Dean a un mal de crâne à s'en frapper la tête contre les murs. Ca pulse là dedans comme un caisson de basse de boîte de nuit. Le vert canard l'agresse, l'odeur d'humidité se colle à chaque cellule olfactive. Ca pue et c'est moche ici, même le fauteuil est naze finalement. J'veux pas être ici, j'veux pas être ici…

Le cliquetis métallique de la serrure résonne et lui fait fermer les yeux, comme si ne plus voir allait couper le bruit. On est con, parfois.

- Monsieur Winchester.

Non, le pape et j'attends ma sœur.

Dean entre, rabat la capuche de son sweat noir qu'il avait utilisée comme vague rempart contre la lumière et le bruit, pas vraiment utile, mais ça tient chaud. Novak lui indique de la main fauteuils et divan, Dean retourne près de la fenêtre. C'est pas mieux que trois jours plus tôt, ça pleut à seaux et y'a un vent à décorner les bœufs. L'eau ruisselle sur la fenêtre avec des angles bizarres au gré des rafales.

Le psy lui tourne le dos, occupé à faire tinter des trucs que Dean ne peut pas voir. Il finit par le rejoindre, un plateau dans les mains où trônent une carafe d'eau, un verre, une théière et deux mugs. Il pose le tout sur la petite table basse qui les sépare, juste assez grande pour recevoir tout le bazar. Il sert un grand verre d'eau et lui tend, en même temps qu'il le noie dans le bleu.

- Buvez ça.

Dean le fixe bêtement. Quoi, y'a pas assez de flotte dehors pour en ajouter ici ?

Le doc soupire doucement et pose le verre d'eau sur la table.

- Donnez-moi votre main.

Il tend la sienne, paume vers le haut. Dean finit par obéir, il retient de toutes ses forces le tressautement, le recul que tout son être ordonne. Putain c'est chaud et doux, ça brûle presque ses doigts glacés. Sans prévenir, Novak pince doucement la peau fine qui recouvre ses métacarpes trop marqués.

- Vous voyez ? Elle a du mal à reprendre sa forme. Manque d'élasticité, c'est signe de déshydratation. Buvez s'il vous plait, ça calmera votre migraine.

Dean récupère sa paluche, les yeux rivés sur le psy. Il ne l'a jamais regardé aussi longtemps.

- Quoi, vous êtes devin doc ?

Un sourire étire à peine les lèvres pleines de Novak, qui secoue la tête lentement. Dean cède et s'enfile le verre, s'en sert un autre parce qu'il se rend compte que oui, il crève de soif. Quand il le repose, un mug plein d'un liquide plus clair que du café au lait apparaît sous ses yeux.

- Chaï latte, pour changer du café.

Bon, c'est définitif, Blue-eyes n'est pas humain, il le reluque en douce ou alors il a un indic. Dean plonge dans l'océan, à la recherche de réponses qui ne viennent pas. Le doc a récupéré son bloc, croise les jambes pour le poser dessus et se détourne pour ne plus lui faire face.

- Avez-vous réussi à mieux dormir depuis la dernière fois ?

Dean prend son mug et renifle prudemment, des fois que ça soit empoisonné. Ça sent la cannelle, le gingembre et d'autres trucs qu'il n'arrive pas à identifier. Ça sent bizarrement Noël, Halloween n'est même pas encore passé, étrange décalage horaire. Il goûte et c'est chaud, pas que la température, le goût est chaud, comme un roulé à la cannelle juste sorti du four, c'est sucré comme un bonbon, juste assez piquant. Y'a du poivre.

- Pas vraiment. Mais je mange avec Sam tous les soirs.

Ouais enfin, je mange comme un lapin, parce que Sammy est comme ça. Un lapin de presque deux mètres. Tu parles d'un morceau.

Novak hoche la tête.

- Vous vous entendez bien avec votre frère ?

Dean acquiesce en silence, sirote son chaï.

- On ne s'est jamais vraiment quittés. Je l'ai quasiment élevé quand on était gamins. On a fait les mêmes études, on a le même boulot, et le hasard des affectations fait qu'on se retrouve dans le même bureau local.

Mon Sammy, ma vie. N'essaie même pas de me l'enlever.

- Pourquoi avez-vous dû vous substituer à vos parents ?

Dean s'envoie un gros shoot de sucre, se lèche les lèvres comme un chat qui vient de voler de la crème.

- Notre mère est morte quand j'avais quatre ans, Sammy six mois. Accident de voiture. Après ça John - notre père - n'avait que le boulot en tête. Il est mort quand j'avais vingt et un ans dans l'exercice de ses fonctions.

- FBI ?

- Non, police. Il n'avait rien à foutre de nous, il nous a assez dit et répété qu'on était un poids pour lui.

John, connard. J'espère que tu brûles en enfer.

- Votre choix de carrière a-t-il été décidé par votre père ?

Dean pose son mug vide sur la table et se vautre dans le canapé, calé contre le dossier, les mains dans les manches de son sweat pour garder la chaleur que la céramique blanche a bien voulu laisser sur ses doigts. Il remonte les genoux, pose un coude dessus et soutient sa tête qui pèse lourd, trop lourd.

- Non, mais je crois que j'ai voulu pendant un temps espérer obtenir un peu de son respect si je choisissais de poursuivre le "business familial".

Tu parles, rien à foutre. Dean ferme les yeux, il en a marre de voir les rivières qui dévalent les fenêtres. C'est trop demander, un rayon de soleil de temps en temps ? Y'a même plus la toile d'araignée pour accrocher son regard à quelque chose d'autre que cette putain de tristesse.

- Vous aimez votre travail ?

Il rouvre les yeux, réfléchit un moment.

- Oui, j'aime mon job. Je suis bon dans ce que je fais. J'aime bosser avec Sammy, j'aime même Bobby quand il ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas.

- Vous êtes proche du directeur adjoint Singer ?

- C'était un ami de mon père. Je l'ai toujours connu, il était plus un père pour nous que John ne l'a jamais été.

Les engueulades entre John et cette figure paternelle de substitution étaient explosives. Merci d'avoir essayé, Bobby. Merci d'avoir été là.

- Est ce que Sam était présent le jour de votre crise d'angoisse ?

Dean referme les yeux, et hoche simplement la tête. La migraine se fait doucement la malle. Il a chaud. Il est presque bien. Presque, si on oublie le sadique assis à deux mètres de lui.

- Auriez-vous préféré qu'il ne le soit pas ?

Oui, putain oui. Bien joué Sherlock.

Le psychiatre poursuit quand il comprend que son patient n'en dira pas plus. Tête de mule, c'est pas nouveau.

- Pensez-vous que vous voir dans une situation que vous estimez de faiblesse puisse ébranler l'image que votre frère a de vous ?

Dean se mordille la lèvre inférieure, se mure dans le silence. Tu fais mal doc, ferme là.

- Une crise d'angoisse n'est pas contrôlable Monsieur Winchester. Ce n'est pas de la faiblesse, ça n'enlève rien de ce que vous êtes, n'affecte pas vos compétences. C'est une réponse de votre corps à une situation de stress élevé. Ce n'est pas plus honteux qu'avoir de la fièvre pendant une grippe.

- Je dois être là pour mon frère, pas l'inverse. Ce n'est pas à lui de devoir vérifier si je mange ou si je dors, encore moins à lui de me récupérer au sol en train de chialer.

Il crache ses mots avec toute la colère qu'il arrive encore à extérioriser. Il serre la main qui ne soutient pas sa tête sur sa cuisse, pince avec force sa peau à travers son jean. Ca c'est réel, cette douleur est physique. C'est une douleur légitime. Celle-là, il peut la ressentir.

- Une relation fraternelle n'a pas à être à sens unique. Vous êtes là pour lui, il est là pour vous. Il a presque trente ans, si mes calculs sont bons, ne pensez-vous pas qu'il soit capable de vous apporter du soutien quand vous en avez besoin ? Ne pensez-vous pas qu'il soit en mesure de prendre ses décisions ? De faire ses choix ?

- C'est pas… Bien sûr qu'il est capable de tout, c'est mon génial petit frère, major de sa promo, premier partout depuis qu'il est gamin. Je ne veux pas… Je ne dois pas être un poids pour lui.

Novak pince les lèvres une fraction de seconde. Il prend la théière et se sert un mug, propose silencieusement à Dean quand il ouvre un œil et suit ses gestes en silence. Il remplit la deuxième tasse et la lui tend.

- Il n'est pas question de poids, Monsieur Win…

- Dean, sérieusement, appelez-moi Dean. J'en peux plus du "Monsieur Winchester". Ca, c'était mon père.

Tu me casses les couilles, toi et tes grands airs. Novak ne bronche pas, est ce que ça lui arrive d'avoir une autre expression sur le visage ? Est-ce que ce masque glisse parfois ?

- Il n'est pas question de poids, Dean, mais d'accepter que votre frère puisse avoir envie d'être là pour vous. Puisse avoir besoin d'être là pour vous.

Dean vide son mug en deux longues gorgées, presque à s'étrangler avec, et se pelotonne contre le dossier du divan. Il se passe une main engoncée dans sa manche sur le visage et se retient de renifler. Il inspire doucement pour masquer la morve qui menace de couler. C'est plus facile de ravaler ses larmes.

- J'ai besoin d'aide et il a besoin de m'aider, c'est ça, Doc ?

Ah tiens, un sourire. C'est à peine étiré sur ses lèvres, la commissure se relève juste un peu, c'est le bleu qui s'éclaire sous les paupières légèrement tombantes qui reste le plus révélateur sur ce visage qui semble s'illuminer. Alleluia, il a compris.

- Je peux essayer.

Il marmonne, boudeur, vexé d'être dos au mur. Parce qu'il ferait tout pour Sam, et que le doc l'a piégé.

Il se sauve du cabinet à peine la séance terminée, il est libéré, délivré, jusqu'à lundi. Torturé deux fois par semaine parce que Bobby a décidé qu'il en serait ainsi. Il va bien lâcher l'affaire quand il verra que ça ne sert à rien. Il va bien, merde.

Quand Sam rentre, la lumière est allumée, et si son frère est encore penché sur ses dossiers dans le salon, cette fois il a la décence de lever la tête quand il entre dans la pièce.

- Hey Sammy. Y'a de la pizza pour ce soir, je t'ai pris une végétarienne.

Ne pas réagir. Ne pas montrer qu'on est sur le cul au premier progrès. Trois mois qu'il ne s'exprime que par monosyllabes ou grognements, sauf quand il ment. Putain il a juste envie de le prendre dans ses bras. Attention aux illusions et aux faux espoirs, le retour de bâton peut être douloureux.

Il sourit quand même un peu, ça, il a le droit.

- Hey Dean, merci c'est sympa.

Il va prendre sa douche, un sourire idiot aux lèvres, proche de l'euphorie, parce qu'il a envie d'y croire, juste un peu. Sinon quoi ? Il est en train de se sécher quand il entend la sonnette de la porte d'entrée retentir, et la voix de Dean qui crie "J'y vais !". Deux semaines plus tôt, il avait laissé Charlie sur le pas de la porte pendant trente minutes parce qu'il était trop absorbé par ses putains de dossiers pour remarquer qu'on sonnait. Il enfile un t-shirt, un bas de survêtement, et rejoint son frère dans la cuisine, occupé à ouvrir les boîtes en carton.

Ils mangent en silence, ça, ça ne change pas. Mais Dean mange, et c'est une sacrée bonne nouvelle. Il ne termine pas sa pizza, en range plus de la moitié dans le frigo. Sam aurait préféré qu'il tente de lui tirer la sienne, comme avant, même si ça le gonflait. Mais ça, c'était avant.

- Bobby nous invite à dîner demain soir.

C'est balancé entre la poire et le fromage, juste pour voir jusqu'où vont les progrès. Pas bien loin.

- J'ai du boulot.

Mouep, pas très loin du tout.

Sam hoche la tête. Inutile d'insister. Dean en veut à Bobby de l'éloigner du bureau. Leur dernière conversation s'est terminée dans les hurlements de rage, et Dean qui s'éclate le poing contre le mur.

- Comme tu veux.

Sam écrase son carton vide et le jette dans la poubelle de tri sélectif. Dean est encore dans la cuisine.

- Je vais me coucher.

Son frère se gratte la tête et baille.

- Ouais, moi aussi, je suis crevé.

Là, Sam est sûr de ne pas avoir pu masquer sa surprise, ni le sourire de soulagement.

- Okay, bonne nuit Dean.

- Bonne nuit Bitch.

- Jerk !

Putain Dean a sourit. Pas assez pour que ça atteigne ses yeux, mais la commissure de ses lèvres s'est ourlée, si peu. Mais c'était là.

Sam entend la porte de la chambre de Dean se fermer quelques secondes après la sienne, le grincement de son lit quand son poids l'écrase. Il rit en silence, bêtement.

Un pas en avant, deux pas en arrière. Il trouve Dean affalé sur la table basse au petit matin. Eh merde.