Hearts


Mashiro sirotait une grenadine sur une plage mexicaine lorsque son téléphone sonna. Avisant le nom qui s'affichait sur l'écran accompagné d'un émoticône fraise, elle chassa ses compagnons de table d'une main distraite (c'était fou ce qu'un peu de peau dévoilée et quelques répliques innocentes pouvaient faire à ces vacanciers de la gente masculine).

— Mashiro la super-vice-capitaine à l'appareil, j'écoute !

En temps normal, elle se serait empressée de taquiner Kurosaki – le faire tourner en bourrique devrait être un sport officiel à la Soul Society – mais elle remballa vite son enthousiasme.

Les propos déversés dans le combinés sonnaient tout embrouillés et catastrophés, chose qui ne lui plaisait guère. Et puis, pourquoi c'était Ichigo et non pas Shinji qui la contactait pour ces fichues histoires de Vizard ? Tout cela n'avait aucun sens.

Première étape : dédramatiser.

— Mais enfin, monsieur fraise, panique pas comme ça, il est grave fort Kensei !

Elle dut écarter le combiné de son oreille alors qu'un « Ramène ton cul bordel ! » digne d'Hiyori menaçait de lui crever les tympans.

Après avoir acquiescé, elle raccrocha, puis entama la procédure de rapatriement d'urgence pour les Shinigami en vadrouille dans le monde des humains.


Tout le long du trajet, elle avait fait de son mieux pour étouffer l'inquiétude qui gonflait en elle. Elle s'accrocha de son mieux à ses convictions, à cette image indestructible qu'elle avait de Kensei.

Rien n'aurait pu la préparer à ce qui l'attendait à la Soul Society.

Elle se figea d'abord, tétanisée, son cerveau enregistrant très lentement la situation, les propos hâtivement débités à son oreille, le tableau imprimé sur ses rétines, insupportable.

Elle aurait dû être là.

Tout son être se coupa du monde autour d'elle à l'exception de son capitaine. Le brouhaha constant de l'unité des soins intensifs de la quatrième division ne l'atteignait plus, la sensation moite de ses mains dans ses iconiques gants oranges s'effaça complètement. Seule restait une boule dans sa gorge, suffocante.

Elle aurait dû être là.

— Kensei ?

Sa propre voix ne parvint pas à ses oreilles.

Son corps inerte sous les draps blancs semblait si faible, sa pression spirituelle presque inexistante.

Elle aurait dû être là.

Elle l'avait abandonné pour un caprice fugace, une liberté factice, et maintenant, la personne la plus importante à ses yeux gisait inerte dans un lit d'hôpital, sa respiration assistée, les sorts de guérison impuissants.

La solution fleurit en elle, bulle d'espoir évidente :

— Elle est où Orihime ?

— Elle a déjà fait tout ce qu'elle a pu, malgré ses propres blessures.

Elle osa enfin faire un pas en avant, saisit délicatement la main de l'homme alité, usant de milles précautions, comme s'il allait se briser au moindre contact. Elle sentait la faible pulsation de son énergie spirituelle émaner sous ses doigts, poussive et erratique.

— Eh, Kensei, reste avec moi… chuchota-t-elle.

Elle ferma fort les paupières pour chasser les larmes, pressa son front contre la main du capitaine et se mit à faire tout un tas de promesses d'une voix basse, rendue rauque par l'émotion.

Promis, elle arrêterait de brailler dans ses oreilles.

Promis, elle ne s'endormirait plus n'importe où.

Promis, Hisagi ne serait plus le souffre-douleur officiel de la division.

Promis, elle ne lui ferait plus des câlins en public pour le mettre mal à l'aise.

Promis, elle cesserait tous travaux de recherche sur le grognomètre.

Promis, promis, promis…

Promis, elle ne le laisserait plus jamais partir sans elle en mission.

Sa litanie dura peut-être des heures, peut-être toute la journée. Elle était sourde aux imprécations du personnel médical, insensible aux besoins de son propre corps, à la faim qui aurait dû la tirailler, au sommeil qui aurait dû la trouver.

Seule la main serrée dans la sienne et la lente respiration de Kensei comptait.

— 'Tain, mais t'as pas fini de geindre ?

Mashiro manqua de peu de tomber de sa chaise.

Elle se redressa d'un bond, cligna plusieurs fois des yeux pour s'assurer qu'elle n'avait pas rêvé et dû se rendre à l'évidence : Kensei la fixait entre ses paupières mi-closes et ses doigts s'étaient resserrés autour de sa main.

Ses émotions entrèrent aussitôt en ébullition, un volcan prêt à entrer en éruption. Elle avait envie de se jeter à son cou, mais se retint. Elle avait envie de l'engueuler, mais ne trouva pas les mots. Elle avait envie de s'excuser, mais l'air resta bloqué dans sa gorge.

Alors elle se mit simplement à pleurer, pleurer comme elle ne l'avait jamais fait, comme une enfant, d'énormes sanglots qui, elle le savait, rebutaient sans aucun doute son capitaine.

Quand elle fut calmée, suffisamment pour entendre le soupir las du blessé, il rassembla ses forces pour se décaler sur son lit.

— Viens là, idiote.

Elle ne se fit pas prier et, avec mille précautions, elle se blottit dans l'espace qu'il venait de lui libérer, consciente que Kione allait lui passer un savon.

— Tu m'as fait peur, avoua-t-elle dans un souffle tremblant.

— J'sais.

— Ne fais plus ça.

— Ok.

Elle sentit la main de Kensei dans ses cheveux, une tentative pour les ébouriffer peut-être, mais il ne termina pas son geste, se contentant de la maintenir là, contre lui. L'épuisement la gagna et, quand elle ouvrir les yeux le lendemain, elle fut rassurée d'être enveloppée dans la force spirituelle familière, encore faible mais bien présente, et d'entendre sous son oreille leurs cœurs battre à l'unisson.