Titre : « Seuil »
Pairing : Alhaitham x Kaveh
Genre : Angst, Romance, Poetry
Format : Two shots
Rating : T pour la partie I, M pour la partie II
Note : SALUT LA COMPAGNIE voici déjà ma troisième histoire sur le fandom Genshin, j'écris lentement, je me barre sur trois cent projets en même temps, j'update pas mes trucs MAIS AU MOINS J'ÉCRIS et ça c'est cool (non mais en vrai, les updates de Celsius reviennent juste après promis). Bref, ceci est un Two-Shot Alhaitham x Kaveh, le ship de l'élite, n'hésitez pas à venir en parler en dm, review, par hibou j'en sais rien mais ces deux là m'obsèdent un peu ces derniers temps et je trouve ça très plaisant de décortiquer leur relation au scalpel hihi. J'espère qu'ils sont IC, j'ai l'habitude d'aucun des deux mais j'ai fait de mon mieux pour qu'ils collent au moins à la représentation que j'en ai. Ah et tant que j'y suis, mini disclamer concernant ce texte :
-Si vous n'êtes pas hyper à jour dans le jeu, quelques petits trucs risquent de vous spoiler, notamment concernant la backstory et le hangout du bébé international (je précise au cas où : Kaveh)
-TWs consommation d'alcool et de drogue, automutilation, scène de sexe, émétophobie (concernant ce dernier point : n'ayez pas peur c'est trois fois rien promis, juste le dit bébé international qui se tape un petit réveil post cuite mdrr mais je préfère prévenir)
J'ai écrit ce texte avec une inspiration poétique comme trame de fond, notamment tirée du recueil « Les Fleurs du Mal » d'un certain auteur qu'on ne présente plus uwu. Quoi qu'il en soit, j'espère que vous passerez un bon moment en lisant cette première partie ! On se retrouve en bas avec un glossaire en bonus pour les mots en langue étrangère.
AH ET comment ne pas finir cette interminable note sans souhaiter un excellent anniversaire à ce cher KAVEH sachant que nous sommes le 9 juillet, ce n'était pas prévu initialement mais j'ai tout donné pour terminer cette P1 pour aujourd'hui. Bonne lecture~ nwn
Seuil - Partie I
L'été à Sumeru était brûlant. La journée, dans la ville, la chaleur des rayons du soleil qui tapaient là où l'ombre tiède des feuillus ne protégeait pas le sol dallé était cumulée dans la brique, empêchant la température de redescendre même une fois la lune haute dans le ciel. Kaveh détestait ça, cet air brûlant et moite qui lui collait à la peau, la brûlure du soleil à travers sa chemise diaphane lorsqu'il quittait la ville, les nuages de poussière soulevés par le vent sec et les nuits sans sommeil qu'il passait, haletant la fenêtre ouverte dans une chambre qui n'était même pas la sienne. À force, même le lit ne lui semblait même plus confortable, et l'image de ces quatre murs qui l'enfermaient au creux de cette accablante boucle dans laquelle il avait l'impression de tourner depuis trop longtemps le rendait fou.
Il vivait chez Alhaitham depuis presque un an et demi. Et il ne s'y sentait toujours pas chez lui, et ce même malgré ses piètres tentatives de faire le foyer un peu plus à son image ou de participer à la vie de ce dernier. Mais rien n'y avait fait, et il n'avait toujours pas eu l'impression d'y être réellement bien. Après tout, le propriétaire des lieux n'y était peut être pas pour rien.
Certes, sa colocation avec Alhaitham n'avait toujours été et ne serait jamais que provisoire. Il avait accepté de lui louer la seconde chambre de cette maison qui aurait dû leur revenir à tous les deux, le temps qu'il se refasse lorsqu'il était sur la paille après que la construction de la demeure du seigneur Sangemah Bay ne l'ai disgracié de ses biens. La création du palais remontait à quelques années et Kaveh avait eu le temps de faire le tour de la question concernant ce qu'il aurait dû faire et ne pas faire à l'époque, et à présent, il n'en parlait plus. La poisse coriace qui lui collait à la peau ne lui laissait jamais de répit, enchaînant sans fin les nouveaux ennuis qui venaient s'ajouter à la pile des anciens.
Kaveh était angoissé, et la désagréable sensation de ne plus réussir à garder la tête hors de l'eau depuis la mort de son père lui pesait sur les épaules comme une chape de plomb. Son existence était un amas de problèmes duquel il n'arrivait pas à s'extirper, et le fait de devoir vivre avec Alhaitham était un rappel qui lui tordait le cœur tous les jours.
Cette sensation de panique latente qui dormait là, entre ses tripes, était devenue quotidienne. Pourtant, il ne s'y faisait toujours pas.
Malgré la rancœur, Kaveh trouva le sommeil aux premières lueurs du jour. Tout au long de la nuit, il avait tourné dans ses draps défaits, s'aérant avec un éventail en papier aux couleurs vert et or de la ville dont les montures de bois rigides étaient gravées de délicates arabesques. Il lui glissa de la main quand il s'endormit et atterrit sur le sol, sa chute amortie par le tapis épais qui courait sous son lit. Sur un cintre pendu derrière la porte reposait sagement l'étole écarlate et or aux broderies inspirées de Farvahar, guide des Hommes dans la vie et la mort, qu'il portait lorsqu'il sortait. Et dans un coffret laissé ouvert, près du bureau, était rangé dans son écrin de velours le tour de cou à l'effigie de l'oiseau mythologique, Shahbaz, qu'il utilisait pour maintenir le tout.
Même si le jeune architecte avait connu les problèmes d'argent dès qu'il avait quitté l'université, il avait toujours fait en sorte d'avoir l'air élégant en toutes circonstances. L'esthétique était peut-être l'une des dernières choses qu'il lui restait, de toute évidence. Mais à présent endormi, l'arrondi de sa joue effleuré par la caresse d'un vent matinal, cela n'avait plus d'importance.
§§§
Il était midi passé lorsque trois coups contre sa porte l'arrachèrent brusquement au sommeil.
« Kaveh ? Je pars. Si tu as faim, il y a… »
C'était la voix d'Alhaitham qu'il entendait à travers le vantail. Mais la surprise d'être si violemment tiré de ses songes profonds l'avait déboussolé, et il n'entendit pas la fin de la phrase. Il répondit vaguement, se levant en panique, regardant autour de lui sans comprendre. Quelle heure était-il ? Il fut à la porte en deux pas, l'ouvrant si vite qu'il manqua de rentrer dans son colocataire qui était toujours derrière. Le scribe ne montra pas le moindre signe de surprise quand l'architecte manqua de foncer la tête la première droit dans son buste, alors simplement vêtu d'une chemise large, mais fronça les sourcils en avisant ses cheveux décoiffés et la marque rose des plis de l'oreiller encore imprimée contre sa joue.
« Tu dormais ? Je pensais que tu t'étais mis au travail…
-Quelle heure il est ? » Le coupa Kaveh qui n'avait vraisemblablement pas le temps de faire la discussion.
« Plus de midi.
-Oh, bon sang ! »
La porte fut refermée aussi sec, mais le tapage qui s'éleva très vite juste derrière la paroi laissa deviner à Alhaitham qu'effectivement, Kaveh avait trop dormi. Peu concerné pour l'heure par les nombreux et redondants états d'âme de son colocataire, le scribe n'insista pas plus, tournant les talons pour laisser cette maison qu'ils partageaient, prenant bien garde de ne pas oublier son double des clés lorsqu'il quitta la demeure.
L'architecte, quant à lui, était affolé. En quatrième vitesse, il enfila le pantalon qui reposait sagement plié en deux sur le dossier de sa chaise de bureau, avant de la tirer brusquement pour s'y asseoir. D'une main fébrile, il attachait maladroitement une barrette à l'arrière de son crâne pour discipliner ses épis, tandis qu'il déroulait de l'autre une feuille presque encore totalement vierge mais dont les premières ébauches d'un plan de construction se laissaient apercevoir, tracés à la mine graphite.
Juste en face du bureau était affiché un calendrier ouvert à la page du mois de juillet, dont la date du huit était entourée de plusieurs coups de feutres enragés. L'annotation que l'on pouvait lire juste en bas, griffonnée en plus petit, disait : « date limite pour les plans de Mr. Badawi ! RDV au Port Ormos avant midi. »
Kaveh ne put retenir un soupir tendu en avisant la note. Il lui restait moins de deux jours, et il avait accumulé un retard tel qu'il ne serait probablement pas capable de rendre son travail dans les temps. Le client irait alors voir ailleurs, sachant qu'il n'en était pas à son premier retard sur cette commande, et lui ne toucherait pas un seul mora pour sa peine.
Laissant ses doigts planer au dessus d'un pot à crayon rempli de portes mines et de fusains, il sembla hésiter un instant. Cette commission était déplaisante. Mal payée, demandée dans un délai déraisonnablement court et d'un goût plus que douteux, Kaveh n'avait pourtant pas été en mesure de la refuser : il n'aurait pas de quoi payer le loyer ce mois-ci s'il n'empochait pas le paiement de Monsieur Badawi, et de nouvelles dettes s'ajoutant à la considérable pile de celles qu'il avait déjà contractées ne seraient qu'un fatal pas de plus dans cette spirale d'ennuis à l'intérieur de laquelle il tournait depuis trop longtemps.
Son choix s'arrêta sur un crayon-mine en acier à la pointe extra fine. L'architecte passa une main fébrile sur son front, chassant les perles de sueur qui naissaient sur sa peau. Il était nerveux, manquant de sommeil et étouffant dans la chaleur de la pièce, et la montée de stress qu'il sentait poindre au creux de ses viscères n'arrangeait rien, rendant ses mains moites et ses traits maladroits. La mine se brisa sur la feuille lorsqu'il voulu tracer un arc de cercle, laissant sur le grain une fine couche de poussière anthracite. Kaveh jura, sifflant une insulte entre ses dents. Il effaça aussitôt les traces, et l'injure fut suivie d'une litanie de murmures, le blond se lamentant à voix basse tout en se maudissant de ne pas avoir été foutu de s'y mettre plus tôt. Une goutte de transpiration glissa le long de sa tempe, de sa joue, et atterrit dans un faible ploc sur le papier qui l'aspira instantanément, marquant une auréole grisâtre parmi les croquis épars.
Il se saisit de son équerre, traçant le long de la barrette d'acier une succession de lignes maîtrisées. À nouveau, une gouttelette quitta sa joue et s'écrasa non loin de la première. Elle fut instantanément suivie de nombreuses autres, perles salées qui heurtèrent ses mains, son bureau, ses plans. Sans cesser de dessiner, Kaveh s'essuya les yeux d'un geste rageur, sa vision rendue trouble à travers le voile de ces cils humides.
Il n'avait pas le droit à l'erreur. Il devait essayer, même s'il ne lui avait suffit que d'une poignée de secondes pour réaliser que tout effort serait vain et qu'il ne serait jamais dans les temps pour rapporter ses plans à Monsieur Badawi. Même en se privant de repas, et même en se privant de sommeil.
Peut-être que cette fois, il avait fini par atteindre le point de non-retour.
§§§
Un tour entier de cadran plus tard, l'horloge affichait plus de minuit. Kaveh s'en doutait, mais la pilule avait tout de même été difficile à avaler : il serait incapable de rendre la commande passée par son client en temps et en heure.
Il avait commencé à perdre patience au crépuscule, et ses nerfs l'avaient définitivement lâché aux alentours de vingt deux heures, après plus de dix heures passées jonché sur son bureau à tenter de rattraper son retard, en vain. Il avait tout envoyé valser et était venu s'échouer Rue des Trésors, à la taverne de Lambad où il avait vidé une bouteille et demie avant de s'endormir sur le bar, seul, saoul, et en proie au désespoir. Le patron l'avait surveillé du coin de l'œil sans avoir le cœur d'intervenir. Il avait ajouté l'addition à l'interminable ardoise de l'architecte et lui avait même offert un verre d'arak en plus lorsque le blond n'avait plus été capable de retenir ses larmes.
Il savait Kaveh sensible, mais ce soir, il n'avait même pas eu la force de se plaindre par dessus les pleurs. Le tenancier ne connaissait pas le jeune homme par cœur, mais suffisamment pour se soucier de lui après l'avoir vu se mettre lui-même hors jeu à grands coups de verres de vin et d'eau de vie.
La lune qui s'était levée sur la ville de Sumeru était ronde, énorme, couleur rouille. La taverne, déjà tranquille à l'arrivée de Kaveh, s'était vidée peu après et la rumeur n'était à présent plus qu'un lointain souvenir. On n'entendait plus que le raclement discontinu des pieds des chaises que Lambad soulevait pour les ranger sur les tables, et lorsqu'il ouvrit les fenêtres du rez de chaussée pour laisser entrer l'air frais du soir, le roulement des vagues qui venaient mourir aux abords du bassin Yazadaha se leva doucement, semblable à un chuchotement retentissant jusqu'à l'étage.
Lambad avait laissé Kaveh décuver dans le calme, le visage reposant sur ses avant bras croisés, des cernes et des sillons humides marquant le dessous de ses yeux. Ce fut le fracas du ressac qui le tira du sommeil profond dans lequel l'avait plongé son intempérance, mais les vapeurs de l'alcool rendaient son esprit brumeux.
Encore à moitié endormi, il se rappela d'un poème qu'il avait connu mais dont certaines parties lui avaient échappé chaque fois qu'il avait voulu s'en souvenir. Murmurant du bout des lèvres, il fouilla dans sa mémoire.
« Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
Dans l'or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux… »
À nouveau, les vagues éclataient contre le rivage. Il y avait une suite, mais quelle était-elle, déjà ?
« Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers. »
Quelques versets lui revinrent en mémoire, mais il avait définitivement oublié certains passages. Il imagina soudain les yeux d'Alhaitham. Ces yeux verts, où mon âme tremble et se voit à l'envers… Un frisson le fit tressaillir lorsque l'air frais de la nuit s'engouffra à travers le dos échancré de sa chemise.
Plus tard, lorsque Lambad revint vers lui pour lui demander s'il voulait appeler quelqu'un pour se faire raccompagner, Kaveh ne put articuler qu'un seul nom.
Il oublia presque tout de cette nuit-là.
§§§
Le lendemain matin, le réveil fut atroce. Kaveh émergea dans son lit perdu, hagard, le cerveau traversé d'une chimérique barre de fer. Il se recroquevilla sur lui-même en gémissant dès qu'il ouvrit les yeux, ses rétines agressées malgré la semi-pénombre dans laquelle baignait la pièce. Ses doigts s'accrochèrent désespérément à ses racines à la recherche de quelque chose à agripper pour tenir le coup face à la douleur. De l'eau. Il devait boire, boire pour faire passer ce mal de tête atroce, et boire pour anéantir les épines tranchantes qu'il sentait tapies au fond de sa gorge. Mais lorsqu'il tenta un mouvement pour se redresser au milieu des draps tièdes trempés de sueur, la nausée qui l'envahit fut puissante et incoercible.
Les litres de vin et d'eau de vie qu'il avait avalés la veille avaient empoisonné son organisme, et la veisalgie qui l'assaillit ce matin-là fut l'une des plus sévères qu'il eut à endurer. Dès qu'il eut redressé son buste, prenant maladroitement appui contre la tête de lit, une gerbe de bile spumeuse reflua depuis son estomac douloureux jusqu'au bord de ses dents, et il ne fut pas assez rapide pour plaquer sa main sur sa bouche et contrôler le flot. L'épaisse humeur jaunâtre passa la barrière de ses lèvres et vint l'éclabousser du ventre jusqu'aux cuisses, tâchant sa chemise de la veille, dans laquelle il avait visiblement dormi, d'une large flaque odorante et acide qui plaqua l'habit trempé contre sa peau.
Il n'eut pas le temps de réagir que la porte s'ouvrit sur le lamentable spectacle. Alhaitham, alerté par le bruit, entra sans même frapper. Le blond démarra au quart de tour :
« Qu'est ce que tu fous là ?! DÉGAGE DE CETTE CHAMBRE! » Éructa Kaveh avec colère juste avant de regretter l'excès de décibels qui fit grimper son mal de crâne en flèche, se retournant derechef pour que son colocataire ne voit pas dans quel malheureux état il se trouvait, mortifié. Le scribe soupira et referma la porte à demi, la main toujours sur la poignée, restant derrière. Sa voix s'éleva au travers de la cloison qui les séparait.
« J'ai entendu du bruit. Je suis juste venu voir si tu était réveillé.
-Et tu as oublié qu'on frappe avant d'entrer, en général ?!
-Vu l'état dans lequel je t'ai récupéré hier, tu m'excuseras de ne pas faire de ton intimité une priorité. »
Kaveh se tut. Il eut besoin de quelques secondes pour déchiffrer ce qu'Alhaitham venait de lui dire.
« … Comment ça ? » Demanda timidement l'architecte dont le ton avait baissé, redoutant la réponse.
« Alors tu as tout oublié. » Lui répondit la voix dont il ne voyait plus la source, mais dont il devinait dans le timbre une pointe de ce qui aurait pu s'apparenter à de la raillerie. « Lambad m'a fait venir, hier soir. Tu était trop saoul pour rentrer seul et tu voulais que je te raccompagne. »
Un silence s'installa dans la pièce. Kaveh, trempé de ses restes odorants, se prit la tête entre les mains en étouffant un grognement dépité. De brèves images lui revenaient après que le scribe lui ait rafraîchit la mémoire, et cette seconde humiliation lui envoya un uppercut en plein dans le moral, qu'il n'avait déjà pas vraiment au beau fixe. Il ne trouva rien à dire pour sa défense, et n'eut même pas envie d'essayer. La porte s'ouvrit un peu plus.
« J'entre.
-Tu risques de le regretter. »
Le grincement des gonds en acier et le bruit des semelles contre le parquet firent comprendre à Kaveh qu'Alhaitham n'avait pas choisi d'écouter sa mise en garde. Il pouvait sentir sa présence derrière lui et se tint immobile, toujours tourné face au mur. L'odeur, cependant, n'était pas dissimulable.
« Tu peux te lever ?
-…Je sais pas. Je risquerais encore de… »
Sans chercher à en savoir plus, Alhaitham se glissa derrière lui et le souleva doucement pour le mettre sur pied. En sentant son contact, Kaveh eut un mouvement brusque :
« Qu'est ce qui te prends ? Ne me touche pas ! Ugh…
-Tu devrais éviter de t'agiter, ou tu risque de vomir à nouveau. Essaie de te laisser faire, pour cette fois.
-Je te signale que j'ai encore un minimum de dignité. Je me passerai très bien de ton aide. » Souligna froidement Kaveh, se tenant difficilement sur pieds en repoussant loin de lui les mains de son colocataire. Alhaitham émit un ricanement discret, presque un simple souffle.
« Ah ? Tu ne tenais pas le même genre de discours, en sortant de la taverne. »
L'envie d'envoyer une gifle cinglante et bien méritée en plein dans le visage du scribe démangea Kaveh si fort qu'il dut serrer le poing et se labourer la paume du tranchant des ongles pour réfréner la pulsion. Objectant une réponse que ces grognements rendaient indéchiffrable, il se laissa conduire jusqu'à la salle d'eau, prenant appui contre le mur du couloir lorsque les vertiges rendaient l'horizon bancale.
Une fois seul, protégé derrière la porte fermée à double tour, il se débarrassa hâtivement de ses vêtements sales en grimaçant de dégoût lorsqu'il déposa la chemise saturée d'alcool non digéré dans l'évier et que le contact avec la faïence émit un bruit spongieux et humide. Il croisa son reflet dans la glace mais n'eut pas la force de soutenir son propre regard quand il vit à quel point les cernes sous ses yeux étaient sombres, à quel point ses cheveux étaient emmêlés, à quel point il semblait éreinté, et à quel point il avait l'air minable.
§§§
Kaveh sortit de la salle de bain presque vingt longues minutes plus tard, laissant derrière lui la pièce carrelée embuée et humide. Il tituba jusqu'au séjour où lisait paisiblement son colocataire, plongé dans un silence empli de concentration, et se laissa lourdement tomber sur le seddari inoccupé avec un profond soupir. Alhaitham ne quittait pas ses lignes des yeux, mais sa voix monocorde s'éleva dans la pièce.
« Qu'est ce qui t'as pris ? »
Kaveh ne répondit pas immédiatement, enroulé dans un peignoir en soie qui absorbait les gouttelettes d'eau qui maculaient encore son torse et son cou, soudainement très intéressé par une mèche de cheveux à moitié sèche qu'il enroulait et déroulait autour de son index. Alhaitham le regarda sans s'impatienter, attendant simplement une réponse de la part de l'architecte qui semblait soudainement éviter tout contact visuel.
« Je… risque d'avoir un peu de mal à payer le loyer, ce mois-ci. » Avoua-t-il finalement sans trop entrer dans les détails, ses yeux ambrés fixement ancrés sur l'un des angles de la table basse pour ne surtout pas croiser par mégarde les insistants yeux verts. « Mais je te paierai le double le mois prochain. »
Alhaitham referma doucement son ouvrage.
« Tu m'as déjà dit ça plusieurs fois sans jamais le faire. »
Kaveh serra les dents mais n'ajouta rien. L'embarras était comme une désagréable chaleur qui lui brûlait les joues. Il aurait mille fois préféré serrer ses mains autour des tiges d'un rosier que d'avoir à soutenir ces maudites prunelles et l'esprit sagace qui se cachait derrière. Jambes croisées et coude reposant sur l'appui de l'assise, il posa le menton au creux de la paume de sa main, le visage fixement tourné vers le côté opposé auquel le scribe se trouvait. Il avait la porte d'entrée en ligne de mire.
« Rassure-toi, ça ne devrait plus trop durer. »
Il se leva du seddari le visage fermé, dans un geste élégant et calculé. Kaveh tira un grand hanap doré de l'un des placards de la cuisine dans lequel il se versa une généreuse quantité de khakshir qu'il emporta avec lui en disparaissant du champ de vision de son colocataire. Alhaitham le regarda quitter le séjour et s'engouffrer dans le couloir, ses mèches encore humides ondoyant au rythme de ses pas.
Le scribe se pencha pour récupérer son recueil, oublié entre les deux tasses d'un service à thé en cuivre. Un rayon de lumière, rendu vert par les vitraux au travers desquels filtrait le jour glissa sur son bras, sa main, et se figea sur la double page à nouveau ouverte. Alhaitham suivi l'orbe émeraude du coin de l'œil, déchiffrant sans réfléchir les lignes sur lesquelles s'échouait son regard.
Il dut relire deux fois le même passage pour enfin réussir à se replonger dans l'ouvrage. Le cas de Kaveh le préoccupait, tâche de fond dont il n'arrivait pas à se défaire malgré lui.
Le Kaveh en question, lui, était allé se réfugier tout au bout du couloir, derrière la porte de sa chambre. Il soupira en refermant le battant sans un son, appuyant son front contre le bois d'épiphanie d'où se dégageait encore un très léger parfum de sève. Dans une coupelle en fer forgée, oubliée dans un coin de son bureau d'architecte, fumaient les restes de quelques grains de résine d'ouliban, allumé pour chasser les odeurs. La chambre était plongée dans la pénombre et baignée d'une lourde senteur boisée.
Le hanap que déposa Kaveh sur le bureau laissa un cercle humide sur le bois marbré de rainures. Il l'essuya rêveusement du coin de la main, imbibant au passage la manche de son peignoir d'une tâche sombre. Les rideaux avaient été tirés pour occulter toute la lumière brûlante de l'extérieur, mais dans la pièce flottait une atmosphère tiède. La fenêtre était entrouverte sous les tentures.
Kaveh glissa la main entre les deux pans pour la refermer, et la lumière du soleil du midi se fraya un passage à travers la fente, entre les rideaux, d'où se mirent à couler quelques centilitres de rayons de soleil. En regardant autour de lui lorsqu'il quitta le seuil de sa chambre pour s'asseoir au bord de son lit, il remarqua que les draps qu'il avait salis avaient été enlevés et remplacés par une pile de linge propre, judicieusement pliée et déposée près de son oreiller. Il tendit le bras pour allumer un lumignon en forme d'étoile à huit branches, et le globe se mit à luire doucement sur sa table de chevet.
Il se laissa tomber en travers de son matelas dans un pouf étouffé, se massant le front d'un geste las.
En plus de se sentir au bord d'une nouvelle crise de vomissements, il était parfaitement déboussolé par les agissements de son colocataire. Alhaitham était invraisemblablement celui qui était entré dans cette pièce pendant qu'il était sous la douche pour jouer les maîtres d'hôtel, et, même si l'attention était appréciable, Kaveh n'avait aucune putain d'idée de la façon dont il devait interpréter ses gestes.
Comment est ce qu'un type qui pouvait lui sortir à ce point par les yeux d'une part pouvait se montrer si étrangement attentionné de l'autre ? Les signaux contradictoires envoyés par le scribe étaient difficilement déchiffrables pour l'architecte.
Mais pour l'heure, Kaveh avait décidé d'abandonner tout ce pour quoi il avait l'avait l'habitude de se creuser la tête en temps normal. Il avait besoin de sommeil, sentant ses yeux le brûler et son estomac implorer du répit et clôt les paupières, se forçant à s'endormir, priant pour avoir tout oublié de cette désastreuse matinée à son réveil.
§§§
Le lendemain, les chaleurs étouffantes des jours passés avaient rendu l'air écrasant. Le ciel bas et lourd pesait comme un couvercle au dessus de la ville, la voûte céleste maculée d'épais cumulonimbus noirs. Un grondement inquiétant s'élevait sur Sumeru depuis la fin de la matinée, et à présent, de grosses gouttes tièdes tombaient en désordre sur les pavés brûlants.
Kaveh slalomait entre les étals le long de la Rue des Trésors, mais quel que soit le chemin que ses pas décidaient de suivre, il était tout bonnement incapable d'éviter les immenses traînées qu'étalait la pluie sur toute la région tropicale de Teyvat. Il était presque dix huit heures et le ciel s'assombrissait lentement, se fermant comme une grande alcôve. Un orage éclaterait probablement plus tard, et il ne voulait pas être pris au piège dessous.
Il fut chez Alhaitham une poignée de minutes plus tard, à bout de souffle après avoir remonté l'avenue abrupte qui séparait la demeure des rues commerçantes. Abrité sous le porche, il tâtonna à la recherche de ses clés un instant, sentant son pouls s'emballer lorsqu'il ne trouva pas l'imposant porte clé à tête de lion qui pendait accroché au passe. Il finit par les retrouver au fond d'une poche oubliée et s'engouffra immédiatement à l'intérieur, enfin au sec.
Il grimaça lorsqu'il retira ses chaussures imbibées d'eau pour les laisser sur le pas de la porte, la toile écrue tâchée par les flaques sales. Laissant des traces de pas humides sur son passage, il traversa le séjour en direction de la salle d'eau, dégageant les mèches blondes qui dégoulinaient sur son front, retirant une à une les barrettes emmêlées dans ses cheveux mouillés. Le scribe n'était pas encore rentré, et Kaveh avait un peu de temps devant lui, seul, pour profiter d'une quiétude dont il avait bien besoin. Non pas qu'Alhaitham soit du genre bruyant -ça, c'était plutôt sa spécialité à lui- mais ce soir, l'architecte n'aurait souhaité être dérangé pour rien au monde.
Attrapant de quoi se sécher sommairement, il bifurqua pour rejoindre sa chambre dans laquelle il s'enferma à clé après avoir retiré le pantalon saturé d'eau qui lui collait aux cuisses. Le linceul vaporeux de la pluie mouillait les rideaux et le sol à travers la fenêtre entrouverte. Quelques secondes de silence en suspension furent brouillées par le frottement vigoureux des cheveux de l'architecte, puis la serviette fut finalement jetée au coin de la pièce, roulée en boule et abandonnée comme un chiffon. Kaveh se préparait à se préoccuper d'une toute autre chose qui accaparait déjà toute son attention.
Cet après-midi, il n'était pas descendu en ville seulement pour le plaisir futile de prendre une douche naturelle encore tout habillé. Il avait rencontré Dehya, à qui il avait donné rendez-vous au Grand Bazar. Elle venait tout droit du village d'Aaru, envoyée par Candace pour apporter à Kaveh un philtre préparé par la gardienne tout spécialement pour lui, et contre lequel il venait d'échanger les derniers moras qu'il avait réussi à économiser au fond de sa bourse. La transaction avait été brève et discrète. Ils avaient échangé leurs salutations habituelles, et Dehya avait glissé le flacon dans la main de l'architecte. Scellée dans une fiole minuscule, la liqueur brunâtre dansait entre les parois incurvées du verre. C'était du Nephentes, un remède connu pour dissiper les maux, chasser le chagrin et faire oublier les peines. Il était généralement bu dissout dans du vin ou tout autre alcool, mais la désagréable expérience que Kaveh avait eu avec ce dernier l'avant-veille l'avait un peu trop refroidi pour ça.
Le coin de ses lèvres frémit d'un rictus éteint. Il aurait pourtant pu s'agir là d'une parfaite excuse toute trouvée pour se venger d'Alhaitham et être, pour une fois, celui qui piquait dans la réserve de bières que le scribe cachait à la cuisine.
Kaveh s'assit prudemment au bord de son lit, n'ayant plus sur le dos que sa chemise encore humide qui lui collait sur le corps comme une seconde peau. Il étouffa un léger soupir, la fiole apportée par Dehya pressée contre la paume et encagée par ses doigts. La culpabilité d'avoir investi ce qui lui restait de sa modeste fortune dans l'addictif élixir grondait doucement entre ses entrailles comme l'orage au dessus de la ville. Il se mordit la lèvre en avisant le philtre interdit.
En Teyvat, le Nephentes était souvent plus considéré comme une drogue que comme un remède, mais ses effets restaient indéniablement efficaces. Et si ce n'était pas la première fois qu'il venait chercher de l'aide auprès de Candace et de ses préparations d'herboriste, ce n'était pas non plus la première fois que l'érémite, qui faisait office d'intermédiaire, lui faisait comprendre d'un regard que son avis n'était pas en faveur de la consommation de ces quelques millilitres d'alcaloïde en bouteille.
Mais Dehya n'était plus là, et Alhaitham n'était pas dans la maison. Du bout du pouce, Kaveh fit sauter le minuscule bouchon qui protégeait le liquide. Une odeur terreuse et herbacée s'en éleva lentement, et il cala son dos entre les coussins qui pullulaient près de sa tête de lit avant de descendre d'une traite l'intégralité de la fiole. Le blond grimaça à cause du goût terriblement amer, mais très vite, l'engourdissement prit sa langue, son palais, sa gorge et toute sa tête. Il s'enfonça dans son matelas en se dolentant à mi-voix, ses doigts se perdant dans les mèches de cheveux libres qui lui retombaient devant les yeux. Les effets étaient toujours rapides, et il sentit très bientôt l'impact de la drogue sur son organisme.
Entraîné dans une fièvre onirique, il ne sut pas si les longues minutes qu'il passa à fixer les arc boisés des voûtes du plafond n'étaient pas plutôt des heures, mais lorsque Kaveh revint peu à peu à lui, encore assommé par le Nephentes, la nuit était définitivement tombée sur la ville. Une bougie de suif plantée sur un candélabre à cinq branches illuminait sommairement la pièce, et l'éclat fauve de la flamme faisait danser sa lumière sur l'arrondi des courbes de son corps. L'architecte se redressa en grognant, parcourant la chambre du regard et tendant l'oreille.
Il était probablement toujours seul au vu du calme plat qui régnait dans la maison, et l'envie soudaine de fumer une cigarette lui fit quitter la léthargie dans laquelle il s'était immergé. Les gestes grossiers et engourdis, il oscilla dans le désordre de sa chambre à la recherche de sa tabatière, écrin de bois sombre renforcé d'orfèvreries en métal ciselé. Il la retrouva oubliée sous une pile de vieux projets couchés sur le papier qui prenaient la poussière, puis roula un cylindre de tabac dans une feuille translucide. Il craqua l'allumette pour en tirer la première bouffée, et le cumulus de fumée qu'il recracha monta lentement jusqu'à tapisser le plafond.
Un souffle de vent froid fit se soulever le rideau qui pendait devant la fenêtre entrouverte. La flamme de la bougie oscilla, réduisant momentanément la lueur déjà faible qui baignait la pièce. Kaveh approcha l'extrémité embrasée près de son bras, le tison créant un fugace halo orange sur sa peau pâle. Il resta en suspens une poignée de secondes, et écrasa la braise contre sa chair.
L'étincelle fut étouffée dans un grésillement, et lorsque le jeune homme éloigna son bras, ce dernier était marqué d'une minuscule trace sombre. La manche de sa chemise qui enroulait sa peau jusqu'à mi-longueur du membre glissa, révélant au creux de son coude de nombreuses autres cicatrices, plus vieilles, qui avaient déjà commencé à brunir. Sur la toile de veines bleues, les lignes blanchâtres de scarifications anciennes étaient peu à peu recouvertes par des dizaines de marques bistres, accumulées comme un psoriasis.
Il ralluma la barrette de tabac le regard absent, tira et recracha instantanément la fumée avant d'écraser à nouveau la flamme sur sa peau. Brûler et couper la chair, pour apaiser la douleur qui lui serrait la gorge quand il repensait à son père. Faire couler le sang pour se rappeler de sa condition de mortel. Tenir bon encore juste un tout petit peu, jusqu'à son dernier réveil. Ce soir, le Nephentes lui permit de ne pas trop souffrir du vide qui lui dévorait le cœur et lui obscurcissait la tête.
Il était tard lorsqu'il entendit la porte d'entrée s'ouvrir pour se refermer dans un bruit feutré, suivit des bruissements discrets des pas du propriétaire des lieux qui revenait chez lui. Kaveh écouta chacun des sons, connaissant grâce à eux le circuit d'Alhaitham au sein de la maison.
Finalement, les bruits se turent lorsque le scribe entra dans sa chambre. L'architecte cessa d'écouter, s'endormant à demi, songeant à la maison de ses parents où il avait grandi juste avant de sombrer.
§§§
Lorsque Kaveh émergea enfin, le soleil s'apprêtait à embrasser l'étendue baignée d'or de l'horizon. Ce fut un nouveau claquement de porte qui le tira brusquement du sommeil.
Se redressant entre ses draps en se frottant les yeux, il se demanda d'abord s'il n'avait pas rêvé. Déphasé par les effets du Nephentes qu'il avait englouti la veille, il avait du mal à se souvenir de la fin de sa soirée. La douleur vive qui lui attaqua le creux du bras lorsqu'il s'étira fit office de piqûre de rappel. Il soupira tristement en avisant la peau brune et cloquée, et déroula sa manche jusqu'au poignet pour ne plus avoir à souffrir de l'insupportable vision.
Il quitta sa chambre après avoir ouvert la fenêtre pour y faire entrer l'air plus frais de la fin d'après midi. Lorsqu'il fut dans le couloir qui menait au séjour, il fut accueilli par l'agréable fumet des plats tout droit sortis du four. Se demandant à quoi pouvait encore bien jouer son colocataire, il décida d'aller voir de quoi il était question, longeant le corridor jusqu'au salon.
« Alhaitham ? C'est quoi, cette odeur ? Tu t'es reconverti en cantinier ou quoi? »
Comme à son habitude, le scribe était installé sur l'un des trois seddari de la pièce principale, un ouvrage épais entre les mains. Il releva la tête lorsque Kaveh fit son entrée dans la pièce. Il n'eut besoin que d'un coup d'œil pour deviner que l'architecte venait tout juste de sortir de son lit.
« C'est toujours mieux que de se lever à la tombée de la nuit, tu ne crois pas ? » Répliqua-t-il sans répondre à la question. Kaveh grogna.
« J'avais du sommeil à rattraper. Je peux savoir en quoi est ce que ça te concerne ? »
Le blond était prêt à lui rentrer dedans, n'étant pas vraiment d'humeur à se faire charrier sur son mode de vie après ces derniers jours purement chaotiques. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il constata, après avoir cessé le temps d'une seconde de focaliser son attention sur Alhaitham, que le séjour s'était momentanément transformé en une salle de banquet. La table basse où ils avaient l'habitude de manger lorsqu'il leur arrivait de partager les repas était invisible sous la multitude d'assiettes et des bols remplis de plats cuisinés, encore fumants pour la plupart, et sous les bouteilles de bière et d'alcool sumérien, alignées sagement au centre, près de deux verres en cuivre poli.
Kaveh passa une main dans les longues mèches blondes et indisciplinées qui lui tombaient au creux des épaules, libres de toutes barrettes. Encore dans le gaz, il tenta de se souvenir d'un quelconque évènement pouvant justifier cette opulence, en vain. Seulement paré du pantalon ample et de la chemise légère avec lesquels il avait dormi, au tissu plus fin et à la coupe plus large que celles qu'il portait habituellement, Kaveh traîna des pieds jusqu'au seddari où il se laissa mollement tomber, avisant une quantité de nourriture telle qu'il était pratiquement sûr qu'ils seraient incapables de la faire disparaître à eux seuls.
« C'est en quel honneur, cette décadence digestive ? » Demanda-t-il la voix fatiguée, jetant un coup d'œil à Alhaitham qui s'était emparé d'une bouteille pour l'ouvrir. Il ne lui répondit que d'un rictus à demi visible. Kaveh fronça les sourcils. « Arrête de te foutre de moi. C'est quoi l'embrouille, tu vas me dire que tout est pour toi et que je peux pas y toucher et tu prends ton pied avant l'instant fatidique, c'est ça ?
-Non. Tu es autorisé à manger. » Le bouchon partit dans un pop sonore, et les deux verres furent remplis d'une liqueur ambrée. « Réfléchis bien, tu vas peut-être finir par trouver. »
Le blond ramena ses jambes contre son buste, avisant le festin d'un regard méfiant, comme si la nourriture aurait pu lui sauter dessus d'un instant à l'autre. Alhaitham lui tendit sa coupe.
« Pitié, pas encore une de tes énigmes obscures, sinon je retourne me coucher. » Marmonna Kaveh en vidant instantanément la moitié de son verre, ses iris grenats plantés dans les yeux safres de son colocataire.
Ce dernier n'ajouta rien de plus, et l'architecte finit par se désintéresser de lui pour laisser son regard voguer par dessus les assiettes fumantes qui encensaient la maison. Il y avait de tout : des plats salés, de l'assiette de samoussas disposés en rond au centre de la faïence au biryiani de poulet ; aux desserts sucrés comme la crème à la rose, légèrement parfumée, et les coupelles de fruits secs et frais. Tout semblait provenir droit des cuisines de la ville de Sumeru, si bien que Kaveh reconnut sur la table la spécialité au poisson de la taverne de Lambad, d'où provenait aussi d'alcool.
Il hésita un instant avant de se lancer, tendant le bras pour piocher une boulette aux épices dans une coupelle en terre cuite. Il mordit dedans avec une lenteur délibérée. À l'intérieur, la viande était riche et tiède. Alhaitham, lui, commençait par le tahtchine.
« Tu as dû payer une véritable fortune pour tout ça. Tu es fou. » Fit Kaveh avec un ton maussade, sachant que lui était incapable de se le permettre. « Je n'arrive vraiment pas à te saisir, des fois. »
-Tu n'es pas obligé de me saisir. Tu peux aussi en profiter sans te poser autant de questions.
-Oui, ça va, je sais. » Soupira l'architecte en remplissant à nouveau son verre, déjà vide. « Mais te connaissant, ça sent un peu l'embrouille. C'était pas toi, le type qui refusait de m'avancer rien qu'une pinte quand on est sortis avec Cyno et Tighnari l'autre soir ? »
-Ce n'est pas parce que je refuse une fois que ça sera forcément le cas pour toutes celles qui suivront.
-Et voilà, tu recommences avec tes… »
Mais Kaveh stoppa net, coupé dans son élan, la bouteille toujours en l'air, semblant soudain se souvenir de quelque chose.
« Attends, quel jour on est ?
-Je te l'ai dit, essaie de réfléchir. »
Kaveh le regarda de travers, habitude qu'il avait prise étonnamment vite depuis qu'il vivait sous le même toit que le scribe, avant de finir par enfin faire le lien entre la date du jour et le buffet improvisé. Il ravala un hoquet épaté. Alhaitham connaissait mieux sa propre date d'anniversaire que lui. Il détourna les yeux quand il sentit ses joues commencer à chauffer. Peut-être bien que l'alcool commençait déjà à monter.
« On est le neuf… »
-Tu vois, quand tu veux. »
Il ignora la provocation, trop surpris pour relever les piques ininterrompues de son colocataire. Il se cacha derrière sa coupe qu'il siffla sans rien ajouter, cherchant n'importe quel endroit ou objet où poser son regard autre que le visage de son cadet qui restait inlassablement tourné dans sa direction. Il opta pour les carreaux de verre teinté des fenêtres, où les différentes nuances de vert s'enchevêtraient en une délicate harmonie de couleurs et de formes.
Qu'est ce que cela voulait dire ? Comment réagir ? Alhaitham venait tout bonnement de lui offrir un banquet d'anniversaire sans rien lui demander en retour et en toute connaissance de cause. Ça, ajouté au fait qu'il l'ai ramené de la taverne l'autre soir et qu'il se soit occupé de lui le lendemain. Ayant été habitué par le jeune homme à de bien plus désagréables expériences, Kaveh ne savait pas vraiment comment se sentir. Il se pencha en avant pour reposer la bouteille sur la table entre les assiettes et les bols, mais troublé par la situation, il oublia que sous sa manche qui se releva en suivant le geste, son bras était maculé de plaies encore fraîches.
Alhaitham, lui, aperçut la peau mutilée pendant un instant bref.
« Qu'est ce qui est arrivé à ton bras ? » Demanda-t-il, sans détours ni arrière-pensées. Kaveh se figea, ramenant brusquement sa main à lui comme si la bouteille venait de lui brûler les doigts. Son cœur s'emballa sous le coup de la panique, réaction involontaire, et il sentit le sang cogner dans ses veines.
« Rien du tout. » Répondit-il, mettant le plus grand soin à ne pas réagir, réajustant le tissu de l'habit.
Le scribe l'observa du coin de l'œil, mais n'insista pas plus en voyant que Kaveh continuait à faire comme si de rien n'était, ayant habilement changé de sujet et s'étant remis à picorer à droite et à gauche parmi les plats.
Pourtant, la vision ne le quitta pas, et même lorsque l'architecte finit par sortir de table en le remerciant à demi-mots avec un embarras palpable pour retourner se réfugier dans la chambre qu'il occupait au fond du couloir, Alhaitham ne put s'empêcher de se poser des questions auxquelles il ne trouvait que des réponses qui ne le satisfaisaient pas.
Kaveh avait beau être un très bon acteur, il le trouvait particulièrement tourmenté depuis quelques jours, du moins, beaucoup plus qu'en temps normal. Il revit sa peau où s'étendaient les marques équivoques, repensa à la façon dont l'architecte avait balayé son approche sans même lui laisser une chance. Quelque chose clochait. Quelque chose n'allait pas. Kaveh avait peut-être du mal à prendre soin de lui, mais si les plaies qu'il avait aperçues était bien ce à quoi il pensait, il serait obligé de s'en mêler.
Ça ne lui plaisait pas. Et il y avait de très fortes chances que cela ne plaise encore moins au principal intéressé.
À suivre…
Farvahar : l'un des symboles du zoroastrisme. « Il guide constamment les êtres humains vers le progrès et, après la mort, il revient inchangé à son essence sacrée. »
Shahbaz : dieu protecteur, oiseau de la mythologie iranienne, à l'apparence d'aigle ou de grand faucon.
Arak : alcool libanais, eau de vie de vin.
Seddari : canapé, banquette, pièce principale du salon au Maroc.
Hanap : grande coupe à boire, le plus souvent en métal et munie d'un couvercle.
Khakshir : boisson très populaire en Iran et dans les pays perses. Possède une multitude de bienfaits pour la santé.
Ouliban : résine odorante, encens.
Népenthès : breuvage magique, drogue propre à dissiper la mélancolie et à provoquer l'oubli. Les femmes de la ville égyptienne de Thèbes passaient pour détenir le secret de sa composition. Il n'y a cependant pas de preuves de son existence réelle, et la plante fut nommée d'après le mythe.
Voilà voilà pour la première partie les amis, j'espère qu'elle vous a plu ! N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé si vous êtes arrivés jusque là, les retours sont tellement rares et pourtant si précieux- /BAMM
Je pars à Paname pour la Japan Expo (j'ai hâte) dès lundi et je ne pourrais donc pas écrire, la suite est bien entamée mais sera terminée courant juillet et devrait donc paraître aux alentours de début août. Vous l'aurez deviné, c'est dans celle-ci que se trouve le lemon, alors soyez au rendez-vous si l'été ne vous dessèche pas comme des pruneaux d'ici là uwu
BISOUS
