Chapitre 29 : … et le début d'une autre
Ville de Selphia, 27ème jour de l'Eté…
Frey fronça les sourcils alors que M. Volkanon lui barrait le passage de son imposante silhouette.
_ Votre Majesté, nous aurions besoin de vous, et du prince Lest, dans le quartier des majordomes. Sans vouloir vous commander…
_ Je vous suis, bien sûr !
La jeune fille était intriguée, c'était rare que son frère et elle soient mandés dans le quartier des majordomes, et souvent synonyme de problèmes. Elle espérait que ce n'était rien de grave, et simplement en lien avec l'organisation du festival du lendemain.
Ils entrèrent dans le bureau de Volkanon et y trouvèrent déjà Vishnal et Clorica, assis devant le meuble donnant son nom à la pièce. Lest arriva peu après et jeta à sa sœur un regard rempli d'incompréhension qu'elle lui retourna.
Volkanon s'installa derrière son bureau et hocha la tête.
_ Vos Majestés, nous ne prendrons pas votre précieux temps très longtemps, mais Clorica et Vishnal ont quelque chose à vous annoncer.
Vishnal tordit ses doigts sur ses genoux, en proie à une nervosité presque palpable. Il regarda Lest et finit par soupirer avant de se lever.
_ Voilà… Alors, je sais que ça va vous paraitre soudain, surtout parce que nos vous avions dit attendre d'obtenir nos certifications de majordomes, mais avec l'Hiver que nous avons passé, et le Printemps si bref pour reconstruire la ville… Comment dire… ça va vous paraitre soudain… je l'ai déjà dit, ça. Bon, alors… il a été décidé que…
Frey esquissa un sourire vague devant les hésitations de Vishnal. Il était pâle, c'était étrange.
_ Vous allez vous marier, Clorica et toi.
_ Ah… Oui, c'est cela. Nous avons décidé de nous marier.
_ Vous êtes fiancés depuis longtemps, c'est normal que ça arrive… Lest, ça va ?
Frey regarda son frère dont la respiration était devenue saccadée. Il était pâle comme un mort, comme si la pire nouvelle qui soit venait de lui tomber dessus.
C'était sans doute le cas.
_ Lest ?
Vishnal se précipita lorsque Lest s'écroula comme une masse sur le sol.
_ Mon prince !
_ Lest !
_ Votre Majesté !
_oOo_
Lorsque Lest rouvrit les yeux, il mit quelques secondes à réaliser qu'il ne se trouvait plus dans le bureau de Volkanon, mais dans sa chambre, confortablement installé dans son lit. Il rassembla ses souvenirs pour comprendre comment il s'était retrouvé là, et la réalité l'assaillit avec une brutalité affreuse, lui déchirant la poitrine plus cruellement qu'un couteau de boucher.
Vishnal et Clorica allaient se marier…
Il pensait avoir encore du temps pour se faire à cette idée, jusqu'à l'obtention de leurs diplômes de majordomes, encore quelques années à rêver… et tout venait de voler en éclat avec la brutalité d'un tremblement de terre, sans crier gare, sans signes avant-coureur, sans rien qui puisse le prévenir que la fin du rêve était là, et qu'il devait se réveiller.
Une plainte déchirante lui échappa alors que des larmes se mettaient à couler le long de ses joues.
_ Mon prince ? Est-ce que tout va bien ?
Il tourna la tête et découvrit Vishnal à son chevet. Lorsqu'il avait été blessé, il était heureux de le trouver là à chaque fois… mais à cet instant, c'était la vision la plus intolérable qui soit.
_ Va-t-en !
_ Mon prince… je suis désolé… je… je savais que vous enlever Clorica…
_ Tu ne comprends rien du tout ! FICHE LE CAMP ! Laisse-moi tranquille ! DEHORS !
Le visage du majordome se fendit comme une porcelaine pour laisser la place à une expression peinée et douloureuse. Lest s'en moquait, il voulait juste le voir disparaitre pour de bon ! Ça ferait moins mal !
_ Je ne veux plus jamais te revoir, sors d'ici !
Vishnal plaqua une main sur sa bouche et s'inclina avec raideur.
_ Comme il plaira à Votre Majesté….
Il s'enfuit en courant, la gorge trop nouée pour laisser passer le moindre son, pas même le sanglot qui menaçait de l'étouffer.
Lest regretta immédiatement son emportement. Finalement, ça faisait encore plus mal !
_ Il ne méritait pas que tu le traites de cette façon, Lest, ce n'est pas de sa faute si tu n'as jamais été fichu de faire ta déclaration.
Le prince de Selphia tourna la tête de l'autre côté du lit et fut surprit d'y trouver Frey.
_ Faire ma… déclaration ? Tu es complètement malade, Frey ! Si je faisais ça, dans le meilleur des cas je serais éconduit, et dans le pire nous y laisserions nos têtes !
_ Tout de suite les grands mots… Lest, personne ne va vouloir ta mort pour être tombé amoureux de Clorica.
_ Clorica ? Mais Frey, ce n'est pas Clorica…
_ Pas Clorica ? Mais alors qui ?
_ … Vishnal.
Devant l'expression déroutée de sa sœur, Lest soupira. Il se laissa retomber sur son oreiller et esquissa un sourire amer. Frey se leva d'un bond, le regardant avec des yeux ronds. Il pouvait voir qu'elle n'avait pas prévu ça. Qui irait prévoir ça, d'ailleurs ?
_ Vishnal ? Ah… d'accord… euh… Je ne pensais pas… c'est souvent Clorica que tu regardes alors…
_ Parce que je l'envie, que je voudrais être à sa place… Frey, pourquoi tu t'agites comme ça ?
_ Oh, pour rien… c'est surprenant, je ne me doutais pas…
_ Je te fais horreur à ce point ?
Frey s'immobilisa et regarda son frère avant de soupirer. Elle retourna s'asseoir à côté de son frère et lui sourit avec douceur.
_ Non… Je t'assure que non, je suis simplement surprise parce que cette idée ne m'a jamais traversé l'esprit. Et je m'en veux ! Je suis ta sœur, j'aurais dû le voir !
_ Et me remettre dans le droit chemin, c'est ça ?
_ Et te soutenir, grand crétin.
Lest la regarda d'un air sidéré.
_ Ne me fais pas cette tête, grand frère, je ne vais pas te faire de leçons de morale.
_ Ah non ? Pourtant, tout le monde dirait…
_ Je ne suis pas tout le monde. Et je suis bien mal placée pour faire la morale à qui que ce soit. Je suis tombée amoureuse de Dylas, je te signale !
_ Je ne vois pas le rapport, c'est un homme, toi une femme, et même s'il est à moitié cheval, c'est juste un humain qui a été maudit, n'importe qui peut comprendre ça.
_ Lest, je suis tombée amoureuse de Dylas aux Ruines Englouties. A cette époque j'ignorais tout de cette malédiction et… il n'était pas seulement à moitié cheval.
Lest cligna des yeux sans rien trouver à répondre. Et aussi incongru cela soit-il, il éclata de rire. Frey ne put s'empêcher de se joindre à lui. Il avait l'impression de n'avoir plus parlé ainsi avec sa sœur depuis très longtemps. Elle le prit dans ses bras et il répondit à son étreinte, moitié-riant, moitié-pleurant. Ils restèrent enlacés pendant quelques minutes, jusqu'à ce que Frey s'écarte. Elle déposa un baiser sur le front de son grand frère et se leva.
_ Aller, je vais aller te chercher un chocolat chaud aux cuisines. Aujourd'hui, je vais m'occuper de toi, comme tu le faisais quand j'étais petite fille.
_ D'accord… Frey, si tu vois Vishnal, tu pourras lui dire que je m'excuse, mais que je ne… je ne pourrais pas le voir pendant quelques temps. Oh, il ne va pas perdre son travail ! Juste…
_ Ne t'inquiète pas… Je suis désolée, Lest, j'aurais voulu t'aider plus.
La jeune fille quitta la chambre de son frère et referma doucement la porte. Elle sursauta en se retournant et en découvrant Vishnal assit par terre au bout du couloir. Il s'était rongé les ongles jusqu'au sang, mais continuait à s'acharner sur le bout de ses doigts.
_ Vishnal, tu… Qu'est-ce que tu fais encore ici ?
_ Je me doute bien qu'il ne veut plus me voir, mais… Est-ce qu'il va bien ? Je veux juste savoir ça…
_ Aussi bien que peut aller quelqu'un dans sa situation.
_ Je m'en veux, tout est de ma faute… Je savais que ça lui briserais le cœur que je lui enlève Clorica… Je suis un être abominable…
Il tira sur ses cheveux, les barbouillant de sang sans s'en apercevoir. Prise de pitié, Frey traversa le couloir pour rejoindre le majordome et s'accroupi en face de lui.
_ Tu n'as rien fait de mal, Vishnal. Et il n'y a aucune raison pour que tu sacrifies ton bonheur par égard pour mon frère. Sa situation est triste, mais il n'est ni le premier ni le dernier à avoir une peine de cœur.
_ Sacrifier mon bonheur… si seulement c'était si simple.
Frey fronça les sourcils devant son sourire amer.
_ Pourquoi est-ce que j'ai l'impression que tu me caches quelque chose. Vishnal, s'en vouloir de briser le cœur à quelqu'un est une chose, mais se considérer comme abominable seulement pour ça, c'est assez extrême.
_ Non ! Absolument pas ! Je suis simplement le majordome du prince Lest, je me dois de tout faire pour son bonheur ! Mon rôle est de le préserver de tout malheur, c'est un acte impardonnable que de lui causer du tord d'une façon ou d'une autre ! Je suis…
_ Amoureux de mon frère.
Vishnal cilla et regarda Frey d'un air effaré. Il bégaya quelques paroles incohérentes en secouant la tête avec énergie. Il dégageait quelque chose de presque hystérique, les yeux grands ouvert fixés sur le vide
_ Non… Non, non, non, non ! Ce n'est pas ça ! Ce n'est pas ça ! Et puis c'est interdit par nos lois ! Et je ne souillerais jamais mon prince de la sorte ! Jamais, jamais, jamais, jamais !
_ Vishnal, le plus crédible aurait été de me dire que tu épousais Clorica parce que tu l'aimais.
Il la regarda avec l'expression de quelqu'un à qui l'idée n'avait même pas effleuré l'esprit. Et il fondit en larmes.
_ Pardon… je suis désolé… Pardon, pardon, pardon… Je vous jure… il n'en saura jamais rien, je ne l'approcherais plus, je n'aurais même pas un regard déplacé…
Frey posa sa main sur les cheveux du jeune majordome et les caressa doucement.
_ Allons, ne te mets pas dans des états pareils… Vishnal, il y a une chose que je ne comprends pas… Pourquoi t'être fiancé avec Clorica, pourquoi t'apprêter à l'épouser si tu aimes quelqu'un d'autre ?
_ Parce que… je suis un être abominable, cruel et sans cœur. Un véritable monstre.
_ Bon... Mais encore ? Excuse-moi d'être dure, mais c'est de mon frère qu'il s'agit.
_ Je sais que le prince Lest aime Clorica. Je le sais depuis très longtemps, des années. Et moi… Lui, depuis le premier jour je… Un jour, Clorica m'a demandé devant mon prince pour aller à un festival quelconque avec moi… il a eut l'air d'avoir tellement mal ! Et… je ne l'ai pas supporté. Je… voulais éloigner Clorica de lui, je n'aurais jamais supporté de la voir à son bras alors que je… que pour moi… ce ne sera jamais possible… Je suis un monstre…
Un sanglot étranglé s'échappa de ses lèvres et il plaqua sa main sur sa bouche pour l'étouffer.
_ Pardon… je ne voulais pas…
Frey soupira.
_ Tu n'es pas un monstre, Vishnal.
_ Si ! Je…
_ Tu es juste un humain, aucun de nous n'est doué lorsque nous aimons, nous faisons tout de travers. C'est ce que toi-même tu as fait. Au final, tu t'es fait plus de mal encore. C'est juste triste. Tu n'as rien à te reprocher. Et Lest ne te reproche rien non plus. Il m'a demandé de te dire qu'il ne pouvait plus te voir pendant quelques temps… Et je ne suis plus d'accord, maintenant. Lui et toi, vous devez parler.
_ Jamais !
_ Si tu ne lui dis pas le fond de ta pensée, tu n'es pas digne d'être son majordome, et il ne te restera plus qu'à prendre tes valises et quitter Selphia pour toujours.
Vishnal baissa la tête et Frey soupira à nouveau.
_ Vishnal, tu n'es pas obligé de courir là, tout de suite, maintenant, lui déclamer ta flamme, ce serait même la chose la plus stupide à faire en l'état actuel des choses. Tu dois d'abord réfléchir à l'avenir que tu veux. Mais la prochaine fois que tu te retrouveras face à mon frère, ta décision devra être prise, tu la lui diras, et tu ne reviendras jamais dessus.
Vishnal soutint le regard de la princesse de Selphia et inclina la tête d'un air solennel.
_ Oui… Votre Majesté, pourquoi vous tenez à ce point à ce que je… lui dise ?
Elle lui sourit simplement et se redressa en époussetant ses genoux.
_ Parce que je suis une stupide petite sœur aveugle. Et je veux que mon grand frère soit heureux.
_ Ce n'est pas moi qui le rendrais heureux…
_ A toi de décider.
Il la regarda s'éloigner de son pas tranquille et essuya ses joues mouillées de larmes. Il resta assit quelques minutes le temps de reprendre contenance et se leva. Il allait devoir réfléchir et choisir. Plus de faux-semblants, plus de dérobades. Il devait choisir, comme Frey le lui avait dit.
Il devait choisir son avenir.
_oOo_
C'était tellement plus facile à dire qu'à faire !
Il pensait faire un choix, puis se ravisait et en faisait un autre. C'était affreux, insupportable, ça lui donnait mal à la tête comme jamais. Il se serait frappé de sa propre stupidité si ça avait put l'aider à devenir moins bête. Mais ça aurait été encore plus idiot. Et pourtant ça ne faisait qu'une nuit qu'il se tournait et se retournait dans son lit !
Il avait l'impression de tergiverser depuis une éternité affreuse, interminable éternité.
Mais non, et lorsque l'aube se leva, il n'avait pas fermé l'œil.
Le 28ème jour de l'Eté était arrivé sans même qu'il le voit venir.
Et en regardant le soleil se lever dans un beau ciel pâle, Vishnal réalisa qu'il savait simplement quoi faire.
Il l'avait toujours sut, sans savoir qu'il savait. Sans vouloir savoir qu'il savait.
Un vrai tourne-méninge. Mais sa décision était arrêtée.
Egoïste décision, monstrueuse décision… ma SA décision.
Il enfila son uniforme impeccable et se dirigea vers les cuisines où il entreprit de préparer comme chaque matin le petit-déjeuner de son prince. Il avait conscience de chacun de ses gestes en l'installant sur le plateau, en le montant par l'escalier de service, en frappant à la porte, en attendant l'autorisation d'entrer, de marcher jusqu'au bureau et d'y déposer le plateau… pour enfin se tourner vers Lest et le regarder avec gravité.
_ Vishnal… je ne sais pas si ma sœur t'a dit…
_ Que vous ne vouliez plus me voir ? Oui, elle me l'a dit. Et elle m'a aussi dit de ne pas en tenir compte.
_ Pourquoi ?!
Il paraissait sidéré, comme si sa sœur avait commit la plus impossible des trahisons.
Vishnal secoua doucement la tête et alla ouvrir la fenêtre pour laisser entrer un peu d'air frais. Il voulait surtout s'occuper, meubler le vide, rassembler son courage…
Sur la place en contrebas, il voyait les stands terminer leurs installations avant l'ouverture du festival du jour, le festival des récoltes d'Eté. Elles n'avaient pas été très bonnes, la moitié avait pourri sur place, mais les habitants tenaient malgré tout à leur festival de fin de saison.
Ce serait une belle journée, et les badauds étaient déjà nombreux à déambuler dans les allées.
_ Tu vas y aller avec Clorica ?
Vishnal sursauta et tourna la tête, réalisant que Lest l'avait rejoint, gardant les yeux rivés à la ville offerte à sa vue.
_ Non. Je… n'irais plus au moindre festival avec Clorica.
_ Se marier n'a jamais empêcher un… couple, d'aller à un festival.
_ Je ne vais pas épouser Clorica.
Lest émit un drôle de hoquet et serra les poings.
_ Ah… Ah bon… Mais… pourquoi ?
_ Parce que je suis un imbécile… Et… je veux que vous soyez heureux, même si c'est avec Clorica. Mon prince, j'ai une chose à vous dire. Plusieurs, en fait. La première, c'est que c'est mon dernier jour ici, parce que la seconde chose que je dois vous dire va causer mon renvoie, dans le meilleur des cas. Ma mort dans un autre cas, et finalement ça ne serait peut-être pas si affreux que ça…
Lest observa son majordome d'un air interloqué, comme s'il peinait à comprendre ce que Vishnal lui disait en se tordant les doigts d'une façon douloureuse à voir.
_ Vishnal…
_ Mon prince, je vous…
Un bruit assourdissant lui coupa la parole, suivit par quelques instants d'un silence glaçant… avant que des hurlements effroyables ne s'élèvent enfin de la place en contrebas. Ils se penchèrent d'un même mouvement pour regarder ce qui provoquait une telle panique et restèrent pétrifiés.
_ Par Notre Dame…
_ Qu'est-ce qu'il se passe…
Sur la place aux stands éventrés, au milieu des gens s'enfuyant en hurlant et des cadavres qui n'iraient plus nulle par, un immense dragon aux écailles rouges comme des grenats étincelant au soleil poussait son rugissement le plus affreux.
