Mes petits chats,

Voici ce soir (et dans les délais que je me suis fixée * fière) la cinquième partie de "L'homme de la plage".

Il s'agit du dernier chapitre de la première section de mon histoire. Un peu comme les saisons qui passent (car il y en a quatre au total), je pourrais l'intituler "La rencontre."

La suite arrivera dans deux semaines.

Comme d'habitude, n'hésitez pas à me faire part des coquilles que vous pourriez trouver. Je vous serai reconnaissante pour votre aide :)

Je vous souhaite une bonne lecture et vous remercie pour votre soutien.

Bien à vous,

ChatonLakmé


La Kinetic Sculpture Race (ou course de sculptures cinétiques) est un concours d'œuvres d'art roulantes sur terre ou amphibies à propulsion humaine. Le championnat du monde se tient dans le comté d'Humboldt et est aussi appelé « Triathlon du monde de l'art » car il se déroule sur trois jours et différentes sortes de terrain (sable, route, boue, terrain plat ou en pente…). Le parcours de l'édition 2014 se déroulait sur 68 km et passait par Eureka. Ce concept de course artistique est né en Californie dans les années 1960 avant d'essaimer en 1999 sur la côte Est, associant le fondateur Hobart Brown et l'American Visionary Art Museum (AVAM) de Baltimore.


L'homme de la plage

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Cinquième partie

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Plongé dans ses pensées, Bucky cligne plusieurs fois des yeux quand il entend soudain le clocher de l'église orthodoxe Saint-Innocent sonner depuis F Street. Dix-huit heures. Autour de lui, la promenade Waterfront Trail s'est un peu vidée et est devenue plus silencieuse. Il entend les cloches dans le lointain. Le brun vérifie l'heure à sa montre et se relève précipitamment.

— « Sand' ! Dépêche-toi, on est attendu ! »

La chienne, occupée à creuser un trou dans le sable avec l'aide enthousiaste d'un caniche, le rejoint en quelques foulées empressées. Sa balle est couverte de bave, de sable et de terre. Bucky grimace. Il la laisse la porter jusqu'aux restaurants qui s'alignent le long de la promenade. Un regard dans la salle presque vide et il entre dans le café Waterfront. « Les meilleurs hamburgers d'Eureka » a un jour proclamé Eden, le chroniqueur et critique gastronomique de KMUD.

Le brun marche jusqu'au comptoir. Derrière celui-ci, massif et lustré par des décennies de coudes de la clientèle qui s'est appuyée dessus, se tient une serveuse. Il la salue d'un sourire.

— « Je suis désolé mais les animaux sont interdits dans le restaurant », dit-elle avec regret. « Nouvelle politique du patron. »

Sandy, la truffe collée à l'antique moquette, éternue bruyamment. Elle lâche la balle qui roule lentement devant elle. Dégoûtante et humide. Bucky prend une serviette en papier sur le comptoir pour la récupérer et sourit d'un air d'excuse à la jeune femme qui grimace légèrement.

— « Je ne reste pas, je viens seulement prendre une commande », la corrige-t-il en jetant un regard à l'heure affichée sur l'écran digital de la caisse enregistreuse. « Je dois être rentré à Providence Saint-Joseph avant la fin des heures de visites. »

— « Oh, bien sûr », lui répond la jeune femme d'un air plus avenant. « Dépêchez-vous de choisir et je ferai passer votre commande en priorité en cuisine. »

Pas besoin de lui dire deux fois, Bucky a déjà la tête plongée dans la carte du menu. Il hésite avant de hausser les épaules. Il n'a qu'à prendre pour John quelque chose qu'il aime lui-même. Et deux parts de tarte. Par expérience, le brun sait qu'elles se conservent très bien. Le jeune homme pourra manger l'autre le lendemain matin au petit-déjeuner.

Une dizaine de minutes plus tard passée à surveiller Sandy pour qu'elle ne fasse rien de compromettant dans le restaurant, il récupère son sac en papier kraft et regagne rapidement le parking central d'Old Town. Il ouvre la portière à la chienne et siffle pour attirer son attention.

— « Dépêche-toi Sand', on va être en retard. »

Bucky fait le trajet inverse jusqu'à l'hôpital et jette le pick-up sur le parking. Il est presque vide. Le brun grogne entre ses dents. Trop tard. Il jette un regard alentour et hésite une fraction de seconde avant de descendre. Allongée sur le siège passager et épuisée par sa partie de balle sur Waterfront Trail, Sandy cille à peine. Ses paupières sont déjà lourdes de sommeil.

— « Je n'en ai pas pour longtemps. Sois sage ma belle », souffle-t-il en embrassant rapidement son crâne.

Bucky traverse nonchalamment le parking des visiteurs avant de presser le pas quand il tourne à l'angle du bâtiment principal. Il s'engage sur la pelouse le long de la façade. Première, deuxième, troisième, quatrième, cinquième fenêtre à partir de l'arbre. Le brun frappe doucement au carreau. Le store a été presque complètement tiré mais il discerne un vague mouvement derrière. Sa main le relève puis fait coulisser la fenêtre. John lui adresse un sourire rayonnant.

— « Vous allez mieux », note immédiatement Bucky avec satisfaction.

— « J'ai un peu dormi après votre départ et j'ai lu. Cela m'a fait du bien », lui répond le blond en s'accoudant à la fenêtre. « Je pensais que vous reviendriez par la porte de ma chambre. Elle vous est toujours ouverte vous savez… »

Bucky rit.

— « Merci mais l'heure des visites est passée, je suis là en toute discrétion », lui répond-il d'un air de conspirateur.

— « Je sais, les infirmières ont déjà distribué le dîner », lui apprend John en hochant la tête. « … Est-ce que c'est pour moi ? »

Le brun passe une main gênée dans sa nuque, les yeux baissés sur le sac en papier kraft encore brûlant. Le jeune homme a peut-être bon appétit mais probablement pas pour deux repas d'affilée. Il hésite avant d'acquiescer.

— « Je suis désolé d'être en retard », admet-il avec dépit. « Je comprendrai que vous n'ayez pas très envie de – »

— « Le dîner n'était pas meilleur que les autres et je n'avais pas très faim. Mais votre sac sent très bon et je suis affamé », le coupe gentiment John. « … Merci d'être revenu pour moi. »

Bucky danse d'un pied sur l'autre avant de tendre le sachet au blond. Le jeune homme s'en empare presque religieusement et l'ouvre sur le rebord de la fenêtre. Le brun entend son propre estomac grogner de contentement. Il se demande brièvement pourquoi il n'a pas commandé également pour lui au Café Waterfront. Il meurt de faim.

— « Seigneur, ça sent tellement bon… », gémit doucement John de plaisir.

Le brun rit joyeusement en voyant le jeune homme tirer rapidement à lui la petite table sur roulettes pour s'installer plus confortablement. Sans un mot, il l'observe sortir les différents emballages et les disposer avec soin devant lui. Bucky sent sa poitrine se gonfler de plaisir. Il fait exactement la même chose, même si Sam se moque de lui pour ça depuis plus de quinze ans.

— « Je vous ai pris la spécialité du restaurant, le Waterfront Burger. C'est mon préféré », lui explique-t-il. « Et deux parts de tartes aussi. Une pour ce soir et une pour demain matin si vous voulez éviter le petit-déjeuner… »

John rit gaiement. Quand il ouvre la boîte en carton du burger, son sourire est ridiculement beau de bonheur. Bucky se mord les joues.

— « Je vais vous laisser dîner. Est-ce que vous parviendrez à dissimuler les preuves ? », lui demande-t-il d'un ton malicieux.

— « Vous partez déjà ? » John relève les yeux sur lui. « Le petit-déjeuner est moins catastrophique que les repas chauds et il y a deux parts de tartes… Si vous voulez. »

Commencer le dîner par le dessert ? Bucky acquiesce. Pourquoi pas. Tout est tellement différent dans son quotidien depuis quelques jours, cela peut bien continuer. Le blond le sert avec diligence puis s'éclipse pour revenir avec un verre d'eau.

Quand il se lève, le jeune homme déglutit légèrement. John porte ses vêtements. Ou en tout cas une partie de sa garde-robe. Il identifie immédiatement le pantalon de jogging comme la dernière preuve que Sam voulait se mettre à la course à pied il y a deux ans. John porte par contre un de ses tee-shirts et le brun remarque avec une attention toute particulière la manière dont le coton se tend sur son torse. L'ensemble est peu assorti mais tout est mieux que la blouse bleue de Providence.

Son regard chute malgré lui sur les fesses de John et Bucky se demande un peu stupidement comment le blond s'est débrouillé pour les sous-vêtements. Oui. Comment… ?

Le blond se rassoit en face de lui et entame son repas à belles dents. Son visage s'illumine de plaisir à la première bouchée et Bucky se sent vraiment heureux. Lui aussi trouve que la tarte aux fruits rouges a meilleur goût.

— « Je suis soulagé de voir que vous sentez mieux », reprend-il gentiment.

— « Le Dr. Wilson m'a donné un comprimé et je suis longtemps resté dans le noir. Sa visite puis celle de la police dans la même journée, je suppose que c'était un peu trop », lui répond pudiquement John.

Le brun hoche la tête. Il remarque les prospectus sur la table de chevet et fronce les sourcils. Le jeune homme suit lentement son regard.

— « Je n'ai pas osé les ouvrir », avoue-t-il d'une petite voix. « … Je devrais vraiment le faire parce que je ne vais pas pouvoir rester ici indéfiniment mais je n'y arrive pas. Je ne suis pas très courageux, n'est-ce pas ? »

Bucky mord furieusement dans la pâtisserie, le ventre noué.

— « Vous n'êtes pas lâche », proteste-t-il vigoureusement. « C'est humain de ne pas vouloir se confronter trop tôt à quelque chose de désagréable. »

— « … C'est la définition même de la lâcheté. »

Le brun rit d'un ton amer.

— « Je pense que vous ne devez pas le faire seul. Sam m'a dit que vous aviez bientôt rendez-vous avec l'assistante sociale de Providence. Vous pourrez parler avec elle de tout ce à quoi vous pensez, ça pourrait vous tranquilliser un peu. »

John hoche la tête mais l'envie n'y est pas. La confiance non plus.

Bucky se mord les joues. Est-ce que c'est vraiment le moment pour en parler avec lui ? Le bon moment ? Séparé par une fenêtre, un hamburger copieux et des frites un peu grasses ?

Le brun ouvre la bouche, la referme. John continue à piocher dans l'emballage des frites, les mangeant d'une manière distraite. Ses longs doigts sont brillants de graisse, ses lèvres aussi. Bucky crispe les doigts sur l'ourlet de son tee-shirt. C'est le bon moment quand on le décide. C'est exactement la vision qu'il aimerait avoir quand il sort de son bureau au rez-de-chaussée pour faire une pause café dans la cuisine. C'est le bon moment.

— « Je sais que vous devrez bientôt laisser votre chambre », commence-t-il prudemment.

John se décompose un peu mais hoche la tête. Le bon moment.

— « Vous pourriez vous installer chez moi. »

— « … Quoi ? »

Bucky pose lentement sa part de tarte sur le rebord de la fenêtre. Il ne veut pas parler de ça à John avec les doigts tachés de jus de fruits rouges et des miettes au coin de la bouche. Il les essuie avec sa serviette en papier puis la roule en boule bien serrée qu'il garde dans sa main.

— « J'y ai pensé comme ça… Je me suis dit que ça pourrait être une alternative acceptable à tout ce qui vous attend, au moins pour le début », explique-t-il en jouant nerveusement avec la serviette sale. « J'ai une chambre d'amis que je n'utilise pas et même si je travaille à domicile, je suis plutôt discret. Nous ne serions même pas obligés de nous croiser ou de nous fréquenter. Vous auriez un double des clés pour être indépendant. Ce serait provisoire même si vous êtes libre de rester aussi longtemps que vous en avez besoin. C'est juste une – »

— « Alternative », conclue gentiment John.

Le blond repose lentement son hamburger sur la table. Il essuie distraitement ses doigts sur sa cuisse et Bucky trouve ça ridiculement adorable.

— « C'est ça. Une alternative », répète-t-il en passant la main dans ses cheveux.

Il pianote nerveusement du bout des doigts sur le rebord de la fenêtre. Bucky l'a dit pourtant ça sonne comme quelque chose d'incroyablement audacieux. D'incroyablement étrange aussi. Qui inviterait un inconnu à venir habiter chez lui ? Le brun ne l'a même pas fait avec Camden qui était pourtant son compagnon depuis deux ans.

Le jeune homme sent le regard de John peser sur lui et il rougit un peu. Il n'y a ni méfiance, ni indignation dans ses yeux, juste une profonde et immense… stupeur.

— « … Je ne sais pas quoi dire », souffle le blond après un silence. « Vous avez déjà tellement fait pour moi et je ne veux pas que vous vous sentiez obligé de – »

— « Ce n'est pas le cas. Je vous assure que ce n'est pas le cas », le coupe Bucky.

Il regarde rapidement sa montre et retire son coude du rebord de la fenêtre.

— « J'ai laissé Sandy dans la voiture, je vais devoir y aller », dit-il et John a un geste inconscient vers lui comme pour le retenir. « Nous pourrons en reparler demain si vous le souhaitez. Je n'attends pas de réponse immédiatement. N'hésitez pas à en parler avec Sam aussi. »

— « Le Dr. Wilson est au courant ? »

— « Je l'ai évoqué tout à l'heure avec lui quand il m'a dit que le conseil d'administration de Providence vous demandait de rendre prochainement votre chambre. Il n'y est pas opposé mais il est prudent. »

— « À cause de moi ? »

Bucky détourne le regard. Bien sûr que c'est à cause de lui. Il préfère botter en touche. Le brun est certain que John refusera sa proposition s'il répond par l'affirmative.

— « Surtout à cause de moi », répond-il en riant légèrement. « Ma colocation avec Sandy est ma plus longue relation jusqu'à présent. J'ai probablement beaucoup à apprendre mais nous pourrions le faire ensemble. Et tout n'a pas besoin d'être parfait. »

Le blond acquiesce lentement. Bucky tapote légèrement le rebord de la fenêtre.

— « Mangez pendant que c'est chaud et passez une bonne soirée John. »

— « Bonne soirée. Soyez prudent sur la route. »

Le jeune homme sourit et le salue d'un dernier geste de la main. Encore cette attention pour lui et sa sécurité.

Il froisse l'emballage en papier de sa tarte et ceux du hamburger que John vient de finir. Bucky lui fait un clin d'œil.

— « Je m'occupe de faire disparaître les preuves. À demain. »

John rit joyeusement, creusant des fossettes dans ses joues. Le jeune homme déglutit. Si le blond discute avec Sam, il espère que son ami ne fera pas tout échouer en voulant le protéger. Bucky veut vraiment tout ça. Il roule l'ensemble en une boule bien compacte qu'il jette dans une poubelle du parking. En entendant son pas, Sandy se redresse sur son siège et jappe de contentement. Le brun se glisse derrière le volant et la caresse avec enthousiasme. Il a le cœur gonflé de… beaucoup de choses à cet instant. Il éclate de rire quand la chienne vient lécher la commissure de ses lèvres. Bucky s'essuie d'un revers de main. Il avait encore de petites traces de fruits.

— « Gourmande », s'esclaffe-t-il en grattant Sandy derrière les oreilles.

Un dernier regard au bâtiment principal de Providence puis il met le contact et s'éloigne sur Harrisson Avenue. Il lèche distraitement son pouce sur lequel se trouve encore un peu de jus. Il avait raison. La tarte aux fruits rouges du Café Waterfront était particulièrement délicieuse ce soir.

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Un coude appuyé sur la portière, Bucky conduit sur Samoa Bridge avec un luxe de précautions qui aurait fait ricaner Sam et s'esclaffer sa mère. Il a l'impression de voir encore Winnifred Barnes tournée dans sa direction sur le siège passage, dardant sur lui ses étonnants yeux vert d'eau pour le distraire dans sa conduite très prudente. Le brun pouffe discrètement. Les doigts crispés sur le volant et les sourcils légèrement froncés, il finissait toujours par lui jeter un regard noir et lui sifflait de le laisser tranquille. Sa mère riait alors de malice. Elle lui disait qu'il était de son devoir de le déconcentrer et de le taquiner tandis qu'il apprenait à conduire dans sa petite Chrysler citadine. Parfois, Bucky entendait aussi Sam glousser derrière lui, assis sur la banquette arrière quand il les ramenait du lycée. Son ami soufflait dans son cou et à son oreille pour lui faire remarquer la voiture devant eux, un peu trop proche de leur pare-chocs, ou celle sur l'autre file qui dépassait la ligne jaune sur le bitume. Deux enfants terribles unissant leurs forces pour le taquiner. Ils étaient puissants à deux. Vraiment forts. Épuisants aussi.

Le brun suit distraitement du regard une grosse voiture familiale venant en sens inverse, une Buick conduit par une adolescente blonde. Un homme grisonnant est assis à ses côtés, probablement son père. Sans aucun doute son père quand il remarque la manière dont elle crispe ses doigts sur le volant et serre la mâchoire. Bucky devine que l'homme ne cesse de commenter la route et sa conduite. Un autre devoir de parent. Quand les deux véhicules se croisent, il adresse à la jeune fille un sourire encourageant et complice, celui de l'homme qui a aussi connu les affres de l'apprentissage de la conduite accompagnée. La blonde écarquille les yeux de surprise avant de rougir violemment. Il croit voir le Buick faire une légère embardée sur la route. Gêné, le jeune homme se concentre à nouveau sur sa propre conduite.

Un léger froissement sur sa droite, le cuir qui couine. Un petit soupir familier derrière lui.

Bucky jette un regard au siège passager, juste une seconde, avant de retourner à la route.

Un nouveau froissement de tissu à côté de lui, comme un bruissement doux et tiède. Il se mord les joues. Malgré les trente mètres qui le séparent déjà de la voiture précédente, il ralentit encore un peu son allure.

Appuyé d'une main contre la portière et le cou tendu en avant, John s'est légèrement redressé dans son siège pour mieux observer les eaux d'Arcata Bay. Elles sont très bleues à cet instant, mouchetées des coques blanches des petits bateaux de plaisance sortis de la marina d'Eureka. Dans la lumière très claire de la journée, elles luisent comme des paillettes de nacre. Les rayons du soleil sont aussi particulièrement généreux avec John. Ils font flamboyer ses cheveux blonds et soulignent les traits de son visage d'une manière fascinante.

Bucky sourit un peu stupidement, le regard à nouveau posé sur la route.

— « …C'est tellement beau. Il y a des maisons là-bas. C'est aussi Eureka ? », demande John en désignant le lointain.

Le brun se penche machinalement et observe la ligne d'horizon de l'autre côté d'Arcata Bay. Le blond le regarde et lui sourit doucement. Le soleil fait aussi ressortir d'une manière particulièrement crue les points de suture noirs sur sa tempe. Bucky serre les doigts sur le volant.

— « C'est Arcata », le corrige-t-il. « Les deux villes ont été construites à la même période, lors de la ruée vers l'or au XIXe siècle. Je n'y vais pas souvent mais il y a beaucoup de belles maisons qui datent encore de cette époque. Sam s'y rend au moins une fois par an pour la Kinetic Sculpture Race. »

— « La quoi ? »

John lui jette un regard surpris. Il a les jambes nonchalamment ouvertes et les mains jointes sur son ventre. Son bas-ventre. Bucky déglutit légèrement. Mon dieu, tellement stupide. Il vérifie la route devant lui avant de tourner brièvement la tête pour le regarder.

— « C'est une course de véhicules transformés en œuvres d'art roulantes. Sam est un très grand fan, il me montre des photos tous les ans », grimace-t-il légèrement. « Je fais des efforts, vraiment, mais je n'y comprends rien. Il m'a perdu quand il m'a montré la voiture qui a gagné l'année dernière, une sorte de gros nuage blanc à moitié oiseau avec des personnages habillés comme des pilotes de la Première Guerre mondiale. … Je dois manquer d'imagination pour apprécier ça à sa juste valeur. »

Le blond rit doucement.

— « Ça a l'air sympa… », souffle-t-il en lui jetant un regard en coin.

— « Sam t'en parlera pendant des heures quand il viendra à la maison boire un café la prochaine fois. Je serai ravi d'échapper à ses délires artistico-mécaniques », ricane Bucky. « Si tu te sens prêt pour ça bien entendu… »

John renifle d'un air légèrement dédaigneux et le brun a vraiment envie d'éclater de rire. Ce n'est pas tant parce que c'est drôle que parce que c'est vraiment en train d'arriver entre eux. Ce tutoiement nouveau depuis qu'il est allé chercher le jeune homme à la sortie de Providence. Cette familiarité qui naît aussi. Bon sang, Bucky aime ça.

Le blond joue distraitement avec ses doigts.

— « C'est votre… ta maison, tu peux y accueillir qui tu veux. »

Non, c'est peut-être ça qu'il adore. Les hésitations encore adorables du jeune homme mais aussi la manière dont il sourit quand Bucky l'encourage d'un regard ou d'un sourire. Il semble si confiant alors. Si… séduisant.

— « Dans une colocation, on décide des règles de vie à deux », lui rétorque le brun.

C'est le mot qu'il a choisi pour désigner ce qui va se passer entre eux à partir d'aujourd'hui. Bucky ne veut pas que John se sente mal à l'aise, comme le copain que l'on invite à rester parce qu'il n'y a pas vraiment d'autre choix et que l'on tolère. Ce n'est pas ce que le brun désire. Il a déjà tout prévu, peut-être trop selon Sam. Peu importe. C'est sa responsabilité. Colocation lui a semblé bien, quelque chose d'amical et de familier qui évoque des habitudes de vie quotidienne. Une forme de stabilité bien réglée. C'est ce dont John a besoin. D'être rassuré et de pouvoir se projeter.

Bucky baisse les yeux. Aux pieds du blond, le jeune homme voit le sac en toile avec toutes ses possessions. Il est un peu plus rempli que lorsqu'il le lui a apporté il y a quelques jours. Sam a gentiment participé en lui donnant d'autres de ses affaires, arguant que Maria était ravie de le voir faire du tri dans leur penderie.

Pendu à un crochet, le cintre du pressing et la veste de costume de John se balancent doucement. Une autre attention de son meilleur ami. Le blond a été tellement touché que Bucky pardonne à Sam ses sourires entendus et ses ricanements quand il les a accompagnés jusqu'au parking. Oui, peut-être que le brun s'est montré un peu trop ravi d'entendre John lui répéter avec un immense soulagement qu'il acceptait de venir habiter chez lui. Pas avec lui, il sait faire la différence mais quelle importance. Peut-être qu'il a été un peu trop empressé à le précéder dans l'hôpital pour lui ouvrir les portes et jeter des regards noirs aux gens qui dévisageaient John un peu trop fixement. Sam lui a répété qu'il se fait des idées. Bucky est persuadé du contraire alors il a fusillé du regard un homme en costume, si pressé de sortir d'une salle de consultation qu'il a manqué de bousculer le blond. John n'a pas besoin de ça. Bucky est là pour s'en assurer.

Le jeune homme regarde à nouveau Arcata Bay, un léger sourire aux lèvres. Oui, le brun est là pour s'assurer de ça.

— « … Je ne pense pas avoir jamais été en colocation », reprend doucement John.

— « Moi non plus alors raison de plus pour en parler ensemble », botte habilement en touche Bucky.

John rit doucement et hoche la tête. Soudain, il inspire doucement. Le brun lui jette un regard inquiet avant de sourire à son tour. Lui aussi est toujours impressionné de voir les flamboyances de flamants roses de Naby Island voler sur la baie.

— « C'était vraiment des… »

Bucky acquiesce en riant. Parfois, les grands échassiers viennent s'égarer du côté d'Humboldt Beach. Ça rend Sandy complètement dingue. Lui aussi parce qu'il doit à tout prix la retenir et que la chienne a une force herculéenne dans ces moments-là.

Un concert de couinements et de jappements étouffés résonne à l'arrière. Le brun jette un regard par-dessus son épaule. Sandy, appuyée à deux pattes contre la portière, regarde les flamants roses avec un tel regret que Bucky songe qu'il serait vraiment très impoli de se moquer. La chienne remarque qu'elle a attiré son attention. Elle s'empresse de ramper sur la banquette pour se rapprocher de lui, gémissant d'un air de martyr tandis qu'elle se tortille sur la couverture bleue que Bucky lui a donné. Sandy pose sa tête sur le haut de son siège et lui lèche habilement la mâchoire et le cou d'un grand coup de langue.

— « Sand' c'est dégoûtant ! », proteste-t-il en la repoussant d'une main aveugle. « Et arrête de pleurer parce que tu as perdu ta place. Nous sommes presque arrivés à Manila. »

La chienne continue à gémir doucement, sa tête très proche de la sienne.

— « J'aurai peut-être dû m'installer derrière », dit John en la grattant gentiment sur le crâne.

— « Tu n'y penses pas », rit le brun en roulant des yeux. « Elle est déjà bien trop gâtée si tu veux mon avis. »

Bucky repousse une nouvelle fois Sandy sur la banquette arrière alors la chienne s'intéresse avec grand intérêt à John. La voiture devant eux ralentit obligeant le brun fait de même. Sandy en profite pour se lever et se glisser d'autorité entre les deux fauteuils avant.

— « Sand' ! »

Elle écrase le frein à main, érafle le cuir des sièges et grimpe sur les genoux de John qui l'accueille avec un sourire. Ravie, la chienne tourne maladroitement sur elle-même, gênée par le manque de place, avant de se laisser à moitié tomber sur lui. Bien calée entre ses cuisses, elle tourne à nouveau la tête vers Arcata Bay, une patte posée sur la portière. John enroule prudemment un bras autour d'elle. Sandy le remercie d'un affectueux petit coup de tête sous son menton.

— « … Tu me fais honte », ronchonne Bucky en lui jetant un regard noir.

John rit joyeusement tandis qu'il caresse machinalement le corps musclé de la chienne. Celle-ci se laisse aller contre lui dans un petit soupir de plaisir. Le brun grimace en réalisant que Sandy doit douloureusement lui écraser l'entrejambe mais John, le si parfait John, ne cille pas. À peine se tortille-t-il sur le siège pour s'installer plus confortablement. Il se contente ensuite de l'embrasser sur le crâne et de frotter distraitement son nez dans sa fourrure chaude et douce.

— « Les habitudes sont des choses précieuses et rassurantes qui font du bien », dit-il doucement. « Je peux comprendre qu'elle n'aime pas voir les choses changer dans son quotidien. »

— « Elle fait juste un caprice parce qu'elle n'a pas envie de partager le siège avant », le corrige Bucky en ricanant. « Ferme bien la porte de ta chambre où elle viendra dormir avec toi toutes les nuits. À une époque, elle avait son panier dans cette pièce. »

John lui adresse un sourire malicieux puis se penche vers Sandy pour lui murmurer quelques mots à l'oreille d'un air complice. Le brun a envie de protester, lui-même tient bon depuis des années pour que la chienne ne dorme pas avec lui, mais en voyant les jolies fossettes dans les joues du blond, la manière dont il rit quand Sandy lui lèche le bout des doigts avec affection, il abandonne.

La circulation reprend normalement devant eux. Bucky relance le pick-up et peut-être qu'il appuie un peu plus sur l'accélérateur qu'avant. Il est pressé de rentrer chez lui à Manila. Chez eux à présent. Encore quelques kilomètres de bitume puis la route se transforme en un chemin de terre de plus en plus sableux tandis qu'ils se rapprochent de l'océan. Sandy, qui se pâmait sous les grandes mains chaudes de John se redresse brusquement. La fenêtre du blond est entrouverte et elle renifle avec attention, le cou tendu en avant tandis qu'elle trépigne sur ses genoux.

Au détour de la route, la silhouette familière de la maison se profile enfin, entourée par la végétation basse et drue des dunes. Elle est comme nimbée par la délicate poussière dorée que portent les brises chargées de sable. Bucky aime cette vue. Il gare le pick-up à côté de l'escalier menant au perron et coupe le contact. Le ronronnement grave du moteur s'éteint doucement. Immédiatement, ils sont entourés par les cris des mouettes et le roulement des vagues qui leur parvient depuis l'autre côté de la dune. Il y a aussi les odeurs de sable, d'herbes sèches et d'embruns.

Le brun sourit. Ils sont rentrés.

— « Nous sommes arrivés », dit-il en détachant sa ceinture. « Manila se trouve à quelques centaines de mètres dans cette direction. Il y a d'autres maisons le long de la dune mais dans l'ensemble, nous sommes assez au calme. »

— « C'est parfait… »

John ouvre sa portière et Sandy saute de ses genoux avant de s'ébrouer joyeusement. Le blond descend à son tour, plus hésitant et un peu timide. Bucky a déjà contourné le pick-up. Il porte le sac en toile à son épaule et le cintre avec sa veste de costume. John a toujours une main sur la portière. Il a les yeux rivés sur la maison mais c'est comme s'il n'osait pas s'éloigner de la voiture pour faire un pas vers elle. Le brun lui sourit.

— « Je te fais visiter ? », lui propose-t-il.

John acquiesce lentement. Vraiment très lentement. Bucky pose sa main sur son avant-bras pour attirer son attention.

— « Je suis content que tu sois là », dit-il doucement. « Est-ce que tu veux d'abord voir les environs avant qu'on entre ? »

— « … Non, ça ira. Je te suis. » John le regarde. « Moi aussi je suis heureux d'être là. »

Le sourire du blond est un peu plus franc, un peu plus grand aussi.

Sandy se jette dans ses jambes et roule sa tête contre sa cuisse d'un air câlin. John recommence immédiatement à la caresser. Bucky lui adresse un sourire rassurant avant de gagner les quelques marches du perron. Il marche lentement et sans regarder le blond, comme une invitation à le suivre mais à son rythme. À peine a-t-il ouvert la porte que Sandy le bouscule joyeusement pour passer devant lui.

Le plancher craque doucement sous ses pas, l'odeur de la maison l'envahit tandis qu'il dépose machinalement ses clés dans le vide-poche dans l'entrée. Bucky laisse le sac en toile sur le canapé et le cintre sur le dossier pour ne pas froisser la veste. Il laisse la porte grande ouverte derrière lui. Le brun esquisse un sourire quand il entend l'escalier puis le parquet craquer à nouveau. John entre à son tour, presque timidement. Il frotte avec soin ses pieds sur le paillasson, balaye la pièce du regard. Immédiatement, les baies vitrées sur la terrasse l'attirent. Le blond traverse le salon pour s'arrêter devant elles. La lumière de la matinée filtre à travers les voilages partiellement tirés. John jette un coup d'œil à Bucky en une demande silencieuse et le brun acquiesce. Le jeune homme ouvre en grand les rideaux.

— « Je ne pensais pas que ta maison sur la plage était réellement une maison sur la plage », dit-il avec une pointe d'étonnement.

De l'admiration aussi et Bucky se sent ridiculement satisfait. Il le rejoint et tire légèrement le panier de Sandy sur le côté, dans une nappe de soleil. La chienne s'y affale immédiatement en soupirant de plaisir. Comme d'habitude.

— « C'était très littéral », rit-il en ouvrant la baie vitrée. « Elle a été construite à cheval sur une bande de granit et une dune dans les années 1980. Ma mère l'a acheté quand j'étais un tout petit garçon. Pour moi, cette maison a toujours été une sorte de cabane perchée. »

Bucky sort sur la terrasse. Cette fois, John n'hésite pas. Il vient s'accouder comme lui à la rambarde, leurs corps très proches l'un de l'autre. Le brun se mord les joues pour ne pas sourire trop fort. Trop joyeusement.

— « C'est une cabane plus que convenable », sourit le blond en inspirant profondément l'air marin. « La vue est extraordinaire. »

— « Je ne connais rien de mieux que de terminer une journée avec un verre face à l'océan », acquiesce Bucky en riant. « Il faut empêcher Sandy de manger son poids en biscuits apéritifs mais à part ça, c'est un des moments que je préfère. Tu verras, il est très facile de se créer de bonnes et saines habitudes ici. »

John hoche la tête. Il sourit toujours mais sans appréhension. Ses épaules un peu crispées se relâchent lentement tandis qu'il ferme les yeux et offre son visage à la brise.

Bucky garde un silence respectueux. Il est bien trop occupé à guetter sur le visage du blond le moindre signe de malaise, la moindre prémisse d'une question. Le jeune homme soupire doucement de contentement et appuie son menton dans sa paume, les yeux rivés sur les vagues couronnées d'écume qui viennent lécher le sable de Manila Beach. C'est la marée haute, elles montent considérablement vers la maison mais John sourit toujours, tranquille et serein. À sa place d'une certaine manière.

— « Est-ce que tu penses que je pourrais changer de prénom ? », lui demande-t-il doucement. « John Doe n'est qu'un nom de convention et je ne l'apprécie pas vraiment… »

Bucky acquiesce fougueusement même s'il n'en a légalement aucune idée. Il se souvient vaguement que Sam a affirmé que ce n'était pas possible, il doute quand même un peu cela. Le brun ne sait pas ce qu'il en est en Californie mais au New-Jersey par exemple, la loi ne peut rejeter un nom que s'il contient des obscénités, des chiffres, des symboles ou qu'il est illisible. Il l'a lu sur internet dans le cadre d'un procès. Le brun doit se renseigner.

— « Nous allons trouver beaucoup mieux », renchérit-il avec chaleur. « Tu n'es définitivement pas un John. Ni un Doe. »

— « Le nom de famille ne me dérange pas vraiment, je ne me sens pas légitime d'emprunter celui d'un autre », le corrige doucement John en riant.

Bucky préfère ne rien ajouter. Pas même une taquinerie disant qu'il serait d'accord pour partager le sien. Non, il ne peut pas. Ça serait sans doute un peu trop alors que le blond n'a pas encore visité la maison.

— « On va trouver mieux », répète le brun avant de désigner le salon d'un signe de tête. « Est-ce que tu veux visiter ? »

John lui emboîte docilement le pas mais le brun voit qu'il observe les alentours d'un regard curieux. Il s'avance au centre de la pièce.

— « Le salon et la cuisine », commence Bucky en se sentant un peu ridicule devant une telle évidence. « Tu es libre de te servir dans les placards et le garde-manger. »

— « Je veux participer », proteste immédiatement John.

— « Ce que je voulais dire, c'est que tu dois te sentir libre de faire comme chez toi », ajoute-t-il. « Je pensais discuter plus tard avec toi pour les détails pratiques comme les courses ou les repas. »

Le blond hoche furieusement la tête alors Bucky continue. Les deux hommes traversent l'espace de vie et la cuisine puis s'arrêtent face à trois portes. Sur leur gauche, l'escalier monte vers l'étage. Il désigne successivement les pièces de droite à gauche.

— « La buanderie est sur ta droite et l'accès pour descendre sous la maison. Je m'en sers un peu comme débarras mais il me permet surtout de vérifier l'état des piliers et des fondations dans la dune », détaille-t-il avec soin. « Devant nous c'est la chambre d'amis et à droite, mon bureau. Je garde la porte fermée pour éviter que Sandy n'aille fureter dans mes papiers. Je suis un peu désordonné quand je travaille. »

— « Elle a un autre panier ici ? », lui demande John en désignant un confortable coussin couleur chocolat sur le parquet.

— « C'est le coussin de la fin d'après-midi », rit-il en jetant un regard à la chienne qui les observe avec intérêt « Quand il y a du soleil, il passe par les petites ouvertures de l'escalier et arrive juste ici. Sandy suit toujours le soleil pour dormir, c'est ce qu'elle préfère. »

Derrière eux, la chienne jappe de contentement avant de remettre son museau entre ses pattes avant et de fermer les yeux. Le blond rit doucement et hoche la tête.

— « Tu vas occuper la chambre d'amis », reprend Bucky en désignant la porte du milieu d'un petit signe de tête. « Tu veux y jeter un œil maintenant ? »

— « … Oui. »

Le brun s'efface et l'invite à ouvrir la porte d'un sourire. John pose lentement ses doigts sur la poignée, avec un luxe de précautions touchant et un peu triste à la fois. Il a l'air à la fois curieux et un peu perdu. C'est un mélange d'émotions étrange à voir sur son visage. Il inspire comme s'il allait faire un énorme effort physique puis appuie sur la clenche. Bucky entend comme un coup de feu le petit déclic de la serrure.

John entre dans la chambre tandis que lui reste sur le seuil, appuyé d'une épaule contre le chambranle. Il vérifie d'un regard ce qu'il a préparé le matin même pour l'arrivée de son colocataire. Le lit est parfaitement fait, les draps bien tirés. Pas un grain de poussière ni de sable sur le mobilier. Il flotte encore dans l'air le parfum d'agrumes de son détergent pour les sols. John marche lentement d'une chaise à une table de chevet, de la commode à la penderie encastrée. Il pose son sac en toile à l'entrée de la chambre avant d'effleurer le dessus de lit du bout des doigts. Il ne dit rien. Bucky se gratte la nuque.

— « C'était ma chambre d'enfant et d'adolescent, le mobilier n'a pas énormément changé depuis. Si quelque chose te déplaît, nous pouvons l'arranger d'une manière que tu préfères », souffle-t-il. « J'ai débarrassé presque tous les meubles de rangement pour que tu puisses poser tes affaires. Si tu veux la personnaliser, on regardera les magasins la prochaine fois qu'on ira à Eureka. Je n'ai pas jugé bon de te laisser les posters de mes groupes préférés. »

John rit mais ça sonne un peu étranglé. Le brun se mord les joues. … Est-ce que le jeune homme n'aime pas le bleu ? Toute la chambre est décorée dans un camaïeu de tons bleutés et crème, c'est sa couleur préférée. Ça a sans doute un peu vieilli mais ce n'est pas trop laid de son point de vue. Peut-être que John déteste le bleu et que Bucky s'est complètement trompé. Mince. Il aurait dû lui demander avant. Le blond se racle la gorge et le jeune homme se redresse brusquement.

— « … Tu es sûr que je peux m'installer ici ? »

Bucky écarquille les yeux de surprise. Quoi ? Le bleu ne le dérange pas alors ? Il s'éloigne de la porte d'un coup de reins.

— « Bien sûr, je l'ai préparé pour toi. »

John hoche lentement la tête tandis qu'il caresse toujours la courtepointe. Bleue et blanche avec des franges bleues. Le brun s'autorise à entrer dans la chambre de John. Il s'empare du sac en toile et vient le pose sur le matelas, un sourire encourageant aux lèvres. Celui que le blond lui renvoie est timide et ses yeux un peu trop brillants.

— « Je n'ai rien d'autre que ce que toi et Sam m'avez offert jusqu'à présent et je ne veux pas… m'imposer. Tu as fait comme si cette chambre était vraiment à moi… »

Il balaye la pièce du regard, ses yeux s'arrêtent un instant sur la fenêtre à sa gauche par laquelle on aperçoit un morceau de dune.

— « C'est le cas. C'est ton espace et tu es libre de l'organiser comme tu veux, d'y mettre autant de bazar que tu en as envie », lui répond doucement Bucky en se rapprochant un peu de lui. « Il y a une clé sur la porte, tu peux même la fermer si tu en as envie. C'est chez toi. »

Le brun cherche son regard pour appuyer ses mots et il hoche la tête quand il capte enfin celui de John. Ce dernier se mordille les joues. Bucky presse gentiment son épaule mais soudain, les longs doigts égratignés du blond sont enroulés autour de son poignet. Il le tire vers lui et resserre ses bras autour de son corps.

— « … Merci Bucky. Merci pour tout », souffle John dans son cou. « Je te promets que j'en prendrai soin. »

Le jeune homme tapote son dos en marmonnant des paroles maladroites. Ce n'est rien. Ça me fait plaisir. C'est normal. Bien entendu, rien n'est normal dans leur situation. Pas plus que la respiration de John qu'il trouve brûlante dans son cou et qui couvre pourtant sa peau d'une fine chair de poule. Non, vraiment rien.

Bucky déglutit. Bon sang, il a si chaud. Et John est vraiment… large. Et musclé. Contre son front, il sent le relief parfait de son épaule droite et de son biceps. Le brun prend vraiment sur lui pour ne pas y frotter distraitement son visage.

— « Je serai mal placé pour te reprocher d'y mettre du désordre ou d'épingler des trucs sur les murs. Mon bureau ressemble à une chambre d'étudiant », rit-il d'une voix un peu étranglée.

John pouffe contre lui et c'est tout son corps qui tremble, qui chavire et qui entraîne celui de Bucky. Il pince fort les lèvres et après une dernière tape dans son dos, le haut de son dos, le jeune homme s'extrait de l'étreinte de ses bras.

— « C'est parfait. Juste… parfait », dit John en le regardant.

— « Tu me diras peut-être autre chose quand tu commenceras à vivre avec la pire manipulatrice à quatre pattes de cette partie de la côte Ouest », ricane Bucky. « N'essaye même pas d'entrer ici Sand', je te vois. »

La chienne s'est approchée discrètement depuis son coussin dans le salon jusqu'à l'embrasure de la porte. Au ton autoritaire du brun, elle se fige et commence à se tortiller sur le seuil en gémissant doucement. Le jeune homme lève les yeux au ciel. Sérieusement ? John esquisse un sourire en coin.

— « … C'est ma chambre maintenant », lui rappelle-t-il l'air de rien.

Bucky hausse un sourcil. Oh le petit… Il croise son regard malicieux et rend les armes en levant les mains entre eux, un rire accroché à ses lèvres.

— « Je ne veux pas le savoir », s'esclaffe-t-il en quittant la chambre.

C'est mieux que de songer au fait que John devient vraiment très séduisant quand il s'oppose à lui. Et vraiment renversant quand il le prend à son propre piège.

Le brun évite comiquement Sandy dans l'embrasure de la porte. Il grimace à peine quand il entend ses griffes érafler le parquet tandis qu'elle se précipite dans la pièce. Dire qu'il avait fait le lit. Un bruit mou et étouffé lui parvient suivi d'un grincement de sommier. Sandy a sauté dessus. Il ne veut pas savoir. John éclate de rire dans son dos. Le brun sourit sans pouvoir s'en empêcher. Il est foutu.

— « Ma chambre et la salle de bain sont à l'étage », reprend-il en s'engageant dans l'escalier. « Je t'ai laissé du linge de toilette dans la commode. »

— « Merci. »

Le sourire de John est éblouissant. Bucky pense qu'il doit probablement le partager avec Sandy qu'il caresse tendrement, la chienne étalée dans les draps et les oreillers qu'il avait faits pour lui. Non, il n'a rien vu, il ne veut pas savoir.

Le blond cajole encore longuement la chienne avant de le rejoindre, Sandy sur les talons. Bucky roule des yeux. Tant de simagrées pour à peine quelques minutes passer dans cette chambre interdite. Il secoue la tête.

Sur le palier, il ouvre une porte sur sa droite et entre dans la salle de bain. John le suit de très près, sa main caressant distraitement la chienne sur le sommet du crâne. Le brun remarque un creux un peu sombre à la commissure de ses lèvres. Cela ne fait que quelques jours mais il sait déjà lire les signes. Le jeune homme commence à se fatiguer. Il est temps de finir.

— « Tu peux te servir dans les placards et les tiroirs. J'ai sorti un verre à dents et je t'ai fait de la place ici », dit-il.

Il lui montre un meuble colonne en bois sur les étagères desquelles sont soigneusement disposés quelques produits d'hygiène. Puis il ouvre successivement les tiroirs et les portes du meuble à vasques pour lui montrer où il peut ranger ses affaires.

John sourit en coin devant le vide qu'une vie entière de cosmétiques pour homme ne parviendrait probablement pas à remplir. Bucky a pensé la même chose mais qu'en sait-il après tout ? À cet instant, le blond est riche d'une brosse à dents et d'un déodorant mais peut-être est-il le genre d'homme à prendre soin de lui. Camden était un peu comme ça, toujours en lutter contre le temps qui passe alors qu'il avait à peine trente ans. Ça exaspérait Bucky qui devait chaque jour lui dire qu'il ne voyait pas de rides au coin de ses yeux. Il avait renoncé à lui faire comprendre que c'était séduisant chez un homme. Aaron a des pattes d'oie autour des yeux et dieu sait que ça le rend sexy. Une fois, Bucky l'avait vu à Manila Beach avec Charlie en train de s'enduire soigneusement de crème solaire. De son point de vue, ça avait été… érotique.

Le brun jette un regard à John. Pas de rides, un visage lisse au beau grain de peau. … C'est très bien aussi. Bucky remarque que ce dernier garde les yeux rivés sur les vasques, un sourire aux lèvres. Il baisse les yeux avant de se jeter en avant, les joues rouges. Il a oublié sur le bord une barrette décorée d'une tête de chien ressemblant vaguement à Sandy, un des accessoires qu'il utilise le matin pour ne pas avoir les cheveux dans les yeux quand il se lave le visage. Elle fait partie d'un lot acheté il y a bien des années par Sam pour le taquiner, Bucky y est incompréhensiblement attaché. Il s'empresse de la jeter dans un tiroir ouvert et le referme brusquement.

— « J'ai l'impression que toutes les pièces de la maison donnent sur la plage », dit nonchalamment John. « Et je pense que la baignoire devant cette grande fenêtre surclasse définitivement ta cabane en palace. »

Le blond ne rit pas, il élude gentiment la présence de l'article de toilette un peu féminin. Si parfait John. Bucky pouffe et retourne sur le palier.

— « Ma chambre est ici et en face, c'est un placard de rangement dont je dois vraiment trier le contenu un jour », achève-t-il en désignant l'ensemble du palier d'un geste. « Je t'ai tout montré. Est-ce que tu as des questions ? »

Le blond sursaute légèrement. Il était en train d'effleurer des doigts le dessus du petit meuble de rangement sur le palier, comme pour s'imprégner un peu mieux de son nouvel environnement. John rougit et enfouit ses mains dans ses poches.

— « Pas vraiment… » Il grimace et gratte distraitement ses points de suture. « Ça fait beaucoup d'informations, j'ai besoin d'un peu de temps. »

Bucky acquiesce. Un sourire réconfortant aux lèvres, il redescend l'escalier où Sandy l'accueille avec des transports de joie. Il roule des yeux et la gratte affectueusement sous le menton. Tant de gémissements pour entrer dans une pièce fermée et aucune envie de continuer avec eux la visite de la maison. Allez comprendre.

Le jeune homme regagne la cuisine et se prépare un café. Il sourit en coin quand il voit John le regarder avec attention, presque jusqu'à l'indiscrétion, pour retenir le mode d'utilisation de la machine. Ses yeux céruléens chauffent aussi durement sa nuque tandis qu'il lève un bras pour ouvrir un placard et en sortir un paquet de biscuits. Bucky lui sert un verre d'eau que le jeune homme accueille d'une moue un peu exaspérée. Sam lui a dit de se ménager sur la caféine, ça pourrait augmenter ses céphalées. Le blond lui a répondu avec assurance que ça pouvait également les faire passer même s'il ignorait d'où il tenait cette information. C'est vrai, Bucky a vérifié. Le brun a beaucoup ri devant l'air interdit de son meilleur ami.

— « D'habitude, je vais faire les courses une fois par semaine en centre-ville. Il y a un marché de producteurs locaux le week-end sur Old Street, c'est là que j'achète les produits frais », explique-t-il en l'invitant à s'asseoir sur un des hauts tabourets entourant le plan de travail. « Je te montrerai tout ça la prochaine fois qu'on va à Eureka. Je te laisserai aussi le pick-up, les clés sont dans le vide-poche de l'entrée. Par contre, tu ne peux pas encore le conduire. Je dois encore faire les démarches auprès de l'assurance pour que tu sois couvert en cas d'accident. »

Le brun est sur le point de continuer à énumérer les autres petites choses très banales de son quotidien très normal mais John écarquille les yeux de surprise. Il note distraitement que son genou frotte contre le sien tandis qu'il se tourne vers lui.

— « Tu me laisses le pick-up ? »

— « Comment vas-tu faire pour te déplacer sinon ? Eureka n'est pas très loin mais tu vas probablement devoir t'y rendre fréquemment pour faire des démarches. Il vaut mieux que tu sois autonome. » Le jeune homme ouvre la bouche avant de la refermer, ses lèvres réduites à une fine ligne blanche. « Excuse-moi, je n'avais pas pensé que tu n'avais peut-être pas ton permis. Ça ne me dérange pas de te conduire mais il faudra accorder nos emplois du temps. Je suis censé travailler dans la journée. »

Le brun rit mais John se contente de lui répondre d'un sourire timide. Il serre ses doigts sur sa tasse, beige avec un fond bleu. Bien plus jolie que l'horrible mug de sa chambre à Providence.

— « Je me demande comment je vais faire pour être autonome quand tu parviens à tout rendre beaucoup plus simple et rassurant », souffle le blond.

Bucky gratte de son ongle une goutte de café séchée sur le plan de travail. Il hausse les épaules d'un air nonchalant mais son ventre se tord assez délicieusement. Le brun jette un regard à l'horloge digitale du four et ébouriffe ses cheveux.

— « J'ai quelques mails à envoyés, je vais aller dans le bureau. Je ferme la porte à cause de Sandy mais n'hésite pas à venir me voir pour quoi que ce soit. »

Le jeune homme cherche son regard pour plonger ses yeux dans les siens. Quoi que ce soit. John acquiesce un peu timidement. Le blond jette un regard intéressé à la terrasse par-dessus son épaule.

— « Je peux aller dehors ? »

Sandy, la tête posée sur sa cuisse, se redresse soudain avec intérêt. John la caresse avec soin. Peut-être un peu trop. Comme pour conjurer un mauvais sort ou se rassurer. Encore.

— « Tu es ici chez toi. … J'aimerais vraiment que ce soit le cas », lui répond gentiment Bucky. « Je me dépêche de faire ce que j'ai à faire et nous pourrons aller nous promener un peu sur la plage si tu veux. Il ne devrait pas faire trop chaud aujourd'hui. »

Le blond hoche distraitement la tête.

— « Ne change pas ton emploi du temps pour moi », le gronde-t-il gentiment et bon sang ce que Bucky trouve ça charmant. « Je vais plutôt m'installer et me reposer un peu dans la… ma chambre. »

La chienne dresse encore un peu plus la tête. Le brun a presque l'impression de la voir sourire avec gourmandise. Quand elle le regarde, ça ressemble vraiment à une provocation. Il ricane, se lève et rince sa tasse avant de la laisser sur l'égouttoir. Le regard de John le suit toujours avec la plus grande attention. Sa peau chauffe vraiment.

— « Je déteste ça, j'ai l'impression d'être un vieux monsieur. C'est vexant », grommelle le blond.

Il se frotte les yeux de son poing. Bucky ne juge pas utile de relever à voix haute qu'il ressemble plutôt à un adorable gamin.

— « Sam a dit que les jours qui viennent ne seraient probablement pas les plus productifs de ta vie », lui rappelle-t-il doucement. « Ce n'est pas grave, tu as le temps. »

John s'assombrit un peu.

— « Je ne sais pas si ma vie était réellement plus trépidante. Tu sais, celle d'avant… », marmonne-t-il.

Bucky se mord les joues et pousse le paquet de biscuits entamé vers lui en guise d'invitation. John y répond avec enthousiasme et en mange deux d'affilée, marbrant légèrement ses doigts de chocolat. Le brun remarque aussi les petites miettes à la commissure de ses lèvres. Pareil, il vaut mieux ne rien dire de stupide. Ou faire quelque chose d'encore plus stupide comme les retirer de son pouce. Vraiment vraiment stupide.

— « Tu es ici pour y penser, à ça et à tout le reste. » Bucky y lui sourit. « Je te retrouve tout à l'heure pour ton premier déjeuner sur la terrasse ? »

— « Avec plaisir. Merci Bucky. »

Le brun se détourne de la cuisine. Il jette un regard à la porte fermée de son bureau. Bucky se mord les joues, hésite puis finit par hausser les épaules. Il n'est plus à ça près de toute manière, au diable ses principes pour les jours à venir. Tout est exceptionnel.

— « Je laisse la porte entrouverte si tu as besoin de moi », répète-t-il.

Le jeune homme a parfaitement conscience que sans cette invitation supplémentaire, John ne viendra probablement jamais le voir pour lui demander son aide de peur de le déranger. Il ne peut s'empêcher de baisser les yeux sur Sandy qui, assise à côté du blond, bat vigoureusement de la queue et se tortille d'aise sous sa grande main qui la flatte.

Bucky croise brièvement son regard. Elle sait. Bien sûr qu'elle sait. À peine fait-il encore quelques pas en direction de son bureau qu'il entend la chienne se lever, ses griffes crisser légèrement sur le parquet tandis qu'elle trottine derrière lui. Bien sûr. Porte fermée, accès interdit depuis six ans et soudain, toutes les règles fichent le camp. Bien sûr.

Le brun entend John rire doucement dans son dos.

— « Sandy, viens avec moi sur la terrasse », l'interpelle-t-il gentiment.

La chienne dresse la tête, regarde successivement à droite puis à gauche, plusieurs fois. Cruel dilemme. Bucky ricane quand elle finit par retourner vers John et le suivre à l'extérieur. Le brun le remercie d'un sourire et va s'installer derrière son ordinateur, la porte entrouverte. La porte complètement ouverte en réalité. Sans ça, il ne pourrait pas entendre les pas de son nouveau colocataire, sa voix quand il parle à Sandy. Le raclement discret des pieds du tabouret du bar ou les craquements de la terrasse.

La maison est habitée. Bucky adore ça.