Bonjour à toutes et à tous !
Les vacances ayant aidé, je poste un peu en avance le chapitre suivant, en espérant que l'histoire continue de vous plaire.
Bonne lecture, et n'hésitez pas à me faire un petit retour, si vous le voulez, j'en prends toujours connaissance avec beaucoup d'intérêt !
CHAPITRE 24
Ce fut comme une explosion intérieure. Un éclatement de toutes les cellules de son cœur, d'abord, puis la saturation douloureuse de la moindre synapse de son cerveau dès l'instant où chaque image, chaque son, chaque émotion, chaque douleur refit violemment surface depuis cette nuit au port, quinze jours plus tôt. Et une fureur insensée se disputant tout son être à la répulsion la plus totale, Dean fixait le dieu d'une expression défigurée.
Il avait cru son frère quand il lui avait dit qu'ils ne reviendraient pas. Il avait daigné le suivre sur la voie de l'acceptation, de la résignation, enfouissant sa rage au plus profond de lui, et pour quoi ? Les Érotes, à nouveau, ici-même, et il revit la conque, et il revit Éros, et il revit Sam, hurlant sa souffrance, le bras calciné. La colère incommensurable qui saisit Dean sembla lui broyer les poumons, soumettre chaque muscle de son corps à une tension telle qu'il en grimaça de douleur, et en dépit de l'envie qui était la sienne de vider son chargeur sur son ennemi, de lui sauter à la gorge pour le saigner jusqu'à la dernière goutte, il s'en abstint.
Parce qu'il savait que c'était inutile, et aussi parce que la main de Sam, dont il ignorait depuis quand elle s'était fermement agrippée à son bras, le retint de bouger.
- Encore vous, vomit l'aîné d'une voix étranglée, les yeux injectés de sang.
- Attends, poussa son frère dans un souffle quasiment étouffé, la sueur perlant sur son front et son regard braqué avec effarement sur le visiteur. Dean…
Costume Blanc n'était pas venu seul et c'est ce dont Sam essaya de lui faire prendre conscience. Il y avait quelque chose derrière lui, quelque chose ratatiné sur le fauteuil et qu'il s'efforçait manifestement de protéger de son propre corps, les bras écartés, les jambes légèrement fléchies, bien loin de la posture hautaine et flegmatique qu'ils lui avaient connue dans le hangar de Gloucester. Dean, en dépit de la furie qui faisait bouillir ses veines, nota la différence. Et ce n'était pas la seule : les cheveux noirs du dieu, coiffés à la perfection lors de leur première rencontre, pendaient à présent en mèches lourdes et désolidarisées devant un de ses yeux, quand son visage, à la peau si nette, était encroûté de sang séché depuis l'oreille droite jusqu'au menton.
L'image déstabilisa profondément les deux frères, car elle était bien la preuve qu'il était possible de blesser, voire de tuer les Érotes. Il fallait juste en connaître le moyen. Dean sentit ses mains fourmiller d'une sorte d'exaltation à voir l'intrus mal en point, et sa soif refoulée de leur faire rendre gorge, à ses frères et lui, redevint immédiatement prégnante.
Mais, au-delà de l'aspect de Costume Blanc, dont les habits tachés ne faisaient que renforcer l'image de vulnérabilité qu'il renvoyait, au-delà de ce que son état disait ou ne disait pas, c'est le tissu brun, derrière lui, dans le fauteuil, qui capta bientôt la pleine attention de Dean et que Sam visait déjà depuis quelques secondes d'un air presque horrifié. Un mètre derrière la jambe du moins mal en point des dieux de l'Amour, l'aîné des Winchester reconnut une chaussure vernie trop large, puis, dans son prolongement, un pantalon brun dont la rigidité semblait ne tenir qu'à deux manches à balai, et puis, un peu plus haut, une main, crochue, ridée, rachitique, à la peau si fine et si sèche que l'on devinait la forme de chacune des phalanges. L'espace d'un instant, Dean crut que la déité aux cheveux noirs avait déposé un cadavre. Mais lorsque son regard se porta à la bonne hauteur, le chasseur prit conscience de la vérité, et dans un frisson il croisa les yeux de Costume Brun qui le toisa d'un air mort.
Qu'avait-il donc bien pu arriver à l'Érote pour finir dans un tel état ? Les Winchester savaient que c'était bien lui, Pothos, celui qui les avait Touchés et plongés dans ce qui avait commencé comme un cauchemar, mais il ne ressemblait plus en rien au jeune homme fringant, d'une beauté envoûtante, qu'ils avaient rencontré dans le Massachusetts. Il n'avait plus que la peau sur les os. Littéralement. Il nageait dans son costume trois fois trop large, avait dû perdre les trois quarts de ses flamboyants cheveux roux, une partie de ses dents, et ses globes oculaires, qui luisaient d'un bleu glacé en soutenant le regard effaré de Sam et Dean, paraissaient susceptibles à tout moment de rouler hors de leurs orbites. Son visage affreusement émacié, décharné, n'était plus qu'os menaçant de percer sa peau grise et parcheminée, et il semblait si faible que le simple fait de soulever sa poitrine squelettique pour inspirer exigeait manifestement de lui un effort extrême.
Il avait l'air à demi momifié.
- Qu'est-ce… qui lui est arrivé, siffla Sam en énonçant machinalement sa pensée, sidéré par cette apparence effrayante.
Dean ne dit rien mais son expression médusée parlait pour lui. Il avait toujours son fusil pointé sur Costume Blanc, mais le canon peinait à conserver une hauteur constante. Ce dernier regarda son frère en tournant brièvement la tête vers lui et, revenant aux Winchester d'un air affolé, il répéta :
- Sauvez-le ! Il faut agir vite, vous devez l'aider !
Les yeux de Sam et Dean le visèrent d'un air interdit, comme s'il s'était exprimé dans une langue à laquelle ils n'avaient rien compris. Le choc que constituait déjà la réapparition des Érotes n'en était que plus grand du fait de l'étendue de leurs étranges blessures, et la sommation qui avait été adressée aux deux chasseurs les laissa un instant pétrifiés.
- Qu'on l'aide ? fit Dean, le premier, d'un chuintement, les yeux écarquillés.
Sa colère, démesurée, reprit le plein contrôle et son visage s'anima d'une pulsion meurtrière. Alors il hurla, le regard fou :
- Qu'on l'aide ?! Espèce d'enfoiré, tu te fous de nous ?!
Il redressa son arme pour la braquer entre les deux yeux de Costume Blanc et le fusilla du regard avec toute la haine et le dégoût que lui et ses semblables lui inspiraient. Dean avait les mains tellement serrées sur la crosse et le canon que ses doigts en blanchirent, mais il ne tira pas. Les yeux affolés et désespérés du dieu de l'Amour étaient rivés sur lui.
- Ton geste n'aura servi à rien, Himéros, souffla soudain une voix moribonde qui parut remonter tout droit des entrailles de la terre. Il était évident qu'ils refuseraient, tu aurais dû rester auprès de notre frère…
Costume Blanc se tourna vivement vers son jumeau qui, même plus mort que vif, fixait les Winchester d'un regard plein de morgue. Himéros, comme son frère l'avait nommé - ce qui confirma formellement l'identité du dernier membre de la trinité - posa prestement un genou à son chevet pour lui dire avec une douceur fraternelle qui ne fut pas étrangère aux Winchester :
- Ne parle pas. Préserve le peu de forces qu'il te reste.
Sam se sentit affecté par la scène qui se déroulait sous ses yeux. Il n'avait pas la moindre envie de compatir au sort de celui qui les avait plongés, son frère et lui, dans les tourments qu'ils avaient connus, mais combien de fois avait-il lui-même nourri pareilles affres pour Dean ? Il regarda les mains de Himéros, chaudes et puissantes, se poser en tremblant sur les doigts desséchés de Pothos, et poussé par un sentiment de fureur et de révolte un peu confus, tourné vers les Érotes mais aussi vers lui-même et sa sensibilité, il cracha tout à coup avec hostilité :
- Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment il a fini dans cet état ?
Dean le visa brièvement d'un air sévère, jugeant sa question sans objet. C'était déjà accorder trop d'importance au sort de leur ennemi et il n'en était pas question.
- Peu importe, se défendit Himéros avec angoisse, ce qui compte c'est que vous pouvez lui venir en aide ! Soignez-le, je ne vous demande rien d'autre ! Soignez-le et nous nous en irons.
Le regard mourant de Pothos mit au défi les Winchester de prendre une décision, quelle qu'elle fût. Dean rêvait de le voir mort, de lui porter lui-même le coup de grâce, mais la déité était désormais si faible, si misérable, qu'il estima qu'il lui manifesterait alors ainsi un intérêt déjà trop grand. Peut-être le mieux était-il de le laisser s'éteindre, sous les vaines suppliques de celui qui verrait alors disparaître une part de lui-même, et qui pour une raison inconnue, n'avait manifestement pas le pouvoir de le sauver.
- Et comment est-ce qu'on serait capables de l'aider, si toi tu ne peux rien faire ? lâcha Sam tout à coup.
Dean jeta à son frère un regard profondément choqué, ne pouvant croire que sa question n'était pas que réthorique. L'espoir de Himéros fut tout autre, et il se releva pour s'avancer vivement vers le plus jeune des deux hommes.
- Bouge pas ! ordonna Dean en le menaçant futilement de son arme. Reste où tu es !
L'Érote lui adressa un bref regard en acceptant de se conformer à l'injonction et, en s'immobilisant, répondit en plongeant anxieusement les yeux dans ceux de Sam :
- Depuis le moment où mon frère a posé la main sur vous, un lien s'est créé entre nous. L'éveil des émotions tapies au fond de votre cœur constitue maintenant pour nous une force vive, bien assez puissante pour lui permettre de guérir. Il vous suffit de le toucher à votre tour et il sera sauvé, ce sera pour vous sans douleur ni conséquence. Vous n'avez qu'un pas à faire.
Suspendu aux lèvres des deux frères, Himéros paraissait avoir perdu toute essence divine et ne plus subir que la terreur et le désespoir du commun des mortels. Sam resta stoïque, le regard dur, et réalisa avec étonnement de ne pas s'en être aperçu avant, que le Toucher Divin leur avait donné une valeur particulière, à son frère et lui. Ils savaient déjà que les Érotes puisaient leur subsistance dans les sentiments tels que l'amour ou le désir, mais en faisant si puissamment surgir les émotions refoulées, c'était un véritable festin, que les dieux de l'Amour devaient faire alors. Dean, qui vit soudain lui aussi les choses sous un autre angle, eut un rictus révulsé, et tout en abaissant son fusil qu'il laissa pendre le long de sa jambe, il jeta avec une amertume et une aversion gigantesques :
- Tout est clair, maintenant… C'est pour ça que vous nous lâchez pas, parce que vous avez besoin de nous… On vous sert de trousse de secours, c'est ça ? De panier pique-nique ? Écoute-moi bien, salopard. Si tu lis dans les pensées alors lis-bien celles-là : on t'aidera pas, t'as compris ? Jamais. On va rester là et on va regarder ton frère finir de crever !
Sam tiqua et tourna la tête dans sa direction, opposant silencieusement des réserves partielles à cette promesse irréfléchie. Personne n'en prit note, car Dean vomissait sa haine d'yeux assassins sur Himéros qui, rendu furieux par cette condamnation à mort, avança d'un pas menaçant en grondant :
- D'autres que moi vous auraient déjà saignés jusqu'à la dernière goutte ! Vous ne pouvez pas le laisser mourir, vous devez intervenir !
- Ah ouais ? défia Dean d'un air condescendant, froid et acide, étouffé par une rage qui ne s'exprimait plus que par la satisfaction suprême de voir ses ennemis souffrir. Et pourquoi on l'aiderait ?
Les yeux bleus de Himéros devinrent deux soleils en fusion. Sa poitrine enfla de fureur, pendant que ses poings parurent devenir deux massues prêtes à s'abattre. Et d'une colère céleste, il cria, indigné à un point indicible :
- Mon frère a sauvé le tien !
C'était un fait. Peu importaient ses raisons, Éros, par son intervention, avait sauvé Sam de la mort ici-même, à quelques mètres. Et même l'ire incommensurable de Dean ne put l'empêcher de revoir son cadet en train de brûler dans ses bras. Sam, poings et lèvres serrées, n'avait pas eu besoin qu'on le lui rappelle pour se remémorer le contact de la main de l'Érote sur son bras calciné ; et alors que Himéros, haletant, les visa l'un et l'autre dans l'espoir fou d'avoir infléchi leur position, la voix de Pothos, plus faible encore que tout à l'heure, se fit entendre.
- Cesse de les supplier… Tu perds un temps précieux. Laisse-moi ici et va retrouver notre frère, tant qu'il en est encore temps…
Costume Blanc se tourna à nouveau vers lui et lui jeta un regard révolté, empreint de terreur et d'amour. Il serra les dents, comme en proie à une lutte intérieure, et si sa foi eut l'air de vaciller un instant elle ne s'en affirma que davantage lorsqu'il clama :
- Non. Non, je refuse. Je ne t'abandonnerai pas à la mort, tu m'entends ?
Les yeux de Pothos, qui n'eut pas la force de répondre, restèrent fixés sur lui mais ils étaient à présent si blancs qu'ils ne pouvaient plus voir. Himéros ravala ses larmes de colère et de tristesse, et refit face aux Winchester. Prêt à tout pour ne pas voir mourir son jumeau.
- Je vous en prie, Winchester, implora-t-il. Je ne peux pas vous y contraindre, votre geste doit être consenti. Je vous demande… un acte de compassion, un acte d'amour… Qui, plus que vous, sait ce que signifie de perdre un frère ? Sauvez-le. Sauvez mon frère et je ferai tout ce que vous voudrez.
Les paroles de l'Érote firent mouche. Au moins l'espace d'une seconde, même si Sam et Dean s'évertuèrent avec plus ou moins de conviction à se fermer à elles. Le cadet tourna vers l'aîné des yeux vacillants, mais Dean refusa de tenir compte de son hésitation. Son regard implacable ne lâchait pas Himéros, dont il décida que la détresse était peut-être l'occasion rêvée de profiter de la situation pour enfin tenir sa revanche.
- Dean…, chuchota Sam en une tentative de lui faire reconsidérer sa position.
Le regard torve que lança le premier-né à son frère lui cloua le bec. Dean resta un long moment ombrageux, taciturne, abusant de la torture psychologique qu'il faisait subir à un dieu, lui, le simple mortel qui pendant des jours n'avait eu de cesse de trouver le moyen d'obtenir sa vengeance. Il ignorait à qui ou à quoi il devait ce coup du sort, cette aubaine, mais ce retournement de situation avait un goût d'hydromel et il choisit finalement de jouer sa carte.
- Tout ce qu'on voudra, hein ?
- Je vous en donne ma parole, jura Himéros en retenant son souffle. Un dieu t'a-t-il jamais fait une telle offre ?
Dean ne livra, pour toute réponse, qu'un regard acéré.
- Il est où, le troisième ? questionna-t-il.
- C'est sans importance, répliqua Himéros en tentant d'atténuer dans sa voix l'angoisse de voir encore filer de précieuses secondes. Ni lui ni nous ne sommes une menace pour vous. Sache juste que c'est grâce à Éros si nous sommes devant vous en ce moment et que je ne compte pas gâcher l'opportunité qu'il nous a donnée. Le temps presse, avons-nous un accord ?
Sam visa Dean d'un œil inquiet. Incapable de dire précisément lequel des deux avait mordu à l'hameçon de l'autre, mais sûr que son frère s'apprêtait à jouer à un jeu dangereux. L'aîné des Winchester laisse planer le suspense encore un instant, et puis, poussant ce qu'il voyait comme un probable avantage, il durcit le ton.
- Si tu veux notre aide va falloir allonger la monnaie, l'angelot. Donne-moi le moyen de vous passer les menottes et peut-être qu'on pourra parler.
- Dean, avertit Sam avec effroi.
- Te mêle pas de ça, Sam, décocha-t-il d'un ton sans réplique, c'est moi qui négocie.
Le cadet de la fratrie ravala sa bile, non sans braquer un regard alarmé sur son frère qui décida ostensiblement de passer outre. Les yeux de Dean se reportèrent alors sur Himéros, lequel semblait ulcéré, et il lui lança sèchement :
- Alors ?
- Tu ne me laisses pas le choix, céda l'Érote.
Pothos, de plus en plus faible et désormais incapable de parler, ne put que se fendre d'une plainte languissante dont son double comprit bien la signification. Mais à son tour, il ignora l'avertissement fraternel.
- Trace un cercle de myrrhe et de sel gemme et arrose-le de notre sang, révéla-t-il en dépit de ce qu'il lui en coûta. Ainsi nous ne pourrons pas en franchir les limites. Ton poignard.
Il tendit la main vers Dean, mais ce dernier ne bougea pas. Dans un silence de plomb, il jaugea Himéros un long moment, sans que la divinité ne baissât ni les yeux ni le bras, puis il consulta Sam du coin de l'œil, semblant à présent réclamer son avis qu'il ne donna qu'en inclinant gravement la tête en signe d'impérieuse mise en garde. Alors Dean prit sa décision.
- Pas ici, imposa-t-il. Si tu veux qu'on tente le coup, tu vas nous suivre.
- Nous n'avons pas le temps pour tes fantaisies ! s'emporta Costume Blanc.
- Tu fais ce que je te dis ou tu fais une croix sur notre aide ! tonna Dean. Ramasse ton frère mais fais gaffe, pas d'entourloupe, sinon j'hésiterai pas à abréger ses souffrances et dans son état ça m'étonnerait que ça me demande beaucoup d'efforts.
Il toisa encore une seconde son opposant d'un regard meurtrier puis fit volte-face, se dirigeant déjà vers l'autre côté de la bibliothèque, laissant Sam, désemparé, planté entre eux. Ce dernier n'eut d'autre choix que celui de se conformer au plan de son frère, au moins pour tenter d'éviter que son obsession de revanche ne fasse déraper une situation dont il avait l'impression d'être le seul à réaliser la dangerosité et, en croisant le regard de Himéros, il eut la sensation d'être observé par un fauve tenu en laisse.
- Suis-nous, dit Sam en le fixant brièvement avec gravité. Les composés dont tu as parlé ne sont pas ici.
Sam n'en crut pratiquement pas ses yeux en voyant Himéros s'exécuter, son frère dans les bras. Les Winchester le laissèrent marcher devant, et quand Pothos passa à leur hauteur ils se rendirent comptent de la réelle gravité de son état. Ce n'était plus qu'un mort-vivant, une poupée d'os maintenue par des fils, et le contraste avec sa copie jadis parfaite, pleine de vigueur, de santé et de force, fut saisissant. Sombres et inquiets, les deux chasseurs se demandèrent ce qui avait bien pu causer de tels ravages.
C'est vers le donjon que Dean repoussa leurs hôtes forcés. La pièce sombre qui faisait office de cellule, bardée de protections en tous genres et dissimulée derrière de lourdes armoires d'archives, avait servi de geôle à bien des ennemis - ainsi qu'à lui-même, il fut un temps. L'ainé des Winchester espérait-il y accroître ses chances d'entraver les dieux de l'Amour, ou bien le fait que dans cette pièce soient remisés bon nombre d'ingrédients magiques expliquait-il son choix ? Marchant à un mètre derrière Himéros, ne quittant pas du regard son dos altier, il avait le cœur qui battait fort, conscient d'être en train d'essayer de dompter une force qui pouvait le balayer, mais les dés étaient jetés, à présent.
- Dean, lui murmura Sam d'une voix des plus anxieuses alors qu'ils remontaient le couloir vers leur destination. Qu'est-ce que tu as exactement dans la tête ? Ne fais pas n'importe quoi, je t'en prie. Ils sont aux abois, on marche sur des œufs.
- T'en fais pas, gronda Dean qui pointait son fusil sur le crâne desséché de Pothos, au-dessus du coude de son frère. On va vite voir s'ils essaient de nous la faire à l'envers.
Puis, quelques instants après, alors qu'ils arrivèrent face à l'entrée du donjon, il lança à voix haute :
- Stop, bouge plus. C'est là, le terminus.
D'un signe de tête, il manda son frère dégager la voie et, une fois les portes ouvertes, il pénétra dans le réduit qui servait d'antichambre à la cellule pour débloquer les armoires qui en barraient encore l'accès. Dans un bruit métallique, Himéros vit la prison aux murs de briques et de pierre se dévoiler peu à peu, et l'image du siège boulonné au milieu du pentagramme sur le sol, sous les appliques en entonnoir qui l'éclairaient d'une lumière froide, le répugna. Il adressa à Sam un regard à la fois méfiant et résigné qui le perturba.
- Avance, ordonna Dean.
Sans autre choix à sa portée, Costume Blanc entra et, sous la clarté diaphane qui tombait du plafond, il déposa Pothos sur le siège en s'efforçant de lui conserver le plus de dignité possible. Dean s'activait déjà devant les étagères à la recherche de myrrhe et de sel, et persistant à fixer Sam, resté près du seuil de la cellule, Himéros tendit la main à nouveau.
- Ta lame, fit-il.
Sam avait une telle sensation de jouer avec le feu qu'il pouvait sentit l'odeur âcre de sa propre sueur. Ils avaient contraint les deux dieux à céder à leurs exigences, et après ? Si le piège devait fonctionner, si les Érotes honoraient leur parole, que feraient-ils ensuite, eux ?
Le cadet des Winchester détacha sa machette de sa ceinture et, la pointe vers le dieu de l'Amour, la lui tendit.
- Un cercle, hein ? répéta Dean en pénétrant dans la pièce avec deux bocaux sous le bras.
Il confia son fusil à Sam, qui n'eut d'autre choix que de mettre Himéros en joue, et sous les yeux stoïques de ce dernier il commença à répandre tout autour du siège et des deux prisonniers, le contenu des deux récipients. Sans attendre qu'on le lui commande, Costume Blanc brandit la machette, Sam braquant aussitôt son fusil vers Pothos en guise de mise en garde, et la divinité s'entailla profondément la main, laissant dès lors son sang imprégner les poudres sur le sol.
Un crépitement étrange se produisit, suivi d'une coloration vive des substances qui parurent prendre un instant l'éclat de la lave en fusion, et pour prouver qu'il n'avait pas menti, Himéros tendit la machette devant lui jusqu'à ce que sa main, une fois au-dessus de la ligne tracée au sol, se heurtât à une barrière opaque jusque-là invisible qui commença à faire fumer le bout de ses doigts alors que l'arme tomba lourdement sur le sol.
- J'ai respecté ma parole, clama-t-il en plongeant vivement les yeux dans ceux des deux frères. A votre tour, à présent, sauvez-le.
Le piège, à leur grand étonnement, semblait fonctionner, la balle était dans leur camp, mais les Winchester n'en tirèrent aucune satisfaction. Alors que Sam n'avait aucune idée de ce que Dean comptait réellement faire, alors qu'il ignorait ce qu'il allait faire lui-même, le moment d'en décider était venu. A cet instant, deux choix s'offrirent à eux : toucher Pothos et l'aider à se régénérer, comme Himéros l'avait prophétisé, permettant ainsi de renforcer le pouvoir des dieux de l'Amour. Ou bien laisser mourir celui qui s'était joué d'eux en se jouant de lui à leur tour, éliminant ainsi une partie de cette menace contre laquelle ils n'avaient jusqu'ici trouvé aucune parade, en profitant de l'apparente neutralisation de Himéros pour échapper à son courroux. Même s'ils ignoraient à quel point la barrière de sel et de sang pourrait les protéger de sa furie s'ils ne tendaient pas la main. Même si Éros était libre. Effrayé par sa propre pensée, Sam faillit s'avancer d'un pas pour répondre à la requête puis se ravisa, de crainte de commettre une erreur funeste. Pourtant, il ne pouvait complètement se convaincre que les Érotes constituaient un danger tel qu'il lui fallait à tout prix les exterminer, et la rancoeur qu'il nourrissait à leur endroit n'effaçait pas la dette, qu'il aurait aimé trouver absurde, qui était la sienne suite à son sauvetage par Eros. Il hésita. Le temps d'un battement de cil qui parut durer une vie.
Et puis il sursauta quand la voix de Costume Blanc résonna férocement :
- Qu'attendez-vous, Winchester ! Mon frère est sur le point de s'éteindre, nous avions un accord !
Sam, fébrile, jeta les yeux vers Dean qui ne bronchait pas. Et il comprit ce que l'Érote, en dépit de sa clairvoyance, n'avait pas su ou voulu voir : son frère ne lèverait pas le petit doigt. Un froid extrême glaça le puiné, car la soif de vengeance de Dean allait lui faire commettre un acte proprement suicidaire. Il s'approcha de lui, sans mot dire, en le fixant d'un regard intense destiné à lui faire prendre conscience de sa folie, mais il fut ignoré. Dean continua de toiser stoïquement Himéros, indifférent à la panique comme à l'indignation qui agitaient celui-ci, et il osa aller plus loin encore en exigeant soudain :
- Y'a rien qui presse, on commence à peine à discuter. Tu nous as dit comment vous mettre la chaîne à la patte, très bien. C'est un début, si t'es pas en train d'essayer de nous rouler. Maintenant je veux savoir de quelle manière vous trancher la tête.
Le cœur de Sam manqua un battement, ses cheveux se dressèrent sur sa nuque et, l'air se bloquant un temps dans ses poumons, il fut convaincu que son frère était devenu fou. En face, la colère de Himéros ne fut plus contrôlable. Ses traits se muèrent en pure promesse de mort, ses poings s'abattirent vainement sur la barrière pour y cuire un long moment, tout le temps, en réalité, où il éructa avec fureur :
- Comment oses-tu me défier de la sorte, nous avions conclu un marché ! Tu t'en repentiras, est-ce là tout l'honneur des Winchester ?!
La menace parut lui être égale. Dean ne bougea pas, et Sam, terrifié, s'empressa de tenter de ramener son frère à la raison.
- Dean. Dean, je t'en prie, réfléchis. Ça va se retourner contre nous, si tu continues, tu vas beaucoup trop loin.
- J'ai dit que si j'avais le moyen de les neutraliser on pourrait parler, rappela-t-il sans faillir en visant Sam du coin de l'œil.
Et, braquant une fois encore son regard implacable sur Himéros, il acheva :
- Alors, parlons.
L'Érote écumait d'une rage terrible. Il s'était abaissé à remettre son sort et celui de son frère entre les mains des mortels, avait fait montre de sa faiblesse et cédé à leurs exigences, était allé jusqu'à se couper les ailes dans le pathétique espoir d'obtenir leur concours, et n'avait récolté que l'humiliation. C'en était trop. Dean l'empêcherait de sauver son frère car il les haïssait profondément, c'était désormais une évidence et, même au prix du salut de Pothos, son jumeau jura qu'il ne se soumettrait pas davantage.
- Tu n'obtiendras plus rien de moi, Winchester. J'ai été fou de penser que vous pourriez oublier votre rancune, mais je te le ferai regretter. Dieu de l'Amour ou pas, si mon frère meurt je te ferai payer cher ta perfidie.
La menace sembla glisser sur Dean comme l'eau de pluie sur le verre. Plus rien de ce qui pouvait découler de ses choix insensés n'avait l'air de lui importer tant qu'il conservait l'ascendant sur ses ennemis et Sam en fut horrifié.
- Ça suffit, Dean ! cria-t-il les yeux exorbités. Tu es devenu complètement dingue, tu as oublié à qui tu as affaire ?!
- Tu perds ton sang-froid, Sammy ? riposta-t-il avec un flegme qui parut authentique, sans quitter Himéros du regard. Il est aux abois, il ne peut pas se payer le luxe de refuser.
Costume Blanc s'étrangla de colère, mais surtout il blêmit de terreur en comprenant que Pothos était perdu. Il eut un cri de désespoir, qui glaça le dos de Sam.
- Je ne marche pas, cracha alors ce dernier. Tu n'as plus les idées claires, je te laisserai pas courir à ta perte et à la mienne avec.
Dean le visa d'un regard brusque, et le vit qui amorçait déjà un pas vers le cercle de sang.
- Sam ? gronda son frère. Qu'est-ce que tu fous ?
- Je nous sauve de ton délire, grogna-t-il en serrant les poings de toutes ses forces. Tu ne nous laisses pas d'autre solution.
Il avança vers les Érotes, et Dean, qui eut du mal à en croire ses yeux, lui intima l'ordre de rester où il était.
- Ne t'avise pas de faire un pas de plus, Sam ! On ne bronche pas tant qu'on n'a pas de réponse, tu piges ?!
Le cadet des Winchester jeta par-dessus son épaule un regard de défiance à son aîné. Dean sut alors que Sam ne lui obéirait pas, et le vit repartir de plus belle vers les dieux.
- Je t'ai dit de pas bouger ! lui hurla-t-il tout en se précipitant vers lui.
Il le rattrapa en deux enjambées et le saisit violemment par le col, le forçant à reculer contre le mur qu'il lui fit heurter rudement.
- La seule réponse que t'auras c'est nous, six pieds sous terre ! riposta Sam en s'arrachant brutalement à son entrave. Est-ce que t'es devenu complètement malade ou aveugle ?!
- Je te le redirai pas, menaça Dean en reculant d'un demi-pas pour le pointer d'un doigt mauvais. Reste où tu es !
Sam refusa. D'une expression inflexible il brava l'injonction et tenta d'avancer jusqu'à Pothos. Dean, alors, s'interposa, et en agrippant l'épaule de son frère avec une force tout à fait stupéfiante, l'obligea à se retourner avant de lui asséner un coup de poing féroce. Frappé à la mâchoire, Sam fut violemment envoyé au tapis, et Dean commit l'erreur de se rapprocher en prévision d'une nouvelle attaque. Sauf qu'elle ne vint pas de lui, mais bien de Sam : avant même que Dean pût se saisir de lui à nouveau, et profitant de sa plus grande allonge, le cadet, encore à terre, décocha un puissant coup de pied dans l'estomac de son frère qui alla voler deux mètres en arrière. Il tapa rudement du dos contre le sol, et lorsqu'il se releva ce fut pour voir, horrifié, Sam qui franchissait la limite du cercle magique. Il poussa un cri d'épouvante, craignant alors plus que n'importe quoi d'autre que Himéros ne s'en prenne à lui, mais le dieu ne fit que reculer, laissant à Sam toute la place devant son jumeau qui paraissait déjà mort.
Sam, alors, agit d'instinct, comme son intuition le lui commandait, et sans hésiter, sans même penser aux conséquences de ses actes, pour lui ou pour le déroulé des évènements futurs, il posa la main sur le crâne décharné de Pothos.
