempes. L'affolement me gagne.

Bordel. Qu'est-ce qu'il se passe ?

Je sens une présence dans mon dos. Un frisson glacé et glacial parcourt mon dos. Je ne suis plus maître de mes membres. Je n'arrive pas à bouger. Je suis figé, pétrifié.

Que va-t-il m'arriver ?

Quelqu'un raille dans mes oreilles, je sens une main caresser mon épaule. Le toucher est délicat comparé à la terreur qui s'est emparée de moi. Mais je ne vois rien. Je ne peux plus tourner la tête pour regarder. Je suis piégé sous les doigts d'un maître marionnettiste. Un menton se pose sur mon épaule et je ferme les yeux. Je ne veux pas assister à la scène.

On m'enlace. L'étreinte est forte. Bien trop réelle. L'odeur est différente. Plus sucrée, plus douce, plus humaine… Mon palpitant s'apaise, mes veines se gorgent plus lentement. Sans comprendre pourquoi, je me sens mieux.

C'est toi. C'est toi qui m'aideras.

Le murmure m'enveloppe. Je ne comprends pas. J'ouvre les yeux sous la surprise.

Deux éclats d'améthyste me font face, m'éblouissent par leur beauté. Des marques de brûlures parsèment des joues brunes… L'être en face de moi est hypnotisant. Mes lèvres s'entrouvrent d'elles-même. Et elle sourit. Ses canines, au lieu de m'effrayer, aspire mes dernières volontés. Quelque chose se passe en moi.

Quel est ton nom ?

La voix est mélodieuse, une brume s'installe dans mon esprit. Je lâche sans réfléchir.

Armin.

Son visage se fait plus proche, son souffle est étrangement chaud pour un corps froid. Si elle s'approche un peu plus…

Armin, susurre-t-elle. Acceptes-tu de m'aider à les détruire ? Et je te promets que plus jamais tu n'auras à souffrir de monstruosité comme celles-ci.

Détruire qui ? Ce n'est pas important. Il n'y a plus de bruit. Mon esprit est calme. Je hoche la tête sans m'en rendre compte.

Elle rit et s'éloigne de moi.

On se retrouvera bientôt.

Et elle disparaît. Et je réalise que je suis assis, du sang coulant de mes lèvres et une masse dans les mains. Je baisse la tête et voit les yeux vitreux d'Eren me faire face. C'est sa tête que j'ai entre les mains et son corps n'est plus là.

Le sang qui s'échappe de moi est le sien, la personne qui se délecte de l'horreur… C'est moi. Je le lâche sous l'horreur et je les vois tous. Mikasa… L'ancien commandant Erwin… Hange, le caporal Levi, Connie, Jean… Sacha… Tous. Ils sont tous démembrés. Ils ont tous perdu la vie et je m'en suis régalé. Je les ai tués.

Et là, les hurlements éclatent. Je crie. Je crie à l'aide. Il n'y a personne. Il n'y a que moi. Ils ne bougent pas. Ils ne peuvent pas mourir. Je n'ai pas le droit de les laisser mourir.

Je préfère disparaître à leur place. Tous mes plans ont permis leur survie, pourquoi pas aujourd'hui ?

Revenez ! Reviens ! Eren, réveille-toi !

Une porte s'ouvre avec fracas.

— Armin !

Je me relève en sursaut. La porte de mon bureau est grande ouverte. Je vois mon ami, essoufflé, ses cheveux bruns en bataille, se diriger vers moi. A ma gauche, je remarque le.a vice-commandant.e Hange Zoe qui nous regarde tour à tour, étonné.e. Iel semble ravi.e du spectacle qui est en train de se dérouler.

Je n'ai pas le temps de lui demander les raisons de sa présence qu'Eren est devant moi, la mine sérieuse et sombre.

— Toi aussi, tu l'as vue ?