JUNE OF DOOM 2023

Jour 12 : « Ça ne sert à rien » - Explosion, évanouissement, tremblements. (Day 12 : « It's no use » - Explosion, fainting, trembling).


La poussière recouvrait le corps d'Enki tandis que des morceaux de bois provenant de la charpente, des fragments de tuile et même des fleurs roses, arrachées des buissons des jardins, lui dégringolaient dessus.

C'était étouffant, ça lui rentrait dans les voies respiratoires, évidemment, mais ce n'était rien par rapport à l'odeur de mort qui commençait à planer sur les lieux. Elle se diffusait insidieusement, par filets, comme une menace rampante qui s'enroulait autour des colonnes, des meubles encore debout, flattait le nez des personnes qui étaient encore en vie et leur donnait envie de vomir.

C'était encore pire pour Enki, le kirin de En. Il était un être de pacifisme et de compassion, il ne supportait pas la violence et le sang le rendait littéralement malade.

Et c'était d'autant plus accablant quand il se trouvait loin de Shôryû, son roi, qui était selon toute vraisemblance la cible de cette attaque.

Depuis quand les humains avaient-ils appris à causer des explosions artisanales, déjà ? C'était à cause de ces poudres qu'ils avaient découvertes dans le royaume de Sô. C'était quand même bien ironique que l'État dans lequel la paix régnait depuis le plus longtemps soit celui qui ait assez de temps pour créer des nouvelles armes, avec de nouvelles innovations.

Enki avait les oreilles qui sifflaient. Il perdait totalement le fil de ses pensées tandis que son corps, par instinct, essayait de ramper sur le sol et sous les débris. Son cœur battait terriblement fort. Shôryû était quelque part un peu plus loin, au fond des jardins, pas si éloigné, mais désespérément inaccessible quand l'anarchie et la violence régnaient autour de lui. Pourtant, il fallait qu'il le rejoigne. Coûte que coûte.

Une sphère en métal roula près d'un muret ceignant des buissons de fleurs. Au bout de quelques secondes d'immobilité, elle libéra un filet de mailles métalliques, fines mais très coupantes, qui vinrent frapper une fonctionnaire en train de s'enfuir. Elle fut littéralement tranchée en morceaux. Rokuta vomit sur l'herbe, incapable de supporter ce type de spectacle. Est-ce que leurs assaillants en avaient d'autres, des armes comme celle-là ? Si l'une d'entre elles atteignait Shôryû, elle le tuerait à coup sûr, tout immortel qu'il fût. C'était l'une des seules choses qui pouvaient occire définitivement un roi, qu'on lui coupe le torse ou qu'on lui tranche la tête.

« Shôryû ! cria-t-il en sachant très bien que ça ne servait à rien, incapable de respirer à travers cette fumée épaisse. Bon sang… Rikaku ! »

Mais le shirei ne répondit pas. Il était peut-être trop faible, ses yôma serviteurs ne pouvaient plus puiser dans son énergie vitale pour jaillir de son ombre et aller porter secours à Shôryû. Si seulement il les avait envoyés avant ! Mais l'attaque était arrivée si vite. Rokuta savait que la situation était gravissime. Il ne sentait pas encore que l'aura de son souverain s'était tarie, mais si jamais… si jamais… ça arrivait ? Le kirin recommença à vomir. Des points noirs dansaient devant ses yeux. Il ne s'était pas rendu compte que du sang avait éclaboussé sa peau et sa crinière dorée, alors qu'il avait des réactions de souffrance incontrôlables dès que l'odeur même du fluide vital se faufilait jusqu'à lui. Il essaya quand même de ramper à travers les débris de bois, les tuiles cassées, les pétales de fleurs arrachés et ce que son estomac avait rendu.

Il ne réalisait pas totalement non plus que son malaise n'était pas uniquement dû au sang et à la violence qui se déversaient autour de lui. Il avait peur aussi de perdre Shôryû. Pas juste parce qu'il était son roi, mais parce qu'il l'aimait énormément, sincèrement. S'il devait mourir… Rokuta commença à être secoué de tremblements. S'il devait mourir… Il ferma brièvement les yeux pour arrêter une troisième nausée. Il devait retrouver Shôryû. Avec des efforts immenses, il réussit à se remettre debout.

Le monde commença à tourner autour de lui. Rokuta réussit, par il ne savait quel instinct, à tituber en avant sur quelques pas pour se raccrocher à un kiosque à moitié emporté par les explosions. Il leva la tête, sa longue crinière lui tombant dans les yeux mais il n'avait plus la force de la repousser. La porte de l'entrée du naiden était tout près de lui. Il devrait parvenir à entrer à l'intérieur, se dit-il pendant une seconde, jusqu'à ce que des hommes armés en ressortent avec des gardes du palais royal, qu'ils égorgèrent juste devant le kirin. Le sang se mit à rougir l'herbe. Encore plus de fumée déborda devant l'entrée, probablement poussée par le vent depuis un incendie déclenché à l'intérieur du palais.

« Shôryû…, répéta Enki dans un murmure en s'approchant du centre du chaos. »

Il savait qu'il ne parviendrait pas à prendre sa forme animale, qui aurait pu l'aider à voler par-dessus les débris et les combats pour retrouver son roi. Il était trop faible. Le sang qui collait à sa crinière dégageait une odeur insupportable. Ce fut elle qui, paradoxalement, le faisant tomber en état de choc, lui permit de traverser les flaques de sang et les lambeaux de fumée, au milieu des cadavres, pendant quelques minutes. Et puis, les jambes coupées, il se laissa tomber près d'un mur effondré, dont une partie des gravas les plus légers lui dégringolèrent sur les épaules.

« Ça ne sert à rien, murmura-t-il en sentant des larmes et des points noirs lui picoter les yeux. Je suis un kirin. Un kirin ne peut sauver personne… »

Déjà cinq-cents ans auparavant, il avait été inutile pour ses parents du Hôrai. Ils avaient été obligés de l'abandonner pour essayer de survivre. Non pas que ça ait servi à grand-chose. Rokuta ait un sourire amer. Non, ça n'avait servi à rien. Dans ce cas-là non plus, il ne servait à rien.

Une fois cette vérité énoncée, le kirin s'évanouit.

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Rokuta se redressa d'un coup. Il se souvint immédiatement de son évanouissement précédent. L'idée le terrifiait. Qu'avait-il donc raté pendant ce temps ? Qu'était-il arrivé ? Est-ce que l'invasion avait duré longtemps ? Comment allaient les habitants du palais ? Et de En ?

Comment allait Shôryû ?

Enki se remit à trembler, encore déboussolé dans cette pièce illuminée de clair-obscur qui ne lui offrait pas autant de repères qu'elle l'aurait dû, et peinant à rassembler ses esprits. Il y avait des gens avec lui. Mais était-ce des rescapés ? Des otages avec qui il serait enfermé ? Ou des ennemis ?

« Apportez un peu de lumière, ordonna doucement une voix fatiguée, non loin de lui. Un brasero. Vous voyez bien qu'il frissonne.

-Oui ! Pardonnez-nous !

-Même pour un canasson… sa fourrure ne sert vraiment pas à grand-chose… »

Rokuta se tourna sur son autre flanc au ralenti. Il voyait désormais que cette pièce de repos n'était pas une prison pour des otages mais bien un endroit sûr, relaxant et doux. Il était sur un lit et le brasero émit un bruit métallique et lourd lorsqu'on le posa, et ses charbons rouges avec, près de lui. Ça ne couvrit cependant pas la voix de celui qui l'avait demandé et qui poursuivit paresseusement :

« Elle n'est pas assez épaisse pour le protéger du froid, mais ce n'est pas nécessaire quand on se la coule douce au sanctuaire des Armoises, n'est-ce pas ? … On ne peut même pas en faire du tricot non plus. »

Le kirin n'arrivait toujours pas à parler. Il avança quand même la main vers la couchette juste à côté de lui et repoussa malhabilement les servants – du palais, il les reconnaissait, maintenant – qui se précipitaient pour l'aider.

« Majesté, votre irrespect est inconvenant ! protesta une fonctionnaire qui avait déjà souvent repris Shôryû ainsi.

-Shôryû…, murmura Rokuta en réussissant à s'assoir sur le lit du roi.

-Oui, qu'y-a-t-il ? demanda l'intéressé avec un demi-sourire, avant de fermer les yeux comme sous le coup d'une douleur soudaine.

-Tu es vivant…

-Bien sûr, qu'est-ce que tu crois ? Je… »

Shôryû s'interrompit. Il avait vraiment des spasmes de souffrance et son expression s'altéra un peu. Rokuta posa sa main sur son épaule. Puis bascula contre sa poitrine tout entier. Il se sentait secoué de tremblements, lui aussi, et il se demanda s'il allait revomir.

« Penche-toi un peu plus si tu as l'intention de faire ça, plaisanta justement le roi en passant sa main dans sa crinière pour lui placer la tête un peu plus près du bord du matelas. Je pue déjà le sang, le coton imbibé et les médicaments, comme si j'étais un pauvre vieux qui n'avait jamais combattu de sa vie, défait par la première dissidente venue !

-Ne t'énerve pas, l'interrompit son taiho en se dégageant d'une petite tape sur la main. Tu vas te provoquer une syncope !

-Je suis surpris que tu sois parvenu à rester auprès de moi malgré le sang qui me recouvrait. Et que tu te sois réveillé aussi tôt malgré l'état de ta crinière, elle en était imbibée.

-Je sais… je l'ai senti.

-Alors quel était donc ce miracle ?

-Il y avait des soldats hostiles partout. De la destruction. Des morts. Tu étais quelque part et je ne savais pas où. Je ne parvenais pas à appeler mes shirei. »

Enki déglutit, puis lâcha :

« J'ai eu tellement peur pour toi. »

Shôryû marqua la pause puis tapota énergiquement la tête de son kirin.

« Je me serais inquiété aussi si j'avais su que tu avais temporairement perdu tes pouvoirs, admit-il. Mais j'étais trop occupé à me battre pour sauver notre royaume. Aïe ! Pourquoi tu me frappes ?!

-Laissez un peu notre taiho tranquille ! le houspilla une nouvelle fois la fonctionnaire qui l'avait déjà repris. Vous voyez bien qu'il est affaibli, qu'il s'en veut de ne pas avoir pu prêter secours aux habitants du palais ! Ce n'est vraiment pas la peine d'en rajouter !

-Et tu crois que ça lui rend service de le laisser se lamenter ? marmonna le roi. »

Personne, cependant, n'aurait pu s'y tromper. Enki était pelotonné contre Shôryû et avait, fort heureusement, posé sa tête sur sa bonne épaule, celle qui n'était pas blessée. Le bras du souverain, pour sa part, était passé derrière son dos et serré fermement autour de lui.

« Où est-ce que tu as été blessé ? finit par murmurer Rokuta en cillant, fatigué, le regard fixé sur le drap de soie devant lui.

-L'autre côté, lui indiqua le roi En d'un ton léger. Ces petites sphères explosives qu'ils utilisaient… elles ont bien failli me trancher le torse en deux, verticalement. Je ne dois la vie sauve qu'à l'adresse de mon garde du corps.

-Est-ce que je te fais mal, là ? demanda le kirin en redressant un peu la tête, sachant très bien que Shôryû aurait pu faire semblant de rien.

-Non, ça va. Tu n'es pas très lourd.

-Je peux rester comme ça, alors.

-Oui, si tu veux. De toute façon, je ne peux aller nulle part. Si je bouge un peu trop, c'est la moitié de mon corps qui va partir en lambeaux.

-C'est vraiment grave, on dirait.

-Oui. Tu avais raison de t'inquiéter. J'ai vraiment failli y passer cette fois. »

Rokuta se tendit et ses doigts s'entortillèrent dans le tissu de la veste de Shôryû, presque sans qu'il s'en rende compte. Ce n'était pas qu'il était entièrement dépendant affectivement du roi, comme il l'avait déjà entendu dire de certains kirins, mais ils travaillaient tous les deux depuis plus de cinq-cents ans. Il était habitué à Shôryû et plus encore. C'était vraiment sa moitié, comme on l'entendait d'un souverain et de son animal sacré. Pas uniquement par la force des choses, mais parce que le temps avait tourné le lien qui les unissait ainsi.

Le règne de Shôryû était admirable par sa longueur, c'était vrai, mais il ne durerait pas éternellement. Un jour, Enki aurait un autre roi, ou bien une reine… À moins qu'il meure en même temps que lui. L'idée lui tordait le cœur et il préférait ne pas trop y penser.

« Heureusement, tout va bien, ajouta Shôryû d'un ton léger en donnant une petite tape derrière la tête de son kirin, comme s'il percevait ses pensées. Les rebelles ont été arrêtés et le palais est dans un drôle d'état, mais ça va donner à s'occuper aux personnes qui travaillent ici et qui n'ont rien d'autre à faire habituellement que couper les brins d'herbe qui dépassent.

-Arrête de t'agiter, je te dis, tu vas te faire mal, rétorqua Rokuta en lui donnant un coup de poing dans les côtes, avant de glisser son bras autour de sa taille. On devrait essayer de se reposer maintenant. Mais je ne peux pas me lever, le contact avec le sang des innocents qui ont été tués me fait encore tourner la tête.

-Oui, j'en suis sûr, répondit le roi avec un demi-sourire. Eh bien, on a qu'à rester là.

-Si c'est toi qui le dis… »

Le roi et le kirin réagirent à peine quand les autres fonctionnaires présents quittèrent la pièce. Ils se savaient en sécurité et, surtout, que l'autre l'était aussi. C'était un sentiment de soulagement incomparable, pour qui étaient les deux variantes d'une même chose, parce que c'était comme ça et parce qu'ils l'avaient choisi.