Une entreprise difficile
Partie 1

Les religions monothéistes, dans leur grande humilité, affirment que l'Homme a été modelé à l'image de Dieu. Elles ne pourraient pas avoir plus tord. Si l'on considère la tâche de la création comme une grande entreprise, l'humanité en serait les consommateurs. Les anges seraient les rouages bien huilés de la machine. Mais aucun ne serait se comparer à la main qui l'actionne. Pourtant quand la main se lasse, ou qu'elle a simplement mieux à faire, il faut que quelqu'un la remplace. C'est là qu'intervient Metatron. Et on peut dire que lui, il ne se lasse jamais d'appuyer sur ce levier.

- Aziraphale, mon petit, dites moi qu'est ce que c'est que ça ?

L'archange sursauta, et referma d'un coup sec le livre qu'il était en train de parcourir, tentant de le dissimuler sous son bras comme un enfant prit la main dans le sac.

- Rien, enfin juste un livre, répondit il dans un petit rire nerveux.

- Je sais ce que c'est. Je parle des boîtes.

- Les boîtes ... ?

- Oui. Les boîtes, Aziraphale.

La patience de Metatron semblait avoir atteint ses limites quant il releva ses sourcils broussailleux pour dévisager l'ange comme s'il s'adressait à un demeuré.

- Ah… Ces boîtes-là…

- Oui. Ces boites-là.

Leurs regards se posèrent sur deux boites blanches immaculées munies d'une fente, posées au milieu du hall en vue des ascenseurs.

- Rassurez-moi, nous ne tenons pas d'élections ?

- Bien sûr que non, Monsieur ! Quelle idée !

Aziraphale se leva alors d'un bon, et prit la direction des boîtes d'une démarche qui alliait à merveille le sautillement et la raideur. Sa voix était haut perchée quand il poursuivit ses explications.

- Ce sont des boîtes à questions ! Pour être exacte, celle-ci en est une et la seconde que voici est une boîte à idées !

Un seul des sourcils de Metatron se rabaissa à cette nouvelle.

- Et c'est censé servir à quoi ?

- Euh… Hum… À poser des questions et soumettre des idées… ?

Metatron soupira et ses joues s'affaissèrent.

- Vous n'aimez pas, conclut l'ange d'une voix qui n'était plus qu'un murmure.

- Si je n'aime pas ?! La question ne se pose même pas ! D'ailleurs, les questions ne se posent pas ! Au nom de quoi ?! Les projets du Tout Puissant sont ineffables ! On ne les questionne pas et au grand jamais on ne les suggère !

La colère, bien que contenue, de Metatron provoqua chez son interlocuteur un réflexe défensif qui lui fit lever les bras. Voyant cela, l'entité se radoucit, et posa un regard compatissant sur l'ange.

- Je dis cela pour vous mon petit. Je ne veux pas que vous ne gâchiez pas tout ce pourquoi vous êtes là.

- Vous avez raison Monsieur, c'était une mauvaise idée, je vais les retirer.

- C'est déjà fait. On se voit plus tard, continuez comme ça, vous vous débrouillez très bien.

Et il partit comme il était venu, comme un courant d'air. Aziraphale, toujours au garde à vous contemplait l'endroit où un instant plus tôt se trouvaient deux boites blanches. Ses doigts jouaient distraitement avec la tranche des pages de son livre, d'où dépassait une unique plume noire.

- J'aurais essayé, mais je te l'avais bien dit…


Et vous me direz et les démons dans tout ça ? Les démons ce sont la rouille qui cassent la machine, les taxes, les syndicalistes, les fournisseurs paresseux… Enfin toutes ces choses qu'exécrèrent les patrons.

- Vous comptez rester là encore longtemps ? Vous faites peur aux clients.

La voix sèche de Nina agit beaucoup moins bien sur le cerveau embrumé de Rampa que le glaçon qu'elle glissa dans son col.

- Mais t'es malade ! Aboya-t-il. Je suis un client, j'te rappelle !

- Oups. Ma main a glissé. Et vous n'avez rien commandé, alors techniquement, vous n'êtes pas un client.

Rampa laissa tomber sa tête sur la table, faisant sauter le sucrier sur place. « Je t'ai commandé la Mooort. Et j'espère bien être servi ! » Beugla-t-il en levant un bras en l'air avant de le laisser tomber à son tour sans ménagement sur la table. Cette fois, le sucrier tomba sur le côté avant de rouler pitoyablement sur la table sans parvenir à en tomber.

- Vous êtes au courant que vous sentez déjà la mort ? C'est bien suffisant si vous voulez mon avis. Sortez de mon café et allez prendre une douche.

Elle tournant les talons pour aller prendre la commande de Maggie qui venait d'entrer. Les deux femmes s'étreignirent en guise de bonjour, la disquaire en sortie rougissante. Rampa exagéra une grimace de dégoût et finit de s'avachir, ses longues jambes écartées et raides sous la table, ses bras ballants et son menton encrassé sur le plateau. Maggie s'approcha avec son petit sourire nerveux et s'assit en face de lui.

- Nina m'a dit qu'elle vous avait trouvé ici avant même l'ouverture… Vous allez bien ?

- Si tu crois que ça me fait plaisir d'être ici à vous voir roucouler... Maugréât le démon en guise de réponse. C'est la Bentley, elle refuse de m'emmener ailleurs !

- Vous voulez dire qu'elle est en panne ?!

Rampa se releva et désigna la voiture qui était garée juste devant la vitrine.

- Non ! Je veux dire que cette petite GARCE reviens toujours ici peu importe où je conduis !

Dehors, le klaxon de la voiture retentit.

- OUAIS, TU M'ENTENDS MAUDIT TAS DE FERRAILLE ! VA DONC TE FAIRE VOIR AU PARADIS !

Et il adressa une série de signes grossiers à l'engin, avant de se laisser retomber sur sa chaise, cette fois, la tête jetée en arrière. Des clés tintèrent sur la table.

- Bon, cette fois, je suis sérieuse, dit Nina. Vous gênez mon business, prenez ces clés et montez dans la réserve, il y a une salle de bain. Passez un coup d'eau sur votre visage ou je ne sais pas trop ce que les….Les « gens » comme vous font pour se ressaisir. Mais faites-le.

Un couple fit tinter la clochette de l'entrée et claquer la langue de Rampa. La réserve n'était peut-être pas une mauvaise idée. Au moins, il n'y avait jamais été avec Azi… enfin avec l'autre. Il traîna alors sa carcasse dans un escalier qui craqua sous chacun de ses pas. L'odeur de café moulu était prégnante et l'espace encombré de chaises d'extérieurs et de cartons de décorations. Il pourrait peut-être rester là, au milieu des autres choses déchets.

- On aurait pu être nous, espèce d'idiot…

Il se laissa glisser sur sol adossé au fatras qui faisait si bien écho à son cœur, épars et inutile. Il riva ses yeux vers le plafond, l'ombre d'une larme passa sur sa joue et il se glissa en lui-même, reprenant sa forme de serpent.

- Il fait sssi froid ssssans toi l'angelot.


- Bon. Maintenant, que le « problème » Gabriel est « réglé ». Nous allons peut-être pouvoir passer à autre chose ?

Uriel jeta un regard à Michael qui semblait souligner que tous ses guillemets pouvaient sous-entendre le contraire, mais ne la contredit pas. Un ange passa. Ou plutôt un ange ne passa pas et le silence s'éternisait.

- Archange suprême. Avons-nous votre validation pour un nouveau sujet ?

Aziraphale sursauta légèrement derrière son pupitre. Le regard des autres archanges ne le quittait pas et il se sentit encrassé.

- Ou-oui bien sûr, c'est entendu… Je crois que tout a été dit à ce sujet… Quelle est la suite de l'ordre du jour ?

Saraqael leva les yeux au ciel, enfin encore plus haut.

- La suite ? Et bien maintenant que Gabriel n'est plus là pour imposer son veto, nous pouvons remettre la fin à l'ordre du jour.

- La fin de la Terre, j'imagine ?

Les trois archanges acquiescèrent comme une seule créature tricéphale. Aziraphale frissonna.

- Ne précipitons pas les choses, voulez-vous. Il serait peut-être judicieux de consulter le Metatron à ce sujet ? En attendant, nous pourrions débattre de l'interprétation de certaines des directives les plus inoffensives…. Par exemple comme… hum… Comme l'introduction de nouveaux instruments de musique au cortège des nuées ? Les cuivres, c'est bien, mais quelques cordes frappées n'ont jamais fait de mal à personne !

Les conversations reprirent sans enthousiasme. La réunion ne s'éternisa pas au grand soulagement de l'ensemble des participants.

Aziraphale prit la direction du coin de paradis qui lui était alloué. L'ancien non-bureau de Gabriel était devenu le sien. Il avait choisi de le meubler avec une réplique du secrétaire de sa librairie. Malheureusement, comme tout ce qui était ici, il était de verre et d'une matière opaque absolument lisse et immaculée. Il en était de même de la bibliothèque et les livres qu'il avait souhaités. Tous transparents et parfaitement identiques, chacun contenant toutes les informations que l'on souhaitait. Il passa la main sur les reliures lisses et froide, puis s'assit à son bureau contempla l'absence de tâches, de jeu de couleur sur le bois verni. Il inspira l'air pur, sans aucun effluve de graisses ou de moisissures et soupira soudain accablé.

Que dirait Rampa s'il le voyait maintenant ? Il essayait, essayait vraiment. Il voulait que ça marche, il le devait. Pour lui, pour qu'il puisse de nouveau créer des étoiles et éclairer la galaxie comme il illuminait sa vie depuis si longtemps. Il devait lui rendre tout ça, tout ce qu'il avait gardé si jalousement pour lui durant ces siècles. Toute cette bonté, toute cette lumière, tout ce qu'il avait gâché. Ou alors, peut-être qu'il pourrait juste

- Aziraphale, je crois que vous vouliez me voir ?

Le Metatron avait encore surgi de nul part. L'ange se leva d'un bond.

- Oui, Votre Grandeur, Monsieur, c'est au sujet de la fin.

- Ah, je sais que ça vous tracasse. Mais figurez-vous que je suis assez d'accord !

- Vrai-vraiment ? Je veux dire, c'est formidable, mais...

- Oui, oui, je sais ce que j'ai dit la dernière fois, mais j'ai peut-être été trop dur avec vous. C'est la forme des boîtes, je crois.

- Leur forme ?

- Tout ça pour dire. On ne peut pas questionner le plan, mais on peut peut-être s'interroger sur son interprétation. Peut-être que « la fin du monde » est peut-être simplement la fin d'un monde. C'est dans cette optique que j'ai prévue le Second Avènement. Vous me suivez ?

- Oui, mais les autres, Monsieur.

- Les autres n'ont pas votre vision ! C'est pour ça que j'ai pensé que vous seriez parfait pour ce poste ! Vous comprenez les humains et savez en tirer le meilleur. C'est peut-être ce qu'il leur manque ?

- Que puis-je faire Votre Culminance ?

- Et si vous leur enseigniez comment fonctionnent les humains ? Je veux dire dans leur essence, leur âme, leur… Leur humanité en somme !

- Vous voulez dire comme des cours ?

- Je pense qu'il est temps d'ouvrir un club de lecture.

L'homme de lettre en lui frémit de joie, et il dut se mordre le doigt pour retenir un couinement d'excitation. La douleur ténue lui permit de se contenir et de répondre avec un ton aussi égal que son agitation ne le lui permettait.

- Vous ne serez pas déçu. Je vous le promets.

- Je le sais, j'ai toute confiance en vous, Aziraphale. D'ailleurs, j'aurais besoin de votre assistance sur certains de mes projets.


- Nina ? Je descends toutes les décorations de Noël ?

C'était la première chose que Rampa entendait depuis longtemps. Combien de temps avait-il dormi ? Pas assez pour que son cœur ne ressemble plus à une pierre visiblement. La voix étouffée de Nina répondit à l'homme qui était en train de fouiller la réserve.

- Bah oui ! Je suis bête, seulement les blanches… Marmonna-t-il pour lui-même.

Il sifflotait un air atroce en soulevant les boîtes en carton qui avaient constitué le terrier de Rampa, jusqu'à le découvrir entièrement. Le démon s'attendait à l'entendre hurler à la vue d'un serpent géant. Mais il n'en fit rien. Il se contenta d'un sourire surpri, mais poli et d'un « bonjour » joyeux avant de repartir avec son butin.

- Il n'est pas net ce type.

Quelque chose dans l'air clochait en plus de cette tête d'ahuri. Rampa reprit sa forme humaine et le suivit dans les escaliers. Le café empestait la peinture fraîche et le désinfectant. Quand il arriva en bas des escaliers, il dut plisser les yeux malgré ses lunettes de soleil. Tout était blanc, beaucoup trop blanc. Les murs autrefois couverts de graffs avaient été repeints, ainsi que les tables et les chaises.

- Ah ! Vous voilà de retour ! Vous nous avez manqués, lui lança Nina de l'autre côté de la salle.

Elle s'affairait tout sourire autour d'un arbre de Noël factice blanc. L'homme déposa le carton de décoration à côté d'elle, lui attrapa la main et l'embrassa. Rampa fronça le nez.

- Je vous présente Marc. Marc, je te présente Monsieur Crowley.

Elle avait fait les présentations d'un ton enjoué qui ne lui ressemblait pas du tout. L'homme, Marc apparemment, lui tendit la main, mais il l'ignora.

- Ouais j'm'en fout, c'est quoi ce bordel ?! Où est Maggie ?

- Maggie ? J'en sais rien dans sa boutique, je suppose, je devrais le savoir ?

- Putain ouais que tu devrais le savoir !

Nina inclina la tête sur le côté et fronça les sourcils visiblement perturbée. Elle lâcha imperceptiblement la main de Marc. Ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais elle fut interrompue par le tintement de la cloche de la porte. Son sourire réapparu aussitôt et elle se dirigea vers le comptoir. C'était vraiment bizarre. Il devrait peut-être aller en parler avec Aziraphale… Son estomac se contracta. C'est vrai, il ne pouvait pas faire ça. Il se maudit d'avoir ce genre de conditionnement. Furieux contre lui-même, il sortit du café d'un pas raide sans prêter attention à Nina qui l'interpellait depuis sa caisse. Dehors, la Bentley l'attendait avec une montagne de contravention et de prospectus sous ses essuies glaces. Il les saisit d'une main rugueuse et les fit flamber avant de laisser les cendres se disperser. Il se jeta ensuite à l'intérieur de l'habitacle. La vue de ses plantes mortes acheva de lui confirmer que sa vie n'était qu'un putain de gâchis. Il voulut démarrer, partir loin, mais rien ne se passait. Il secoua le volant au bord du désespoir et frappa sa tête sur le klaxon avec insistance. Puis soupira en allumant la radio. Il fallait au moins qu'il sache quel jour il était. La chanson atroce que sifflait Marc retentit dans l'habitacle, Rampa tourna le bouton pour changer de station, mais c'était la même sur toutes les fréquences.

- Par tous les enfers ?! C'est quoi leur problème ?

Il ressortit de la voiture dégoûté et pris la direction du pub, bien résolu à se soûler jusqu'au prochain millénaire. C'est alors qu'il remarqua ce qui aurait dû lui sauter aux yeux depuis le début. Ce n'était pas seulement le café de Nina qui avait été repeint, mais toute la putain de rue. Il tourna sur lui-même et dévisagea les passants. Tous avaient le même sourire vide que la barista et marchaient deux par deux.

- Alors là, c'est vraiment pas normal.

Il continuait d'observer la rue quand il remarqua que la vitrine de Maggie n'était pas aussi parfaite que les autres. Il s'approcha en bousculant les badauds qui ne s'offusquaient même pas. Devant la boutique, un frisson parcourut sa colonne vertébrale. L'intérieur avait été saccagé, et les disques étaient tous brisés sur le sol. La vitrine quant à elle n'avait pas été soigneusement peinte comme le reste de la rue, mais la peinture avait été jetée dessus par seaux entiers, formant de grosses coulures un peu partout et des amas sur la chaussée. Avant qu'il n'ait pu pousser la porte, quelqu'un lui attrapa le bras et l'entraîna dans une ruelle vide.

- Enfin, vous êtes là ! Où étiez-vous passé ?!

C'était Maggie, elle était plus pâle que d'ordinaire et vêtue entièrement de blanc. Elle semblait nerveuse et tout son corps traduisait une envie de se cacher dans le premier trou de souris venue.

- Je dormais, d'ailleurs merci pour tes super conseils à toi et ta petite copine ! Je vois qu'ils vous ont aussi bien réussi qu'à moi !

Son visage se crispa sous le reproche et l'attaque, mais elle ne répondit pas.

- Okayyy, c'était super de parler. Maintenant, je me casse ! À jamais !

Et il partit sans se retourner. Au moment où il allait quitter l'ombre protectrice de la ruelle, elle passa son bras sous le sien et le tira dans la rue. Les passants s'arrêtèrent comme un seul homme pour les dévisager.

- Oh quelle bonne idée tu as eu mon chéri de prendre ce raccourci, clama-t-elle avec un petit gloussement de bonheur avant de continuer entre ses dents. Jouez le jeu avec moi.

- J'ai toujours les meilleures idées, ma chère, dit-il d'une voix enjouée qui ne lui rappelait que trop le ton d'Aziraphale.

- Oh toi alors !

Les regards les quittèrent et la foule reprit son mouvement. Maggie continuait de le mener fermement par le bras. Quand ils arrivèrent devant la boutique d'Aziraphale, Rampa pilla faisant trébucher la jeune femme qui le tirait pour le faire rentrer. Mais il ne bougea pas, peut-être qu'il ne pouvait pas rentrer. Son propriétaire l'avait rejeté, la boutique en ferrait peut-être autant. Mais Maggie le pressait toujours en essayant de garder son sourire.

- Dépêchez-vous, vous vous êtes déjà assez fait remarquer !

Il déglutit péniblement et posa un pied puis l'autre sur la marche du perron. Il n'était pas prêt à revenir ici, pas encore. Il ne survivrait pas à un nouveau rejet. Mais peut-être qu'il serait décorporé s'il rentrait de force. Peut-être que s'il n'avait plus de corps, il ne sentirait plus la brûlure de la peau de l'ange sur ses mains et ses lèvres. Alors il ferma les yeux et laissa Maggie le tirer vers la mort. Il entendit la porte s'ouvrir, il sentit l'odeur de poussière et de vin, et il franchit le seuil en écartant les bras, prêt à accueillir son châtiment.

Rien ne se passa. Il ouvrit les yeux pour découvrir l'expression trépignante du visage de Muriel.

- Bienvenue dans la résistance Monsieur Rampa ! Vous voulez une tasse de thé ?


Le marché mondial est un outil formidable pour l'ambitieux. Il permet à la fois de négliger ses employés en les menaçants d'aller voir du pays, et de vendre partout et tout le temps. Comme l'Angleterre en son temps, certaines entreprises ne voient jamais vraiment le soleil se coucher. Malheureusement, on dit aussi que la nuit porte conseil.

- Bien, je crois que nous avons fait le tour du sujet…. Vous avez des questions ?

Dans l'amphithéâtre improvisé et toujours aussi immaculé où Aziraphale donnait ses cours, quelques mains se levèrent. Il soupira, il avait presque peur d'entendre les questions. Il avait si mal à la tête.

- Oui vous sur le côté, dit-il néanmoins. On vous écoute.

- Oh archange suprême, vous nous avez bien parlé de l'influence positive de la musique sur la gestion des émotions. Mais ne serait-il pas possible d'induire les émotions de la même manière ?

Aziraphale se pinça l'arrête du nez. Et les y revoilà, ils ne comprenaient jamais la beauté des choses.

- Disons que dans des optiques thérapeutiques la musique est employée pour détendre ou remonter le moral et...

- Ça sera tout pour aujourd'hui, l'interrompit Metatron.

Comme une nuée d'étourneaux, les anges disparurent aussi vite que leurs ailes le permettaient. Dès qu'ils eurent tous quitté les lieux, Aziraphale s'effondra sur une chaise qu'il fit miraculeusement apparaître. La tête lui tournait.

- J'ai une bonne nouvelle pour vous Aziraphale. On vous a trouvé une nouvelle auréole digne de votre fonction !

La fatigue l'empêcha de sourire autant qu'il l'aurait voulu.

- Merveilleux… Expira-t-il difficilement. Mais je croyais qu'elles étaient impossibles à fabriquer ?

- Disons simplement qu'on en avait une de côté et que je pense qu'elle vous conviendra parfaitement.

C'était une excellente nouvelle, mais quelque chose en lui fut pris de haut-le-cœur. Il avait vraiment trop tiré sur la corde depuis un an. Il aurait voulu faire comme Rampa, se coucher sans savoir quant il se réveillerait et n'en avoir rien à faire. Mieux, il aurait voulu dormir avec lui. Il porta distraitement sa main à ses lèvres. Il n'avait pas donné signe de vie depuis si longtemps. Aucune activité démoniaque, aucun mouvement de la Bentley… C'est comme s'il s'était volatilisé.

- Vous êtes avec moi, Aziraphale ?

- Oh ! Oui, pardonnez-moi, j'ai eu une absence, vous disiez ?

- Je disais que je l'ai là avec moi, et que nous pouvions vous la mettre dès maintenant. Vous ferez des miracles avec, j'en suis sûr.

Aziraphale déglutit péniblement, la nausée de plus en plus prégnante. Déjà, Metatron fit apparaître devant lui un écrin dont s'échappait une intense lumière aux reflets cuivrés. Luttant contre son estomac aux bords de ses lèvres, il ne put que balbutier :

- C'est vraiment un miracle, Monsieur.


- Depuis combien de temps, tu dis ?

- Ça fait un an et demi que vous avez disparu et je dirais que ça fait 6 mois que c'est de plus en plus « blanc » dehors.

Maggie avait presque chuchoté son « blanc » comme s'il s'agissait d'un gros mot.

- Ouais, j'ai vu les gens sont bizarres et la radio passe que de la merde !

Muriel surgit de derrière lui avec la tasse de thé qu'il avait refusé.

- C'est intéressant que vous disiez ça ! Parce que c'est justement comme ça que ça a commencé, avec une chanson.

- Oui, et très vite, c'était viral, elle inspirait les gens, renchérit Maggie. Et puis c'est devenu hors de contrôle, comme une espèce de secte.

- Bon, ça ressemble fort à un champ hypnotique à grande échelle. Et vu la couleur, c'est un coup des connards du haut, pas mon rayon quoi. D'ailleurs comment ça se fait que tu ne sois pas affectée ?

- Je suppose que comme j'ai toujours une musique dans la tête ça interfère… Enfin un truc comme ça. Ou alors c'est parce que j'étais proche de Monsieur Fell...

- Bon, je m'en fous en fait ! L'interrompit le démon.

Il n'avait aucune envie de penser à lui. Il n'avait d'ailleurs même pas envie de rester ici un instant de plus. Tout ce bordel ne les concernait pas, enfin ne LE concernait pas. Il se leva. Muriel était repartie faire Dieu seul, c'est quoi, mais Maggie le fixait comme pour le défier de partir. Il resta un instant en suspens. Il n'avait nulle part où aller quand il y réfléchissait, ni où il aurait envie d'aller. Il resta toujours Alpha du Centaure, mais pfff.

- Dis-moi Blondie ?

- C'est Maggie.

- Comme je le disais, je m'en fous. Tu n'aurais pas de l'eau bénite à me dépanner par hasard ?

Elle ne répondit même pas. Dans ses souvenirs, elle était plus serviable que ça. Enfin, « rien ne dure éternellement » pas vrai ?

- Okay. Bah, si tu en trouves, pense à moi ! Sur ce, je me casse, bonne chance avec le kukussklan !

Aussi agaçante qu'une fenêtre pop-up, Muriel était de retour.

- Vous partez déjà ? Je peux vous demander un truc avant de partir ?

- Non.

Il avait presque franchi la porte quand elle agita une note dans sa direction.

- C'est de Monsieur Aziraphale ! Je me demandais si vous y compreniez quelque chose.

Pourquoi ce simple nom avait autant de pouvoir sur lui ? C'était injuste. Maintenant, qu'il l'avait entendu, impossible de revenir en arrière, il devait savoir. Il fit signe à Muriel de lui donner la note, conscient qu'il signait là d'une énorme erreur. Le mot disait « Muriel, s'il vous plaît auriez-vous l'amabilité de demander à la nanny de ranger ces livres avec la méthode de Jim ? Bien à vous. Aziraphale ».

- Je suppose qu'il y avait des livres avec ? Soupira-t-il résigné.

- Bien sûr ! Dit-elle en lui tendant une pile de livres soigneusement retenue par une cordelette.

Une pile de huit livres, dont les premières lettres formaient « RITZ HELP ». Il était officiellement dans la merde.


Le Ritz était miraculeusement vide, mais lui, il était là. Il connaissait le plan, mais tout compte fait, il n'était pas prêt. Sa gorge se serra, sa bouche s'assécha, son regard figé sur ses lèvres fines. Le silence était pesant. Les circonstances de leur dernière conversation l'empêchaient de prononcer le moindre mot sous peine de rompre le sort. La tension dans l'air était palpable, comme avant un orage. Rampa esquissa un mouvement. Aziraphale franchit la distance qui les séparait.

- Rampa… Tu es venu.

Ses yeux se remplirent de larmes qui s'entassèrent dans ses cils sans parvenir à rouler sur ses joues. Rampa le regarda interdit, il avait su à chaque instant qui l'avait séparé de cette rencontre que c'était une mauvaise idée. Mais il était là maintenant, alors autant boire le poison jusqu'à la lie.

- Tu m'as demandé de venir.

Aziraphale se mordit la lèvre inférieure. Ses oreilles bourdonnaient. La présence du démon rendait encore plus insupportable la tension dans son corps. Il sentait la pression de son auréole autour de sa boîte crânienne. Il se sentit vaciller. Rampa le saisit par les coudes pour l'empêcher de tomber.

- Tu as une mine affreuse, l'angelot…

[illustration : ibb. co/s9Jp1r5 ](copier et enlever l'espace)

Le souffle du démon si prêt de son visage lui arracha un soupir. Une tension se relâcha dans ses épaules pour se loger dans son ventre. Ses larmes purent enfin rouler sur ses joues quand il balbutia :

- Rampa… Je t'en prie…

La détresse sur son visage rond effaça tous les reproches que le démon avait savamment préparés sur le chemin. Ne restait que le fantôme du goût de sa bouche et le besoin impérieux d'effacer toute cette souffrance. Rampa l'attira à lui et Aziraphale enfouit ses larmes contre sa poitrine en l'étreignant de toutes ses forces. Ses mains s'agrippèrent au dos de sa veste là où se serait trouvée la naissance de ses ailes. Rampa posa son menton sur le haut du crâne de l'ange, les cheveux duveteux lui chatouillèrent le nez quand il inspira profondément son odeur. Aziraphale était bouillant et tremblant. Qu'est-ce que ces salopards avaient bien pu lui faire ? Aziraphale sanglotait son nom comme une litanie contre son cœur tandis qu'il lui tapotait maladroitement le dos. Comment avait-il pu un instant penser qu'il pourrait rester fâché contre lui ? Et le mot était faible, il avait été anéanti par son départ. Comme il l'avait été en le croyant mort dans l'incendie, ou lorsque Gabrielle l'avait condamné à mort. Mais c'était peut-être pour ça. Peut-être que la douleur de la perte était trop insupportable pour être endurée. Alors qu'il était là dans ses bras, parce qu'il était la seule personne sur qui il pouvait compter. Une équipe de deux. Un tout.

- Je suis là mon ange… Susurra-t-il contre son crâne. Dis-moi ce que je peux faire…

Aziraphale sécha ses larmes et le dévisagea, le menton tremblant.

- Si tu savais comme je suis désolé Rampa… J'aurais dû t'écouter… Rester avec toi, chez nous…

Les doigts de l'ange se posèrent sur la bouche de Rampa, comme une caresse, mais aussi pour l'empêcher de l'interrompre. Rampa entrouvrit ses lèvres et les doigts d'Aziraphale effleurèrent ses dents. Il s'empourpra et il retira vivement sa main.

- Tu vois l'angelot, c'est le problème avec toi, tu ne vas jamais au bout des choses, raya le démon.

La main remonta vers son visage, et Rampa attendit la gifle qu'il aurait méritée. À la place, Aziraphale saisit ses cheveux et l'amena à lui, l'embrassant farouchement dans une réplique miroir de leur premier baiser. La surprise eut à peine le temps de laisser place au plaisir, que déjà Aziraphale se reculait, juste assez pour que leurs mains puissent se saisir de l'autre, et pour que Rampa puisse saisir l'intensité du chagrin dans ses yeux.

- Rampa…. Je t'en prie…. Reprit-il. Pardonne-moi.

Et tout devint noir.