Les plaines verdoyantes de Toal me manquent. Les promenades au soleil, les genoux dans l'herbe, les chevaux galopant à mes côtés me manquent. La fraîcheur du vent sur ma peau me manque. Les escapades dans les ruelles, dans les champs, au lit de la rivière avec Link et Malon me manquent.

Cette vie monotone à l'Académie me hante, malgré mes palpitantes aventures avec Hergo et Nico. Cet entraînement futile et répétitif m'agrippe comme une gangrène incurable. Ces innombrables journées passées à effectuer les mêmes rondes encore et encore, sans échappatoire, sans promesse de liberté, m'affaiblissent mentalement.

Mais peut-être ces épreuves porteront leur fruit plus tard, car aujourd'hui une nouvelle perspective se présente à moi. Quelque chose de plus excitant encore que ce que la voie de la chevalerie me proposait alors. À partir d'aujourd'hui, je me remets en marche et voici mon histoire.

Journal de Linkle


La patrouille s'engagea dans une ruelle assombrie par les multiples festons accrochés aux maisons de part et d'autre de l'artère urbaine. Les huit soldats menés par Ash continuaient de s'acquitter de leurs devoirs, surveillant les passants, à l'affût de tout individu louche cherchant à profiter du tumulte du Festival des Masques pour accomplir leurs méfaits.

Le tintamarre de la grande rue leur parvenait de tous les côtés, un écho assourdissant des joyeuses festivités envahissant la capitale. Des passants couraient ci-et-là, certains les saluant gaiement, d'autres se contentant de leur faire un signe de tête respectueux, tous pressés par le ravitaillement des stands touristiques. Même s'ils ne pouvaient encore participer à l'enthousiasme général, les apprentis chevaliers gardaient le sourire et pensaient déjà à leur après-midi libre.

— Pas de relâchement dans les rangs ! aboya Ash. Restez vigilants !

— Oui, capitaine !

Le moral était haut, les remarques acerbes de l'officier ne semblaient pas pouvoir les atteindre et même Linkle se prit à siffloter allègrement, d'un air presque arrogant en défiant les ordres d'Ash. Bien entendu, sa soudaine gaieté ne laissa pas ses amis indifférents.

— Te voila bien heureuse aujourd'hui, Linkle, murmura Hergo à sa droite, suffisamment bas pour que Ash ne puisse l'entendre. Que nous vaut ce plaisir ?

— Elle revoit son frère tout à l'heure, suggéra Nico. Comment ne le serait-elle pas ?

— Elle nous en parle depuis des lustres et ne s'est jamais montrée aussi vivante, rétorqua Hergo. Il y a autre chose n'est-ce pas ?

— Perspicace de ta part, sourit Linkle. J'ai eu une petite conversation avec le capitaine hier soir. On peut dire qu'elle m'a grandement aidé.

— Toi, en tête à tête avec le capitaine ? interrogea Nico, incrédule.

— Ses conseils étaient incroyables, je ne l'imaginais pas aussi attentive aux autres, ni aussi vive d'esprit. Notre duel d'entraînement m'a bien ouvert les yeux.

— Votre QUOI ?! s'écria alors Hergo si fort que tout le monde sursauta autour de lui, civils comme soldats.

Il réalisa son erreur tout de suite mais ne put éviter le courroux du capitaine.

— Soldat Hergo ! Que veut dire ce vacarme ?! Cessez vos bavardages inutiles et concentrez-vous ! Venez ici !

Abattu, des sueurs froides perlant de son front, Hergo s'avança avec une stature droite mais un visage exprimant la détresse. Il osa un dernier regard vers ses amis et vit Linkle et Nico, soulagés de ne pas se retrouver à sa place, la jeune femme prononçant silencieusement les mots « Désolée, on n'en reparlera plus tard ». Ash ordonna à l'escouade de reprendre la marche tandis qu'elle sermonnait le pauvre étudiant à sa suite. Ses réprimandes durèrent encore quelques minutes, le temps qu'ils parviennent à une petite place dégagée, décorée d'une belle fontaine sculptée avec passion et proche d'une aire aménagée pour jeux d'enfants.

Contre toute attente, Ash autorisa le groupe à se désaltérer et à profiter d'une courte pause, ce qui signifiait que les recrues allaient veiller à la sécurité de ce lieu fréquenté avant de repartir. L'aspirant chevalier à la houppe revint auprès de ses pairs, la mine déconfite, et s'apprêtait à se plaindre de s'être attiré les foudres du capitaine lorsqu'une bande de gamins portant des masques aux formes et couleurs extravagantes l'accostèrent en ricanant.

— Monsieur, monsieur ! Vous aussi, vous jouez un monstre ?

— Que…? Comment ça, un monstre ? s'indigna Hergo.

— Comme nous, quoi ! C'est le Festival des Masques, tout le monde en porte un à l'effigie d'un Héros ou d'un monstre ! On adore rejouer les grandes batailles des légendes de Hyrule.

— Voyez-vous ça ! Et pourquoi ne puis-je être un Héros alors ?

— Votre tête ressemble trop à celle d'un monstre ! s'esclaffa un second enfant.

— Et votre chef vous a engueulé ! pouffa une des fillettes. C'est ce que font les adultes à ceux qui ont été vilains !

— C'est différent et totalement déconvenu ! Et surveille ton langage, toi !

— Soldat Hergo, dois-je vous rappeler une énième fois de BAISSER VOTRE TON ? fuma Ash.

— Capitaine ! acquiesça Hergo par instinct.

— Ha ha ! se réjouit un troisième marmot. Vous vous êtes encore fait gronder !

Rouge de honte et de colère, Hergo hésita à répliquer vivement mais se retint avant d'émettre le moindre son. Cependant, les joyeux lurons fuirent en courant, pas peu fiers de leur blague, provoquant par effet de chaîne les rires d'autres civils témoins de la scène. Même Linkle et Nico se joignirent à l'hilarité générale, mais le regard de la première s'attarda sur les bambins qui se dirigeaient à présent vers l'avenue principale. Ces mignons petits farceurs lui rappelaient sa propre jeunesse. Sa bulle se brisa alors lorsque ceux-ci disparurent au croisement et passèrent devant une silhouette à l'aura sinistre.

Elle avait la même carrure, la même corpulence frêle qu'un préadolescent quelconque et ses vêtements n'avaient rien d'extraordinaire. Toutefois, son allure, la façon dont elle observait ses alentours ne possédaient ni la candeur, ni la curiosité propres aux Hyliens de cet âge. L'individu se tenait lugubrement immobile, comme un épouvantail, et seule sa tête bougeait avec autant de fluidité qu'une aiguille de clocher particulièrement peu huilée. Ce mouvement mécanique accentuait la nature perturbante de son masque aux traits sauvages, bestiaux et ne disposant d'aucune fente pour les yeux. À la place, des pupilles affreusement dilatées y avaient été dessinées. Fascinée et troublée à la fois, Linkle ne pouvait se détourner de cet être fantomatique jusqu'à ce que le cou de celui-ci commence à craquer et se tordre d'un coup sec pour la dévisager.

Une vague d'effroi la traversa, si bien qu'elle ne pût retenir un cri de surprise. Seul Nico s'en aperçut.

— Tout va bien, Linkle ? s'enquit-il doucement.

Sa question détourna Linkle de la figure intimidante une seconde. Elle lui assura qu'il ne s'agissait que d'un insecte ayant volé trop près de son oreille mais lorsqu'elle se retourna vers la rue, la silhouette avait étrangement disparu. Avait-elle rêvé sa présence ? Simplement imaginé son existence éphémère ? Elle ne put y réfléchir plus longtemps car Ash venait de signaler la reprise de la patrouille.

L'escouade traversa de nouveaux passages tout aussi animés que les précédents. Les soldats parcoururent les veines de la ville pendant une bonne heure. Hergo paraissait toujours grognon après le savon du capitaine, Nico demeurait silencieux en s'acquittant de sa mission. Linkle, elle, avait l'esprit ailleurs. Sur leur route, elle crut plusieurs fois avoir revu l'apparition qui l'avait tant bouleversée, mais à chaque fois la silhouette s'évanouit en un clin d'œil. Personne d'autre ne semblait l'avoir remarqué et même lorsqu'elle fit part de ses doutes à Nico, l'esprit sensé de l'équipe, elle n'obtint pas de meilleure réponse.

— Un enfant bizarre avec un masque dérangeant ? Non, j'ai bien remarqué tous ces petits groupes d'amis mais chacun portait un masque des plus classiques.

Peut-être était-elle bien plus fatiguée qu'elle le croyait. À vrai dire, elle manquait de sommeil et l'excitation de la veille au soir n'avait rien arrangé. Voir tous ces gamins s'amuser en cachant leurs visages pouvait très bien avoir causé cette hallucination.

— Peut-être que je me surmène vraiment, pensa-t-elle avec amertume.

La patrouille se termina devant les casernes de l'Académie militaire, concluant par la même occasion l'entraînement des recrues pour leur période d'initiation. Ash les rassembla dans la cour, les inspecta une dernière fois et faillit les rappeler à l'ordre pour afficher trop publiquement leur enthousiasme, mais se ravisa, ils avaient bien mérité leur repos.

— Soldats ! commença-t-elle en leur faisant face. Ainsi s'achève votre premier service parmi les chevaliers de Hyrule. Ces quelques semaines ont exigé bien des efforts de votre part et vous avez rempli vos fonctions avec brio. N'oubliez pas ce que vous avez appris sur le terrain car vos acquis vous seront demandés pour vos futurs examens. En tant qu'instructeur et officier de commandement de votre groupe, je vous félicite pour votre assiduité, votre sens du devoir et votre dévouement, bien que j'aie constaté un peu de relâchement par moments.

Son regard s'arrêta sur chacun des élèves, tous coupables de négligence au moins une fois, mais elle dévisagea encore plus longtemps Linkle et Hergo qui étaient particulièrement difficiles selon leur humeur.

— Sachez toutefois que je reste fière d'avoir pu vous rencontrer et vous enseigner du mieux que je pouvais. Le chemin vers la chevalerie est encore long et fastidieux, votre cursus complexe et intense mais vous possédez toutes les compétences et l'attitude pour surmonter toutes les épreuves de l'Académie. Et sachez également que le diplôme et l'adoubement ne forment qu'une étape de votre vie et devenir un chevalier n'est en aucun cas la seule vocation qui vous est disponible après coup. C'est à vous de tracer votre futur, mais ne laissez personne vous imposer un avenir que vous ne souhaitez pas.

Le visage de Linkle rayonna à ces derniers mots, elle savait qu'ils lui étaient destinés et en retour, Ash esquissa un sourire presque malicieux à son audience mais surtout à la jeune femme qu'elle avait conseillée moins de vingt-quatre heures auparavant. Intrigués, ses camarades se regardèrent d'un air presque ahuri, ils ne s'attendaient pas à un tel discours de la part de la Princesse Froide.

— Vous êtes tous relevés de votre devoir. Profitez bien de vos congés mais pas d'excès durant les festivités ! Soldats, rompez !

— Oui, capitaine !

Les apprentis chevaliers se rendirent aux vestiaires avec allégresse pour se débarrasser de leurs armures avant de se disperser. Inséparables, Linkle Hergo et Nico traînèrent ensemble. Ils avaient tous les trois hâte de retrouver leurs proches, de passer les jours suivants à flâner et se divertir au Festival des Masques, mais n'étaient pas pressés de se quitter pour autant. Ils bavardèrent à propos de leur nouvelle expérience, des événements prévus pour le Festival et des dernières paroles du capitaine.

— À votre avis, que voulait-elle dire par là ? s'interrogea Nico.

— Exactement ce qu'elle a dit, répondit Linkle. C'est une personne directe, elle ne tourne pas autour du pot.

— Je suis d'accord avec toi, ajouta Hergo. Donc, d'après elle, on pourrait choisir une autre carrière que ce pourquoi on étudie ?

— C'est celà, Hergo, confirma Linkle. À vrai dire, c'est à ce propos qu'elle m'a guidée hier soir.

— Oh ? Envisages-tu de renoncer à la chevalerie alors ? s'enquit Nico avec curiosité. Je dois vous avouer que tout ça me fait grandement réfléchir. L'armée n'est pas forcément mon choix de prédilection…

— Tu nous en avais parlé, effectivement. Comme dit le capitaine, prends bien le temps d'explorer tes options et ne regrette pas tes choix. Et oui, il est fort possible que je me dévoue à une autre discipline, la recherche et l'archéologie sur les recommandations de Ash elle-même.

— Ha ! Je serai donc le seul à devenir chevalier si nous continuons ainsi, soupira Hergo. La recherche, hein ? Tu comptes te rapprocher de notre chère princesse ou quoi ? Il est bien connu qu'elle passe la plupart de ses journées à épauler les érudits du Royaume.

— Ha ha. Je ne suis pas encore sûre de mon choix, j'ai besoin de me renseigner avant de m'engager dans cette discipline.

Le trio continua à débattre sur leurs avenirs respectifs, et si les premières impressions montraient la confiance de Hergo et les réticences de ses compères, leur discussion ne fit que les confirmer. Nico et Linkle comptaient bien utiliser leurs congés pour examiner leurs options en détail.

— Et bien, on dirait que votre repos ne sera pas si reposant, taquina Hergo en empoignant son sac. Sur ce, le Festival m'appelle ! On se retrouve dans une semaine !

— Amuse-toi bien, mais pas de disputes avec les touristes ! Nico, tu revois ta famille bientôt aussi, n'est-ce pas ?

— Oui, ils m'attendent sûrement d'ailleurs. Je pars également, je t'envie un peu tu sais ? Ton frère t'écoutera sans doute sans te contredire à chaque parole. Mes parents ne vont pas aimer quand je leur expliquerai que l'armée n'est pas faite pour moi…

— Crois en tes convictions, Nico ! Au pire, le capitaine Ash pourra leur faire entendre raison.

— J'y compte bien ! À la prochaine !

Linkle le regarda partir de son pas comiquement rapide puis saisit ses propres affaires et s'empressa de rejoindre sa chambre où elle passa encore quelques minutes à ranger ses affaires avant de partir. Sa bonne humeur ne la quittait plus, elle allait enfin retrouver Link et Malon, et arpentait un chemin plus séduisant que jamais pour son avenir, si bien que les apparitions terrifiantes du matin avaient complètement disparu de son esprit.


Les acclamations redoublèrent, le vacarme assourdissant noyant le brouhaha des commerces éphémères de l'autre côté. L'incroyable chahut suscita les regards noirs et ébahis des passants écoeurés par le manque de civilité de ces six personnes irrespectueuses.

Link les observa avec intérêt. À Toal, l'alcool ne coulait pas à flots et personne ne buvait autant en une fois et surtout pas aussi tôt dans la journée. Le jeune homme avec la houppe proéminente semblait particulièrement résistant et se délectait de sa boisson avec beaucoup d'entrain pour quelqu'un du même âge que lui.

— Aucun savoir-vivre, cracha Malon avec dégoût. Viens, Link. Allons plutôt par là.

Elle le mena vers la rue principale, au cœur des attractions du Festival. Sur plus d'une centaine de mètres, des rangées d'étalages s'étendaient à perte de vue, une foule gigantesque s'agglutinant sur chaque échoppe, si bien qu'il leur était impossible de discerner les marchandises vendues avant de se retrouver juste devant.

— Par les dieux, quelle cohue ! On ne va pas pouvoir profiter de quoi que ce soit à ce train…

Les bras croisés, la mine renfrognée de dépit, Malon essaya de trouver un coin pas trop encombré, en vain. De son œil affûté, Link dénicha une taverne abritant une terrasse pas trop peuplée et tous deux s'y rendirent pour se désaltérer par cette chaude journée et attendre que les rues se vident un petit peu.

Il s'agissait d'une bâtisse assez coquette et jouissant d'une belle popularité auprès des jeunes gens par ses aimables et séduisants serveurs, et d'un choix conséquent de mets et boissons aussi délicieux que copieux. Qu'il restait encore des places lorsqu'ils arrivèrent relevait presque du miracle. Profitant de cette opportunité, ils testèrent deux de leurs breuvages signatures, intrigués par leurs compositions à base de lait. Le goût exotique qui s'en dégageait ne déçut pas Malon qui trouva ingénieuse la combinaison de celui-ci avec certains fruits et épices, une information dont elle pouvait s'inspirer pour développer le lait Lon Lon.

Des minutes passèrent, et aussi confortablement installés qu'ils étaient, Link et Malon remarquèrent que la marée humaine continuait de s'épaissir et se demandèrent s'ils allaient à un moment pouvoir gambader tranquillement parmi les marchands sans bousculer tout le monde. Ils s'apprêtaient à échafauder un autre plan, visiter d'autres lieux avant de revenir au soir, mais Linkle apparut au seuil de la taverne et les reconnut malgré les six ans qui la séparaient de leur dernière rencontre.

— Link ! Malon ! appela-t-elle en se faufilant entre les chaises pour les rejoindre.

— Linkle ! répondit Malon en se levant avec entrain, Link à sa suite. Ça fait trop longtemps ! Comment vas-tu ? Et comment nous as-tu trouvés ?

— Avec cette robe qui te sied à merveille, tu ne passes pas inaperçue, tu sais ? Pareil pour Link, ses habits ruraux attirent l'attention de tous les citadins. Même de loin, je peux vous retrouver assez aisément, mais je ne m'attendais pas à vous voir ici.

Elle prit une chaise et s'assit en face d'eux, le visage aussi radieux qu'un soleil d'été à l'aurore. Malgré ses six ans d'absence, sa croissance physique évidente et sa voix plus mature, Link reconnut sans encombre l'adolescente de ses souvenirs, son attitude, ses tics et sa rapide diction n'avaient absolument pas changé. Elle s'épancha longuement sur sa vie à l'Académie, son quotidien, ses camarades devenus amis, la vie à la Citadelle. Link et Malon l'écoutaient avidement, comme deux parents ravis de revoir leur enfant parler d'un long voyage. Ils la laissèrent discourir en sirotant leurs cocktails, ne l'interrompant que rarement. Lorsqu'elle eût fini de conter ses histoires, ce fut au tour de Malon de l'abreuver de nouvelles. Si le village de Toal n'avait pas beaucoup changé non plus, Linkle se délectait d'entendre que les merveilles qu'elle avait quittées existaient encore.

Leur conversation dura presque une heure, les deux bergers avaient oublié la foule qui s'entassait inlassablement dans la rue, comme une colonie d'insectes autour de leur reine, jusqu'à ce que des acclamations leur parviennent.

— Il y a toujours autant de monde… déplora Malon. Attends, non, ils sont plus nombreux !

— Les visiteurs attendent sûrement la Grande Parade, expliqua Linkle. C'est un défilé très spectaculaire et l'attraction principale du Festival. Elle parcourt toute la ville et cette rue fait partie de son itinéraire. La plupart des commerces ne vont pas tarder à fermer pour dégager la voie.

— Oh non ! Nous n'avons encore rien vu…

— Vraiment ? Mais n'ayez crainte ! Je connais d'autres endroits sympathiques et méconnus qui proposent des produits différents pour le Festival ! On a encore le temps de les voir si on part tout de suite. Anju ! Combien on te doit ?

La serveuse rousse qui avait apporté leur boisson revint prendre leurs verres. Sa démarche professionnelle contrastait avec le sourire taquin qu'elle adressa à Linkle, de toute évidence, les deux femmes se connaissaient bien.

— Cinq rubis pour chacun de tes compagnons, dit-elle d'un ton enjoué. Dix pour toi. Je n'ai pas oublié la chope de la dernière fois que tu n'as toujours pas payée !

— Ah, oui, c'est vrai… acquiesça la recrue en sortant un rubis rouge, embarrassée. Merci encore de m'avoir couverte !

— Pas de quoi ! Repassez tous les trois à l'occasion, ajouta Anju à l'adresse de Link et Malon. Pendant le Festival, les prix sont réduits et le menu plus diversifié.

Les trois amis d'enfance la saluèrent et sortirent braver la chaleur et les visiteurs accolés les uns aux autres devant la taverne. Contrairement au mouvement général, Linkle mena le groupe dans une ruelle à moitié cachée par l'enseigne proéminente du restaurant. Ils traversèrent ensuite un dédale vaste, aux couloirs uniformes. Sans les devants de Linkle, Link s'y serait perdu une bonne dizaine de fois.

Après quelques minutes et une conversation passionnante sur les importations de fruits et légumes exotiques de la région Gerudo, ils parvinrent à un square quelque peu encombré, où plusieurs marchands ambulants avaient installé leur bazar. De nombreux curieux observaient les articles avec beaucoup d'intérêt, ceux-ci fraîchement arrivés de provinces reculées.

Le trio se promena tranquillement dans la rue. N'ayant pas mangé depuis le matin, ils dégustèrent des spécialités authentiques de régions dont Link n'avait jamais entendu parler, depuis les déserts arides de l'ouest jusqu'aux monts de cascades au nord. Il découvrit ainsi de nombreux plats exotiques visuellement incongrus mais délicieux au fumet et exquis en bouche tout en examinant les bijoux, les tissus, les épices et les babioles décoratives avec beaucoup d'intérêt. Ayant passé toute sa vie à Toal, Link était fasciné par la qualité et la diversité des produits sous ses yeux. En particulier, des accessoires pour cavaliers l'intéressaient grandement, mais il n'acheta rien, par peur d'effectuer des dépenses inutiles.

— C'est incroyable, tout ce que les gens sont capables de créer ! s'émerveilla Malon devant une étoffe bicolore, légère mais extrêmement résistante. Où vont-ils trouver toutes ces idées ?

— Tu n'as encore rien vu, rit Linkle. Je connais quelqu'un qui vend des choses uniques à chaque fois qu'il vient à la Citadelle. Il ne devrait pas être très loin d'ailleurs. Mais cela me fait penser, Talon et Ingo s'en sortiront-ils tout seuls ?

— D'autres employés du Ranch sont venus pour les seconder. C'est bien la seule raison pour laquelle nous avons quartier libre.

— Je vois, j'imagine que les affaires marchent bien, alors ?

— Les récoltes ont été riches cette année, et nos bêtes se sont dépassées ! Des villageois de Toal nous ont même accompagnés et installé leur propre stand à côté du nôtre.

— Ravie de l'entendre ! Ah, mais voila donc l'homme dont je vous parlais. Terry !

Link se tourna vers l'homme assis sur un petit tapis, au visage rond serti de tâches de rousseur et portant un sac massif sur son dos. Le dénommé Terry avait disséminé ses produits frais sur des assiettes,des bocaux remplis à ras bord sur des planches de fortune ou à même le sol et était si chargé que Link se demanda avec perplexité comment il avait réussi à amener tout son bric-à-brac sans crouler sous son poids. Terry devait avoir un excellent esprit commercial car la plupart des passants s'arrêtaient devant lui et très peu repartaient les mains vides. En s'approchant, Link aperçut une quantité incroyable de fruits aux formes ordinaires mais aux couleurs impensables, une collection d'insectes luminescents ou carrément flamboyants, et toutes sortes d'appâts pour chasseurs et pêcheurs expérimentés.

— Ooooh ! M'dame cliente ! s'écria Terry en réponse à Linkle. V'nez donc m'ach'ter quelqu'chose. J'vous ai déniché des fruits aux propriétés curatives époustouflantes ou encore des p'tites bestioles pouvant servir d'ingrédients pour des potions d'résistance ! Effet garanti !

— Intéressant ! intervint Malon. Et ça, qu'est-ce que c'est ?

— M'dame ! Ces poires font de très bonnes compotes ou tartes mais sont aussi très prisées par nos amis volants. Les mouettes en sont très friandes et on dit que si vous en nourrissez une avec, elle vous récupèrera quelqu'chose en récompense.

Malon écoutait le jeune marchand présenter ses divers articles aux propriétés singulières mais l'attention de Link était portée ailleurs. Un son étrange, presque imperceptible l'avait traversé, un rire suraigu, humain mais manquant d'humanité, dépourvu de chaleur et de joie. Link se tourna vers l'origine de ce bruit lugubre. À l'ombre d'un arbre à l'écart des échoppes se tenait un individu svelte, aux yeux de fouine, les lèvres relevées en un immense sourire narquois. Son sac à dos massif était entièrement recouvert de masques traditionnels pour le Festival mais sa panoplie comportait aussi quelques éléments insolites. Le berger réprima un hoquet de frayeur lorsqu'il se rendit compte que le vendeur de masques le fixait avec insistance en se frottant continuellement les mains.

Malgré lui, Link cligna des yeux, et l'individu n'était plus là. Affolé, Link se tourna et se retourna, son cœur martelant sa poitrine. Où avait-il pu passer ? Un voile brumeux sembla s'installer autour de lui, réduisant considérablement son champ de vision.

Tu es confronté à une terrible destinée, n'est-ce pas ?

La voix éthérée provenait de son angle mort mais à son timbre et à son volume, Link savait qu'elle n'appartenait à aucun être vivant à proximité. Le rire macabre retentit de plus belle dans sa tête, un spasme de dégoût et d'angoisse lui étreignit le dos. La brume s'épaissit et devint si dense qu'il ne distingua plus personne autour de lui.

Qui êtes-vous ? demanda-t-il en contrôlant ses émotions.

Mon existence n'est qu'une illusion, jeune homme. Je ne suis rien, si ce n'est l'expression de l'horreur, un avatar du Chaos, tourmenteur, et tourmenté à la fois.

Ses mots s'étirèrent à travers l'espace-temps et le tumulte environnant parut s'estomper, se figer autour de Link. Celui-ci se sentit à la merci de son interlocuteur dérangé, voulut se défaire de son emprise mais une tétanie mordante paralysa tous ses membres.

Qu'est-ce que vous me voulez…?

Le Chaos Absolu approche, Hylien insignifiant. Feras-tu partie de ses émissaires ? Ou de ses victimes ?

Le Chaos…? De quoi parlez-vous ?

Un nouveau rire éclata, plus aigu et tonitruant encore. Link avait le plus grand mal à feindre l'impassibilité et ne savait toujours pas où l'entité invisible voulait en venir.

Bientôt, les ténèbres réclameront leur dû. Et que tu le veuilles ou non, tu seras au coeur des événements qui en découleront.

La voix s'éloigna au fil des mots jusqu'à se briser sur le dernier. Le brouillard s'évanouit également et Link se retrouva au milieu des passants et des marchands à nouveau. Malon et Linkle s'entretenant toujours avec Terry à propos des poires, c'était comme si le temps s'était momentanément arrêté durant son entrevue avec la voix. Machinalement, Link examina les racines de l'arbre sous lequel la figure étrange se tenait en quête d'indices mais ne dénicha aucune trace.

Toutefois, les échos de son rire s'échappèrent vers une ruelle sur sa droite et il crut voir son énorme sac prendre un virage et s'engager dans une autre voie parallèle. Il hésita à le poursuivre sans tarder mais ne pouvait partir sans prévenir ses deux compagnes. Il tapota l'épaule de sa sœur et lui indiqua la ruelle d'un air déterminé qu'elle ne lui connaissait que lorsque quelque chose d'important lui démangeait l'esprit. Alors qu'il cherchait les gestes pour lui expliquer la situation, les yeux de Linkle s'écarquillèrent et avant qu'il n'ait pu l'interroger sur ce qu'elle voyait, elle se rua vers la petite allée, bousculant quelques citoyens sur son passage. Les cris indignés et plaintifs de ceux-ci interrompirent l'échange entre Terry et Malon.

Alarmés, Link et Malon se dévisagèrent, confus par l'attitude inattendue de Linkle. Cependant, ils n'avaient pas le temps d'hésiter et se mirent à sa poursuite.

Par les Dieux, que se passe-t-il ici ?! s'écria Link sans le moindre son.


Linkle serpenta entre les touristes à travers des rues s'éloignant de la place principale où la Grande Parade allait bientôt débuter. Une lueur féroce illuminait ses yeux et ses traits étaient défigurés par une colère grandissante.

— Je suis une idiote ! fuma-t-elle.

Elle s'engouffra dans un corridor sinueux et si étroit qu'elle pouvait à peine courir sans s'écorcher les épaules sur les murs mais elle ne pouvait ralentir le pas sans risquer de perdre de vue l'enfant au masque macabre. Celui-ci avait refait apparition au fond de la rue que Link lui avait montré, immobile et toujours aussi funeste. Toutefois, son masque et la lame effilée qu'il tenait étaient tous deux perlés de taches de sang brillant.

Linkle arriva sur une arrière-cour sale qui servait de refuge aux chats errants du coin, et de dépôt de déchets pour un voisinage misérable. Trois nouvelles allées lui firent face, elle scruta chacune d'elle et discerna sa cible dans la première. Ses pas furent accompagnés d'un rire machiavélique qui la fit sursauter, perçant ses tympans depuis les hauteurs. D'autres figures étaient perchées sur les toits, de parfaits clones du gamin qu'elle traquait, l'observaient et l'escortaient. Consciente qu'elle se jetait dans la gueule du loup, Linkle accéléra son rythme, semant Link et Malon qui étaient à ses trousses à son insu. Il n'y avait pas de temps à perdre, ces créatures cauchemardesques avaient attaqué quelqu'un et il était peut-être déjà trop tard.

La recrue parvint à un square isolé et laissé à l'abandon à en juger l'état de l'aire de jeux pour enfants. Sur les toits, les silhouettes qui l'accompagnaient contre son gré s'étaient déjà confortablement installés et l'épiaient sans effectuer le moindre mouvement. Le sifflement distinct de lames s'entrechoquant détourna son attention. Sa cible était aux prises avec une personne dont Linkle ne pouvait distinguer le visage sous son capuchon et son masque de renard. Le petit être l'avait immobilisée et se préparait à lui asséner un coup fatal.

Sans réfléchir, Linkle fonça et le tacla, sauvant ainsi l'inconnu qui, abasourdi, réussit à s'extraire de ses entraves invisibles pour prêter main forte à sa sauveuse. Linkle tenta de désarmer le prédateur qui possédait un corps bien trop dur pour un humain, mais malgré sa force, elle ne parvint pas à exercer une pression suffisante sur son poignet. Elle fut alors propulsée en arrière et atterrit aux côtés de l'individu au masque de renard qui invoqua des chaînes de lumière autour des jambes de leur ennemi. Ce dernier s'en défit sans trop de peine mais le temps gagné permit à Linkle de se ressaisir.

— Comment peut-il avoir tant de force…? questionna-t-elle, déroutée.

— Il n'est pas humain, répondit son coéquipier d'une voix ferme et féminine. C'est une créature artificielle, sans âme ni cœur. Nous ne devons lui accorder aucune pitié. Vous n'êtes pas armée ?

— Malheureusement, non.

— Dans ce cas, prenez.

L'inconnue lui lança sa courte épée et Linkle l'attrapa au moment où le prédateur se jeta sur elle. La soldate roula sur le côté au dernier moment et para tout juste la deuxième attaque. La force du monstre envoya une onde de choc de son bras jusque dans son épaule et Linkle ne doit sa survie qu'aux pouvoirs mystiques de l'inconnue qui érigea un bouclier d'énergie autour de Linkle. La tête de la créature effectua un demi-tour complet et fixa ses yeux luisant d'un rouge inquiétant sur celle-ci. Alarmée, l'inconnue réalisa un saut périlleux pour esquiver de justesse la lame acérée et usa de toute son agilité pour éviter ses frappes consécutives et acharnées.

Linkle intervint finalement en interceptant une taillade sur le côté. Son attaque déstabilisa le monstre suffisamment longtemps pour que l'incantation de l'inconnue décrive un cercle lumineux sur son torse. Linkle y planta son épée et le tronc résistant ploya sous la magie purificatrice. Le corps de la créature trembla avec vigueur avant d'exploser en milliers de copeaux de bois.

Au même instant, les silhouettes qui étudiaient le combat depuis les toits se mirent à rire avec malveillance, leurs voix stridentes paralysant Linkle de terreur, mais le groupe se contenta de s'évanouir dans les airs.

— Linkle ! cria une voix que Linkle identifia comme celle de Malon.

L'intéressée se ressaisit tant bien que mal, des spasmes parcourant ses bras et son échine alors qu'elle se tournait vers l'allée par laquelle elle était venue. Link et Malon coururent la rejoindre, l'inquiétude lisible sur leurs visages pâles. Elle ne se dégagea pas de l'étreinte de son amie mais des hurlements de frayeur s'échappèrent des grandes rues et le son funeste du tocsin de la Citadelle retentit.

— L'alarme ? Bon sang, ils mobilisent la milice et les réservistes pour défendre la ville.

Linkle voulut s'enquérir de l'état de celle qu'elle avait sauvée et qui l'avait sauvée en retour. Cette dernière n'avait pas cherché à fuir ou s'éloigner de la zone de combat dévastée mais l'utilisation répétée de ses talents magiques l'avait probablement épuisée car elle se tenait faiblement à un mur pour ne pas chuter. Linkle se hâta à ses côtés et se rendit compte que son masque s'était brisé durant la lutte.

L'inconnue rabattit son capuchon trop tard, Linkle réprima une exclamation de surprise en reconnaissant son visage rond, ses iris azurs, sa chevelure dorée attachée en un chignon en arrière mais laissant des mèches tomber par-dessus ses oreilles.

— Princesse Zelda ?