« Qu'est-ce que tu fais là ? » demanda Tom.

Zen'kan ne répondit pas tout de suite, achevant d'abord de serrer les sangles d'arrimage autour du lot de caisses qu'il avait aidé à charger.

« J'donne un coup de main. »

Son frère détailla son travail, tirant un peu sur les courroies pour en tester la tension. Puis signala son approbation d'un hochement de tête.

« Tu ne devrais pas plutôt soutenir Ilinka ? » demanda-t-il ensuite. « Elle pleure... encore. »

Zen'kan fit la grimace. Ça sonnait un peu comme un reproche. Comme si chacun des sanglots déchirant qui perçaient la toile de l'Esprit n'était pas une condamnation suffisante de sa lâcheté.

« J'suis nul pour ça. J'ferais qu'empirer les choses. »

Son frère lui jeta un regard de biais mais n'ajouta rien, poursuivant son inspection de la cargaison fraîchement arrimée.
Ce ne fut que lorsqu'ils furent loin du regard du reste de l'équipage s'affairant au chargement, que Tom rouvrit la bouche, pour murmurer, inintelligible, tripotant sans la voir l'attache d'une caisse.

« Quoi ? » demanda Zen, n'ayant pas compris.
« Est-ce que tu n'y penses jamais ? A sa mort ? »
« La mort de qui ? De Pipeau ? »
« Non. De maman. » répondit son frère d'une petite voix atone.

Désarçonné, Zen'kan le fixa en clignant des yeux. C'était quoi, cette question ?
« Nan, pourquoi ? »
Tom le fixa, les arcades sourcilières froncées, l'air de se demander s'il était stupide ou juste naïf.

« Elle est humaine et elle refuse les dons de vie. » nota-t-il, comme si ça expliquait tout.

« Ouais, et alors ? Elle est pas si vieille ! »
« Mais elle va mourir un jour. »
« Ouais. Comme tout le monde, je suppose ? » hasarda-t-il.

Mais qu'est-ce qu'il prenait à son frère ? Tom lui jeta un nouveau regard en travers.
Cette fois, il gronda. Ça commençait à bien faire ! Il n'était pas un crétin !
« J'sais que les
wraiths aiment bien s'croire immortels, mais la vérité, c'est juste qu'on va jamais mourir de vieillesse. On reste tous très, très mortels. Si j'me fais éclaffer par un pin de trente mètres de haut, wraith ou pas, j'suis cané – et idem pour toi ! Les humains, y meurent juste plus facilement que nous, c'est tout. »

« Justement ! Ça ne te pose pas de problème ? » siffla Tom en retour.

« Nan. J'veux dire, c'est normal. C'est comme les chiens. »
« Les chiens ? » répéta son frère, perplexe.

« Ouais, les chiens. Genre, ils vivent dix ans, quinze grand max. Tu sais qu'ils vont crever avant toi. Pourtant les gens adoptent des chiens tout le temps. C'est pareil... »
Tom inspira à fond, se pinçant l'arête du nez.

« Tu es en train de comparer notre mère à un chien ?! »
« Non ! Oui ! Enfin... j'veux dire... un peu... mais pas de la mauvaise manière. » bafouilla-t-il, soudain horrifié par ses propos.

Son aîné soupira davantage.

« J'aimerais être capable d'autant de... détachement... »
Cela sonnait comme une critique. Un reproche presque.

Il prit la mouche.
« Va pas croire que je l'aime pas ! »
« J'ai pas dit ça, juste que... »
« Tu l'as pas dit, mais tu l'as pensé ! C'est pas parce que j'suis pas en train de me faire des putains d'angoisses pour un truc que j'y peux rien, que ça veut dire que je tiens pas à elle ! C'est aussi ma mère ! »
« Zen... je... »

Il n'avait pas fini ! Il le coupa d'un geste sec.
« J'ai pas d'autre famille ! OK ? Toi, moi et Milena ! C'est tout ! Alors je t'interdis d'croire que je l'aime pas ! »

Son frère sembla se dégonfler un peu.

« C'est pas vrai. Tu es et reste un fils de Silla. Tu auras toujours une famille. Et il y a Markus et Rosanna et... »
« C'est pas pareil, et tu l'sais... J'passerai jamais en premier pour eux... J'suis même pas sûr que j'passerais en premier pour toi. »

Tom faillit objecter, mais il se retint, de justesse. Ç'aurait été un mensonge, et ils le savaient tous les deux.

« Je suis désolé. C'était maladroit de ma part. » s'excusa son aîné.

Il opina. Oui, ç'avait été maladroit. Mais il n'avait pas pensé à mal.

« Je m'excuse aussi... »
Tom l'attira contre lui, le serrant un peu gauchement dans ses bras.
« Moi, je t'interdis de croire que tu n'es pas important. OK ? »
Il opina. Ça faisait du bien de se l'entendre dire.
.

« Ma petite reine, puis-je entrer ? »
Elle opina, s'essuyant le nez d'un revers de manche. Ces crises de larmes inopinées commençaient à devenir humiliantes.

Markus s'approcha, s'asseyant doucement à côté d'elle sur le lit, sa présence hiératique pareille à la lueur rassurante d'un phare dans la nuit.

« Pourquoi ça fait aussi mal ? »
Son père mit longtemps à répondre.
« Je suppose que plus grand est l'amour, plus forte est la perte. »

« Comment je fais pour arrêter de souffrir autant ? »
Il mit encore plus de temps à répondre.

« Je l'ignore ma princesse. Je suis désolé de ne pas pouvoir t'aider. »

Elle opina. Il ne mentait pas, son esprit aussi clair qu'un livre ouvert.

« Est-ce que tu peux me faire un câlin ? »
« Bien sûr. » opina-t-il, l'enlaçant dans une étreinte chaude et rassurante.
«Merci papa. »

« Je serai toujours là pour toi, ma petite reine. »
Il ne mentait pas non plus. Une volonté inébranlable dans un corps d'acier. Un pilier sur lequel elle pouvait s'appuyer. Elle se sentit un peu mieux. Un peu moins seule et perdue. Un peu moins impuissante.

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« Pourquoi on ne me dit jamais rien ?! » s'agaça Tom, levant les bras au ciel.
« C'était écrit dans le rapport d'il y a deux semaines. » nota platement Liu, agitant la tablette qu'elle tenait la main.
« Et je t'en ai parlé l'autre jour. » nota Rosanna.
« Quand ? » s'agaça le jeune capitaine.

L'artiste soupira, secouant la tête. Certes, il avait une myriade de choses à penser et à coordonner, mais tout de même. Oublier qu'il allait avoir vingt-sept passagers de plus, ce n'était pas anodin !

« Peu importe. Il faut organiser leur transbordement. Le Sea Dreamer va bientôt arriver au bout de ses réserves et devoir accoster quelque part pour les refaire. Il faut que ses passagers soient évacués avant qu'ils aient quitté les eaux internationales. » poursuivit-elle.

« OK. OK. Il faut quoi? Les Jumpers ? Ou on les ramasse en Dart ? »
Elle réfléchit un instant.

« Jumper. Trop de risque d'emmener des membres de l'équipage du bateau avec le Dart. En plus, vous en avez avec des occulteurs, maintenant ? »
« Non, mais Léonard doit pouvoir bricoler un truc... »
« Je suis sûre qu'il a bien assez à faire comme ça. En Jumper, ce sera parfait. »
« OK. Liu ? » s'enquit Tom.
Roulant des yeux, la jeune femme fit signe à Rosanna d'approcher.

« Venez, je vais m'en charger avant de retourner à mon propre planning plein à raz bord, puisque le capitaine est trop occupé pour ça, n'est-ce pas ?! »
Pouffant, l'artiste obéit.

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Les semaines étaient passées trop vite. Beaucoup trop vite. On ne lui avait pas donné de limite claire à ce qu'elle pouvait emporter ou non, mais Ilinka était consciente qu'elle devrait faire des choix. Des choix déchirants. Il y avait les indiscutables : ses vêtements favoris, la couverture en patchwork que Véronique lui avait cousue des années plus tôt, ses livres fétiches, les albums de photos – celui de Pipeau, celui de la réserve, avec Oswald, toute l'équipe, le premier jour de Zen'kan et bien plus, celui avec tous les animaux qu'ils avaient eu au fil des ans, et quelques autres. Ses doudous, sa boîte à bijoux, et quelques souvenirs.

Mais il y avait tout le reste. Un livre qu'on lui avait offert, un jour, et qu'elle n'avait jamais eu l'envie de lire, mais qu'à présent elle brûlait de dévorer. La maison de poupées que ses parents avaient fabriquée pour elle et qui dormait dans le grenier depuis bien longtemps. Ses vêtements, qu'elle ne mettait pas si souvent, voire jamais, mais qui étaient à elle tout de même. Ses rideaux, dont le gauche avait été rapiécé avec un tissu différent, après que Zen'kan l'eut déchiré d'un grand geste maladroit.
Tout une vie, tellement de souvenirs, d'instants passés. Lesquels conserver ? Lesquels abandonner ?
Rorkalym avait déjà fait ses bagages. Il n'emportait pas grand-chose. A peine une grosse valise. Avec son père, ils avaient réussi à faire tenir l'intégralité des biens qu'ils souhaitaient emporter dans la cabine qui leur avait été attribuée à bord !

D'une manière tout à fait terrifiante, ses parents semblaient prêts à voyager encore plus légèrement. Sa mère emportait une bonne partie des toiles qu'elle avait réalisées ces dernières années, mais de son propre aveu, il s'agissait de commandes et de cadeaux, pour des gens de Pégase. Elle n'emportait que peu d'affaires personnelles. Quelques vêtements, quelques souvenirs, et du matériel d'art, principalement.
Markus avait revendu presque tout le contenu de son atelier de tannerie. Beaucoup d'objets spécifiques aussi.

Les meubles, la vaisselle, le linge, tout cela resterait, pour les prochains locataires. Freddy et Ruth, deux des hybrides de l'adelphie de sa mère, allaient venir s'installer derrière eux.

La ferme allait devenir un sanctuaire pour les descendants d'Elus Elyon et pour tous les aliens qui pourraient se perdre en Helvétie. Le brigadier Schmidt s'y était engagé. Il veillerait sur les lieux et ses occupants.

La ferme ne serait bientôt plus son foyer. Et elle devait décider quoi emporter. Et quoi abandonner. Une tâche terrible.

Son seul réconfort était de savoir qu'elle n'était pas la seule à peiner. Milena et Zen'kan avaient passé le plus clair de leur temps libre à aider sur l'Utopia. A quelques jours du départ, ils se retrouvaient à devoir furieusement trier et empaqueter leurs affaires.
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« Alors comme ça, tu l'as eu, ton stage ?! A ton succès, alors ! » s'enquit Ava, levant sa tasse en un salut joyeux.
Rorkalym opina.

« Oui. Je pars après-demain. »
« Trop bien ! Tu m'enverras une carte du Texas, hein ! »
« Bien sûr. »

Un mensonge éhonté. Mais sans gravité. La jeune femme ne tarderait pas à l'oublier.
Elle était tellement joyeuse, lumineuse, et extravertie. Il n'était qu'un vague épisode dans son existence épanouie. Une parenthèse sans importance.
Une part de lui, bien égoïste, regrettait qu'ils n'aient pas été plus. Mais c'était mieux ainsi, il le savait. Sa place n'était ni dans ce monde, ni aux côtés de la jeune femme.
Levant son propre café, il trinqua, à son départ.

Ava avait raison sur un point. Le futur s'annonçait fascinant...

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Attrapant la main d'Arnaud et celle de Sébastien, il les leva bien haut, puis s'inclina sous les applaudissements de la foule.
Le concert avait été un franc succès. Une part non négligeable des spectateurs étaient venus expressément pour Elégie. Il n'aurait pu rêver plus belle sortie.

Les spots s'éteignirent et ils quittèrent la scène, ivres d'adrénaline et de metal.

« Putain ! Mec ! Tu peux pas nous faire ça ! Merde ! Tu les as vu ! » le secoua Arnaud.

«Ouais, c'était génial ! Ultime ! Mortel ! » beugla Sébastien, leur sautant au cou, électrisé.

Trébuchant pour ne pas tomber, Zen'kan empêcha son ami surexcité de se vautrer.

« C'est pas comme si j'avais l'choix. »

« Mais t'as un taf ! T'es adulte ! Ta daronne peut pas t'forcer ! » hurla Arnaud, pour couvrir les basses lourdes de la musique diffusée entre deux groupes pour occuper la foule.

D'un monumental coup de cul, Sam l'éjecta.

« Arnaud, t'es lourd ! Fiche-lui la paix. » répliqua-t-elle, tendant machinalement son paquet de clopes à Zen'kan pour qu'il en prenne une. Ce qu'il fit, par habitude.
Ces derniers temps, il fumait beaucoup. Ça l'aidait à déstresser et il n'avait pas trop de remords. Il serait bien forcé d'arrêter quand son stock s'épuiserait, dans Pégase.
Il était même un peu curieux de savoir s'il aurait des sensations de manque. Après tout, il régénérait, à présent. Pouvait-il régénérer et être simultanément accro à la nicotine ?

« Tu vas manquer au groupe, ça c'est sûr. » nota la jeune femme, faisant claquer son briquet.
« Vous allez grave me manquer. » opina-t-il.

« Putain, dis pas ça, j'vais chialer ! » riposta Arnaud, revenu à la charge.

« Ouais, il a raison ! On va pas chialer ce soir, putain ! C'était notre dernier concert tous ensemble. Notre meilleur concert ! On devrait le fêter, pas chialer comme des madeleines. » approuva Sébastien.

« OK, c'est moi qui paie la binouze, ce soir ! » offrit-il, agitant son porte-monnaie.

Dans deux jours, sa carte bancaire ne lui servirait plus à rien. Autant faire bon usage de tout cet argent durement gagné à la réserve.

Avec un pincement au cœur, il réalisa qu'il ne retournerait plus défricher la prairie du Mollard au printemps, ni couper les arbres malades à l'automne.

Laissant la fumée de cigarette lui brûler les poumons, il fit signe à ses amis de le suivre.

Il aurait deux semaines de voyages pour déprimer. Ce soir, il comptait bien s'éclater !

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« Putain de bordel de merde, la vie de ma mère ! C'est trop délire ! » s'extasia Tania, tournant sur elle-même.

Dans un scintillement, Ubris se matérialisa à côté d'Ilinka.

« Mon programme acquisition de langage semble avoir eu un petit... bug... J'ai enregistré un niveau anormalement haut de jurons. »

Ilinka secoua la tête de gauche à droite, avec un petit sourire contrit.

« Non, non. Aucun bug. »

« Wooooah ! Vous vous êtes téléportée ? C'est possible ça ? »
L'IA pouffa.

« La téléportation est effectivement possible, mais non, je projette simplement mon interface holographique de communication. Je ne suis pas physiquement présente, puisqu'en tant qu'intelligence artificielle de bord, je n'ai pas de corps au sens commun du terme. »

« Trop dément ! Vous pouvez faire ce truc, là, avec les doigts ? » répondit Tania, visiblement surexcitée, séparant ses doigts en un salut vulcain.

Ubris s'exécuta.
« Faites-vous référence à la fiction télévisuelle désignée sous le nom de Star Trek ? »
« Meeeerde... Elle sait ce que c'est ? » s'extasia la jeune femme, se tournant vers Ilinka.

« Ubris a accès à tous les films et séries enregistrés sur les disques durs de l'Utopia, et elle aime bien surfer sur le Net quand ils sont sur Terre... Je suis presque sûre qu'elle a lu des fanfics de Star Trek... »
« C'est exact. Je peux vous recommander mon top cent, commenté, si vous le désirez. »
« Non, merci Ubris. » refusa-t-elle poliment, emmenant Tania vers le pont.

« A votre service. » opina l'IA, disparaissant dans un scintillement.
Son amie avait demandé à visiter l'Utopia, et Tom y avait consenti. Autant en profiter pour lui faire faire un petit tour du vaisseau. Seul avantage de ce départ, le Secret n'avait plus lieu d'être.

Dans moins de douze heures, ils seraient loin, et il serait trop tard pour regretter ne pas lui avoir partagé autant que possible de son vrai monde.

« Viens par-là, y'a des hublots qui permettent de voir la Terre. »