L'Agonie de la Lumière
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Blaise Zabini leva les yeux et contempla le ciel empli de nuages de pluie. Il soupira en constatant qu'il avait oublié de prendre son élégant parapluie noir, puis reprit sa route à grands pas. A cette heure-ci, Regent Road n'était pas encore très animée. L'air alentour était saturé d'humidité, et le trottoir sur lequel il marchait était rendu glissant par une averse de pluie récente. Cela faisait plusieurs semaines qu'il pleuvait quasiment sans discontinuer. Il fallait dire qu'ici, la pluie était devenue un élément naturel du décor, à l'instar du vieux château qui surplombait la ville, de l'Université, de la Galerie d'Art, de la Banque Royale, ou encore du Palais du Parlement.
Blaise bifurqua à l'angle de Regent Road, et se retrouva à Waterloo Place. Ici, la circulation était déjà assez dense en dépit de l'heure matinale. Il remonta la rue à grandes enjambées, jetant tout juste un coup d'œil aux portes d'entrée du vieux cimetière de Calton. Il avait déjà visité une fois ce lieu où reposaient les morts. C'était le premier jour de son arrivée dans la ville, à peu près trois mois auparavant. L'ambiance était réellement étrange, se remémora-t-il. Il faisait très froid, et le brouillard ne permettait pas d'y voir à plus de deux mètres devant soi. Il n'y avait pas un seul bruit. Ni vent, ni oiseaux, ni hommes. Seulement le silence et la brume.
Blaise secoua la tête en signe de dénégation. L'ambiance lui avait semblé étrange car il n'aimait pas les cimetières, voilà tout. Depuis tout petit, Blaise fuyait les cimetières comme s'il s'agissait de la peste. S'il était entré dans le vieux cimetière de Calton, c'était pour la simple et bonne raison que c'était là que reposait l'éditeur du célèbre poète Walter Scott.
Il chassa définitivement ce souvenir de ses pensées lorsqu'il arriva sur Princes Street. Il adorait passer par ici à pied en allant au travail. Les voitures étaient bannies de cette rue, et le ballet des bus, des taxis, et des tramways offrait un contraste saisissant avec ce que l'on pouvait observer d'ordinaire dans les grandes villes. Du côté nord de la rue se trouvaient de nombreux magasins et commerces.
Apple, Waterstones, Marks & Spencer, Dr. Martens, Woollen Mill, River Island, Chisholm Hunter, Primark, H&M, Kingdom of Sweets, Kiko Milano, Vodafone, Foot Locker, Ernest Jones, Jenners, Superdrug, Clarks, Fraser Hart…
Il y en avait tant, qu'un individu ayant peu vécu en milieu urbain se serait vite perdu dans ce tourbillon. Mais Blaise était dans son élément. Il était né et avait vécu toute sa vie dans les grandes villes. Aussi cet étalage de boutiques ne l'impressionnait pas le moins du monde. Son regard se dirigea vers le côté sud de la rue, comme à chaque fois qu'il passait par là. De ce côté, la vue était superbe. Tout en marchant, il admira les pelouses impeccablement tondues et les grands arbres qui peuplaient les jardins de Princes Street. Au-delà, il y avait ce vieux château qui surplombait la cité, et qui, irrésistiblement, attira son regard. Il avait lu plusieurs livres à son propos et il savait qu'à l'intérieur se trouvait un objet particulièrement rare : la Pierre du Destin.
Blaise avait considérablement ralenti son allure. Il s'en rendit compte, et voulu reprendre un rythme de marche plus rapide, mais il se fit brusquement percuter par derrière.
- Oh…excusez-moi…je suis désolée…vraiment…
- Aucun souci, madame, dit-il en se retournant pour faire face à son interlocutrice. Vous ne vous êtes pas fait mal ?
- Non, non. Je suis vraiment désolée, je ne regardais pas où j'allais…c'est mon premier jour vous comprenez, et je suis un peu en stress, là…
Un léger sourire étira les lèvres de Blaise.
- Je comprends totalement. Vous travaillez où ? si ce n'est pas trop indiscret.
- C'est mon premier jour à Standard Life ! C'est une compagnie d'assurance-vie, de retraite et d'épargne à long ter…
- Je sais, la coupa-t-il, son sourire s'élargissant davantage. Je suis employé par cette boîte.
- Oh…euh…eh bien…
- Je vais vous conduire aux bureaux. Comme ça nous pourrons peut-être faire connaissance ? si le cœur vous en dit, bien sûr.
- Oui, avec plaisir !
Ils marchèrent quelques instants en silence côte-à-côte.
- Vous venez d'arriver en ville ? la questionna Blaise.
- Oui. Pouvons-nous nous tutoyer ? Ce sera plus plaisant pour converser.
- Evidemment.
- Au fait, comment tu t'appelles ?
- Blaise.
- Moi c'est Tracey.
- Enchanté, Tracey.
Elle lui offrit un sourire ravissant. Ses doux yeux bruns pétillaient de malice. Sa longue chevelure tombait en cascade sur ses épaules recouvertes d'une veste en cuir. Son parfum embaumait l'air. Elle avait fière allure. Elle était magnifique. Un grand frisson parcouru l'échine de Blaise. Depuis combien de temps n'avait-il plus été avec une femme ? il préféra éluder la question pour le moment, trop perturbé de toute manière pour réfléchir correctement.
- Est-ce que tout va bien ? l'interrogea-t-elle.
- Oui.
Mensonge.
- Au fait, tu as quelqu'un dans ta vie ?
- Oui.
Nouveau mensonge.
- C'est bien. Moi je suis toute seule. Mais je suis très heureuse comme ça. Et…tu as quel âge ?
- Vingt-sept ans. Je les ai eus il y a trois semaines.
- T'es vieux, dis donc. Moi j'ai combien à ton avis ?
- Aucune idée. Vingt-deux ou Vingt-trois ans peut-être ?
- Perdu ! J'ai Vingt-quatre ans !
Chemin faisant, ils arrivèrent au bout de Princes Street. Blaise entraîna Tracey sur sa gauche. Ils se retrouvèrent dans Lothian Road, et se mirent à descendre la rue dans la direction du sud.
- Tu occupes quel poste à Standard Life ? lui demanda-t-elle.
- Je suis gestionnaire d'assurance-vie. J'établis les contrats des clients en évaluant les risques et en proposant des garanties. J'interviens aussi lorsqu'il faut indemniser les assurés lors de sinistres, par exemple en cas d'incendie, de dégât des eaux, d'accident de la circulation…
- Super !
- Et je suis en poste ici depuis trois mois maintenant. Tu verras, l'équipe est très sympa. Au fait, tu as été embauchée pour quel poste, toi ?
- Conseillère en assurance !
- Ah ouais, je vois…tu es une commerciale.
- Pas seulement.
En écoutant le son de sa voix, Blaise sentit un nouveau frisson lui parcourir l'échine. Il fallait qu'il se ressaisisse, et vite ! il s'était toujours juré de ne pas mélanger travail et vie privée. Eprouver de l'attirance pour une collègue était quelque chose de totalement exclu dans le paysage de sa vie.
- Tu vivais où avant ? l'interrogea-t-il.
- A Liverpool.
- Ah, super ! C'est ta ville natale ?
- Oui. Je suis du quartier de Norris Green, pour être précise. Et toi ? tu vivais où avant d'atterrir ici ?
Le regard de Blaise s'assombrit brusquement. Il serra les poings involontairement, crispant sa main droite sur sa mallette.
- Je vivais à Londres.
Cette ville maudite.
- Qu'est-ce que tu as ? il y a un problème ?
- Tout va très bien, Tracey. Regarde, nous sommes arrivés, ajouta-t-il en désignant un grand bâtiment sur la façade duquel flottaient les drapeaux du Royaume-Uni et de l'Ecosse.
- Il est quelle heure ?
- Sept heures cinquante-trois.
- Je commence à neuf heures ! ouf, j'arrive à temps !
- Tu plaisantes ? pourquoi tu es venue aussi tôt ? s'enquit Blaise en haussant un sourcil.
- Eh bien…c'est mon premier jour donc je dois prendre mes marques…m'installer…m'entretenir avec mon supérieur hiérarchique…
- Tu as sans doute raison, agréa-t-il. Bon, moi il faut que je me dépêche, je commence dans sept minutes.
Sur ce, il monta rapidement les marches du grand escalier qui permettait d'accéder à l'entrée du bâtiment. Tracey le suivit de près. Elle passa avec lui les portes tournantes en verre qui ouvraient l'accès à l'intérieur de l'édifice.
En arrivant dans le grand hall du rez-de-chaussée, Blaise salua d'un geste de la main le personnel de l'accueil, puis entraîna Tracey sur sa droite.
- Où tu m'emmènes ?
- Il faut que je te montre où tu dois badger. Tu as ton badge avec toi, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Bien. Chaque matin en arrivant, tu dois pointer à cet endroit, dit-il en désignant plusieurs petits boîtiers noirs accrochés sur le mur en face de l'accueil. Il y a cinq badgeuses. Tu peux pointer à n'importe laquelle. Chaque soir en partant, tu dois pointer également.
- D'accord, merci !
- A plus tard, si on se revoit ! et bon courage !
- Pareillement, merci, c'est gentil.
Blaise la salua une dernière fois, puis lui tourna le dos pour se diriger vers les ascenseurs. Un autre employé se trouvait devant l'une des portes coulissantes. Sa silhouette élancée, ses longs cheveux blonds impeccablement peignés et coiffés, ainsi que sa tenue sombre et élégante, lui donnait belle allure. Lorsque Blaise arriva à ses côtés, l'employé se tourna vers lui et le fixa droit dans les yeux.
- Bonjour, Blaise.
- Salut, Draco.
- C'est une nouvelle, celle-là ? dit-il en jetant un rapide coup d'œil derrière lui pour observer Tracey.
- Oui.
- J'espère qu'elle sera à la hauteur.
De quoi est-ce que tu parles, Draco ?
- Elle est conseillère en assurance. Elle ne travaillera pas dans les mêmes bureaux que nous.
- Ouais, et alors ?
Alors elle sera loin de toi, espèce de prédateur.
Les portes coulissantes s'ouvrirent devant eux, et ils rentrèrent tous les deux dans l'ascenseur. Blaise appuya sur le bouton qui permettait de monter jusqu'au douzième étage. Les portes se refermèrent, et ils se mirent à monter.
- Tu lui as parlé avant de venir ici ?
Cette voix. A la fois grave et suave. L'alliance parfaite de la dureté et de la douceur. Elle conférait à cet homme un charme immédiat et unique.
- Non. Je ne la connais pas. Bon…tu as pensé à racheter des capsules de café, ou pas ?
- Evidemment. La livraison est arrivée hier soir. Vers dix-sept heures je crois.
- Parfait.
L'ascenseur se stoppa net, et les portes coulissantes s'ouvrirent. Au douzième étage, il y avait déjà de l'animation. Les coups de téléphone, les imprimantes, les machines à café, les discussions, tout cela donnait l'impression de pénétrer dans une immense ruche. Sauf qu'au lieu du miel, c'était de l'argent qui coulait à flots en ce lieu.
- Draco Malfoy ! Viens par ici tout de suite !
Une jeune femme vêtue d'un blazer et pantalon blancs, perchée sur de hauts talons d'un noir brillant, se tenait au milieu du couloir principal du douzième étage. Ses grands yeux de jade fixaient le collègue de Blaise avec une intensité telle, qu'il crut qu'elle allait lui sauter à la gorge pour l'étrangler.
- Parle-moi avec plus de gentillesse et après on verra.
- Je n'ai pas de temps à perdre ! Dépêche-toi !
- Tu n'as pas à me donner d'ordres. Evite de te prendre pour ma mère.
La jeune femme s'approcha dangereusement de son interlocuteur, les traits déformés par la colère. Fort heureusement, Blaise s'intercala entre ses deux collègues avant que la situation ne dérape.
- Pansy, qu'est qui te prend ? dit-il en fixant sa consœur avec une réelle inquiétude. Draco t'as fait quelque chose ?
- OUI ! explosa-t-elle. Evidemment qu'il m'a fait quelque chose ! il ne se passe pas un seul jour dans ce putain de bureau sans qu'il ne sème la pagaille ! Tu sais ce qu'il a fait hier ? il est parti comme ça sur les coups de seize heures en laissant en plan trois gros dossiers ! Et j'ai dû tout me taper comme une grosse conne pendant trois heures ! Trois heures, bordel ! Je vais te le dire, Draco ! ajouta-t-elle en contournant Blaise et en brandissant son index en signe de menace. C'est la dernière fois que tu me fais un coup pareil ! la prochaine fois, je n'aurais pas le choix ! j'irais me plaindre au grand patron ! Je suis certaine qu'il sera ravi d'apprendre que tu laisses traîner des dossiers d'une importance capitale pour notre secteur !
- Tu es vraiment ridicule, Pansy, répliqua glacialement Draco. Arrête tout de suite ton cirque, tout le monde nous regarde. J'ai eu un imprévu hier, donc j'ai dû partir plus tôt. Maintenant, écarte-toi de mon chemin et essaye de la mettre en veilleuse, ça m'arrangerait. Tes jérémiades m'insupportent.
Le visage de Pansy se colora d'un rouge profond sous le coup de la surprise et de la honte. Elle serra les poings, totalement indignée par l'attitude de son confrère.
- Mais pourquoi tu ne m'as rien dit ?! Pourquoi ?! s'écria-t-elle, en rage.
- Je n'ai pas de comptes à te rendre, voyons, rétorqua froidement Draco. J'avais prévenu notre chef de service le matin même. Il n'a émis aucune objection à ce que je m'en aille une heure plus tôt. Donc, à l'avenir évite de m'agresser en me sortant de fausses accusations, sinon c'est moi qui irais me plaindre. Enfin…à supposer que je me rabaisse à ce niveau-là.
Abasourdie, Pansy ne savait plus quoi répondre. Son collègue masculin profita de cette aubaine pour se rapprocher lentement d'elle, jusqu'à ce que leurs deux corps se frôlent.
Draco la poussa doucement contre un mur du couloir, puis plaça ses deux mains de chaque côté de la tête de la jeune femme. Il contempla un moment ses lèvres frémissantes, ses narines dilatées et ses grands yeux verts où se lisait une profonde frayeur. Puis, avec lenteur, il approcha sa bouche de l'oreille gauche de son associée. C'est alors qu'il lui murmura :
- J'ai en horreur les pleureuses dans ton genre qui tentent de faire un scandale dans le seul but de se faire remarquer. Tu crois que tu m'impressionnes, Pansy ? Tu penses peut-être que tu me fais peur ? je vais t'adresser un petit conseil : en ma présence, garde ton sang-froid, sinon cela tournera mal. Et ce ne sera pas en ta faveur, car je gagne toujours. Souviens-toi bien de ça la prochaine fois que tu voudras me calomnier en public.
Il s'éloigna brusquement d'elle, traversa le couloir à grandes enjambées, puis entra dans son bureau. La porte claqua derrière lui avec une force délirante.
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Blaise s'étira, regarda sa montre, et poussa un soupir de contentement lorsqu'il constata qu'il était treize heures. Cela faisait cinq heures qu'il travaillait sans relâche sur un nouveau contrat d'assurance-vie pour le compte d'un homme d'affaires de la ville de Manchester. Celui-ci l'avait appelé au moins dix fois depuis le début de la matinée. Et c'était sans compter le nombre de mails qu'ils avaient pu échanger tous les deux.
Il se leva de son siège, se frotta les yeux, puis pris son portefeuille dans sa mallette. Avant de quitter son bureau, il éteignit les lumières. Le douzième étage était bien plus calme à cette heure-ci. De nombreux employés allaient en effet manger à l'extérieur, l'entreprise ne disposant pas de restaurant. Blaise se dirigea vers la grande machine à café qui se trouvait au bout du corridor. Un autre employé se trouvait là, et il se tourna vers Blaise dès qu'il l'aperçu.
- Salut, Blaise ! tu prends ta pause ?
- Bonjour, Théodore. Ouais, je suis en pause pendant quarante minutes.
- T'as ramené à manger ?
- Oui. Ta matinée s'est bien passée ?
- La routine…, soupira Théodore en réfrénant un bâillement. Tu veux choisir ton café ?
- Non, non, vas-y.
- Ok ! Ce café du Nicaragua m'a l'air pas mal ! dit-il en sélectionnant le produit souhaité.
- Bon choix. Je pense que je vais prendre le même.
La machine se mit en route, produisant ce ronronnement caractéristique auquel tous les employés arrivés depuis au moins une semaine étaient habitués.
- Cela te plaît toujours d'être souscripteur ? demanda Blaise.
- Oui, bien sûr. Ce matin j'ai encore dû faire des évaluations afin de voir si je pouvais assurer ou non la bijouterie Fraser Hart. Ça me prend la tête ce truc, je te jure. Ça fait trois jours que ça traîne, et c'est toujours pas réglé leur histoire.
- C'est quoi le problème ? voulu savoir Blaise, tandis que Théodore prenait son café et lui laissait la place devant la machine.
- Alors…comment t'expliquer ? En gros, la garantie porte sur des pièces de grande valeur, tu vois ?
- Du genre ?
- Alors…par exemple une bague sertie de diamants à 6 200,00 £. Ou encore une montre Oméga à 4 550,00 £. Et ce ne sont que deux produits sur les centaines que compte la bijouterie. Donc, les enjeux sont assez gros, là.
- Et pourquoi ils veulent être assurés, du coup ? l'interrogea Blaise en s'emparant de son gobelet rempli de café.
- Eh bien parce que, en gros Fraser Hart craint les cambriolages, tu vois, surtout qu'il y a des élections dans pas longtemps, donc ça va faire des vagues, et il risque d'y avoir de la casse.
- Je vois le topo.
- Donc du coup, ils veulent s'assurer au plus vite. Et ça fait trois jours qu'ils me harcèlent avec leurs mails et leurs coups de fils. Ils sont tellement pressés qu'ils exigent que je leur envoie dès aujourd'hui le montant de la prime d'assurance ! Alors que je n'ai même pas encore accepté de garantir leurs biens !
Blaise s'esclaffa.
- Ces bijoutiers, je te jure, râla Théodore. Ils ne comprennent pas qu'il me faut au minimum trois jours pour étudier leur demande, avant de commencer à rédiger le projet de contrat et de fixer le montant de la prime d'assurance. Trois jours, c'est pas la mer à boire ! Surtout que j'ai des procédures à respecter, moi. Hier soir, tu vois, j'ai travaillé jusqu'à dix-neuf heures au bureau avec Daphné Greengrass, que tu connais. En tant qu'actuaire, elle m'a beaucoup aidé, parce que je te jure les calculs sont compliqués par moments.
- Je n'en doute pas, acquiesça Blaise.
- Et puis Fraser Hart, ils sont bien gentils, hein, mais moi j'ai pas qu'eux à m'occuper. J'ai cinq ou six dossiers qui traînent en ce moment ! j'ai pris du retard, là, Blaise ! putain, il faut vraiment qu'ils me fassent tous chier à la même période, c'est fou ça ! Trois ans que je suis dans cette boîte, et ça ne change pas d'un pouce ! t'as pas remarqué ?
- Je suis là depuis trois mois…
- Ah oui, c'est vrai, excuse-moi. Mais crois-moi, c'est toujours à la fin du mois de mars que ça se produit. T'as carrément l'impression qu'ils sortent tous de l'hibernation.
Blaise esquissa un léger sourire en coin.
- Bon, il faut que je te laisse, Théodore. Je vais aller manger dans mon bureau. Merci pour la pause-café ! ça fait plaisir de te parler !
- Moi de même, vieux ! Eh, dis ! t'es dispo ce soir ? Avec des collègues, on envisage d'aller prendre un verre après le boulot.
- Où ça ?
- The Castle Arms. Ça te dit ? Il y aura Draco, Pansy, Astoria, Daphné, Graham, Gregory, Gemma, Vincent, Hestia, et peut-être Timothy. Ça va être chouette, je le sens.
- Vous comptez rester jusqu'à quelle heure ?
- Aucune idée. On verra le moment venu, selon les envies de chacun.
- Il y a…une nouvelle. Elle est conseillère en assurance. Est-ce qu'elle pourra venir se joindre à nous ?
- Oui, bien sûr. Dis-donc, t'en tire une tête, Blaise, ça va ? Eh, on n'a jamais refusé qui que ce soit dans notre cercle. Tu la connais ? elle est gentille ?
- On a un peu fait connaissance. Mais je ne veux pas de…d'indélicatesses. Elle m'a l'air assez timide, et elle ne sera sûrement pas très à l'aise. Il faudra respecter cela.
- Ne t'inquiète pas pour ça. Tout se passera bien.
C'est ce que l'on dit à chaque fois. Et à chaque fois ça dérape.
Blaise lui adressa un dernier salut de la main, puis retourna dans son bureau. Il laissa tomber son grand corps dans son siège en cuir noir, et fixa longuement les écrans éteints de ses deux ordinateurs. Au bout d'un moment, il détourna les yeux, et sortit de sa mallette le sandwich qu'il avait préparé dans sa cuisine le matin même.
Tout en mangeant, il ferma les yeux, et se remémora le visage de Tracey. Elle l'attirait, il ne pouvait le nier à présent. Purée, il était vraiment faible à ce point-là ? comment une femme pouvait-elle le charmer en si peu de temps ? il secoua la tête, puis rouvrit les yeux. Au bout d'un moment, il se leva de son fauteuil et tourna en rond dans son vaste bureau. Au bout d'un moment, il se posta devant la baie vitrée qui donnait vue sur Lothian Road, ainsi que sur les jardins de Princes Street, que l'on distinguait au loin.
Depuis combien de temps tu n'as pas été avec une femme, Blaise ? depuis que…oui, depuis ce jour-là. Une autre époque. Une autre vie. Est-ce que tu t'en souviens, de ce temps-là ? peut-être pas. Les souvenirs s'effacent lentement…
Un grand froid s'abattit sur le cœur du jeune homme. Il se détourna de la fenêtre, les larmes aux yeux.
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Il était dix-sept heures trente. Au pied de l'immeuble, les employés de Standard Life étaient nombreux à discuter. Brèves discussions du soir avant le retour aux foyers. Après avoir pointé à la badgeuse, Blaise sortit par les portes tournantes en verre. Il frissonna un peu en mettant les pieds dehors. Cinq degrés Celsius, constata-t-il en sortant son téléphone de sa poche arrière de pantalon. Le ciel est toujours aussi gris que ce matin, constata-t-il également en levant les yeux.
- Coucou, Blaise !
Il tourna la tête dans la direction d'où provenait la voix, et il vit Tracey occupée à fumer à l'écart des autres.
- Tu fumes ? s'enquit-il en haussant un sourcil, légèrement décontenancé par cette nouvelle.
- Yep. Tu veux une clope ? Ce sont des Winston.
- Euh…non, merci. Tu fumes depuis longtemps ?
- Depuis sept ans, ou huit ans, je ne sais plus.
Merde, Tracey, tu risques de mourir d'un cancer. Certains y passent dès le début de la cinquantaine. T'as sacrément raccourci ton espérance de vie, là.
- Ok. Bon, écoute, j'attends des collègues. On va tous ensemble au Castle Arms.
- C'est un pub, j'imagine ?
- Exact. Tu veux te joindre à nous ? tu verras, l'ambiance est très sympa, les collègues sont gentils, et on ne restera pas tard. En plus, tu n'auras rien à payer. L'un d'eux a dit qu'il offrait la tournée à tout le monde.
- Qui ça ?
- Il s'appelle…
- WOW ! qu'est-ce qui se passe, ici ? s'exclama Draco en surgissant derrière Blaise et en lui empoignant les bras au niveau des biceps.
Le jeune homme sursauta violemment, puis repoussa sans ménagement son collègue masculin. Cela ne sembla pas vexer Draco le moins du monde, et il s'approcha de Tracey en esquissant un sourire charmeur.
- Bonsoir, madame. Comment puis-je vous appeler ?
- Mon nom est Tracey. Enchantée.
- Moi de même, Tracey. Je me présente : Draco Malfoy, gestionnaire d'assurance-vie, et co-responsable du secteur à Standard Life. Voici ma carte de visite, dit-il en lui tendant un petit bout de papier. Tu peux m'appeler Draco. Oh, et aussi : la porte de mon bureau est toujours ouverte, donc si tu as besoin de quelque chose, n'hésite pas à venir me voir.
Il lui adressa un clin d'œil malicieux, puis il se tourna vers Blaise.
- J'ai deux-trois trucs à régler, et après on y va, d'accord ? A tout à l'heure, mon grand !
- A tout à l'heure, Draco !
Blaise regarda son collègue s'éloigner, puis disparaître à l'intérieur de l'immeuble de Standard Life.
- C'est le plus beau jeune homme que j'aie jamais vu.
Cette phrase eût le don de pétrifier complètement Blaise. Il se retourna lentement, et fixa Tracey, légèrement interloqué. Elle tira une dernière taffe, puis jeta son mégot dans une poubelle sans se soucier de la façon dont il la regardait.
- Quel âge a-t-il d'ailleurs ? ajouta-t-elle.
- Vingt-huit ans.
- Je vois. Je suppose qu'il doit être très courtisé, soupira-t-elle.
- En effet.
- Tu le connais bien ?
Blaise acquiesça. Soudain, il vit Théodore Nott sortir de l'immeuble, et il lui fit un grand signe de la main pour lui signaler sa présence.
- Salut, mon vieux ! s'exclama Théodore. Alors, prêt pour notre petite virée ?
- Plus que prêt. Où sont les autres ?
Théodore désigna d'un signe de tête plusieurs personnes occupées à fumer et à bavarder en bas des marches du grand escalier.
- Allons les voir, décréta Blaise. Tracey, tu viens ?
La jeune femme acquiesça, et tous les trois se mirent à descendre les marches du grand escalier.
- Hey ! salut la compagnie ! s'exclama Théodore en arrivant devant le groupe de personnes. Asto, je dois dire que ces boucles d'oreilles te vont à ravir ! Daphné, merci encore pour l'aide au bureau aujourd'hui ! Greg, t'as une de ses patates, ce soir tu vas tout déchirer mon vieux ! Gemma, j'ai entendu dire que t'étais allée à un concert d'une jeune chanteuse hyper douée, tu m'en diras plus ce soir, j'ai hâte de t'entendre ! Vince, purée j'ai vu que t'étais allé au dernier match d'Hibernian ! sacrée partie contre les Rangers, pas vrai ? Hestia, à ce qu'on m'a dit t'as acheté une nouvelle voiture récemment, je serais très honoré de pouvoir en profiter ! Graham, on m'a appris hier que tu prendras tes congés dans pas longtemps, j'ai envie d'en savoir davantage ! Ah, salut Timothy…t'as passé une bonne journée, j'espère ?
Tandis qu'il parlait à chacun des membres du groupe, Théodore ne manquait pas de prodiguer poignées de mains, accolades, et clins d'œil complices.
- Et me voici donc en compagnie de Blaise, et de…comment tu t'appelles, déjà ?
- Tracey.
- De Tracey, voilà ! c'est son premier jour à Standard Life ! je compte sur vous pour être gentils avec elle !
- Pas de souci, Théo ! lui répondit Daphné. Bienvenue à Standard Life, Tracey ! Nous sommes tous ravis de te rencontrer !
- Merci, moi de même.
Observant toute la scène, Blaise vit bien que Tracey était gênée d'être soudainement le centre de l'attention. Il préféra cependant rester en retrait et ne pas la soustraire à cette situation, admettant en son for intérieur qu'il s'agissait d'une étape obligée pour tout nouveau venu dans un cercle de collègues ou d'amis.
- Tu t'es installée quand ici ? demanda Daphné en se postant aux côtés de Tracey, de façon à former un début de complicité. La ville te plaît ?
- Je ne suis là que depuis trois jours. Je n'ai pas trop eu le temps de visiter…hier encore je n'avais pas fini de vider mes cartons !
- Je vois, je vois. Et où tu vivais avant ?
- A Liverpool.
- Une sacrée cité, ça, Liverpool ! légendaire, même ! commenta Greg.
Blaise s'éloigna du groupe, peu intéressé par ces bavardages. Il remonta les marches du grand escalier, puis attendit Draco devant les portes tournantes en verre de l'immeuble de Standard Life. Pour passer le temps, il sortit son smartphone d'une de ses poches, le déverrouilla, puis consulta ses mails.
- Ah ouais, quand même…, fit-il en scrollant son écran avec son pouce.
Cela faisait cinq heures qu'il n'avait pas consulté sa messagerie, et il se retrouvait déjà avec vingt-cinq mails non lus. Il soupira en voyant un message de son conseiller bancaire, râla carrément en découvrant celui d'une compagnie d'assurance-vie rivale de Standard Life, et poussa un grognement de colère en tombant sur un prospectus présentant le programme du Parti Conservateur écossais.
Las, il quitta l'application, et consulta la liste de ses appels téléphoniques. Huit appels manqués, compta-t-il. Trois numéros masqués, deux de son voisin de palier, deux d'un ancien camarade de promotion à l'université, et un autre de…
Blaise sursauta violemment, puis il se frotta les yeux avec sa main gauche, croyant à une supercherie. Lorsqu'il les rouvrit, il les posa de nouveau sur l'écran de son smartphone. Visiblement, il n'était pas victime d'une hallucination. Il avait bien vu ce qu'il avait vu.
J'y crois pas…ma mère a tenté de me joindre. Incroyable. Vraiment incroyable. Putain, j'espère que c'est pas une blague.
Blaise secoua légèrement la tête, tentant avec plus ou moins de succès de chasser sa génitrice de ses pensées. Il verrait cela plus tard de toute façon, inutile de s'appesantir là-dessus pour le moment. Il prit le temps de réfléchir un peu, puis il consulta son second compte en banque, qu'il avait ouvert trois mois auparavant chez Bank of Scotland.
Purée, j'ai pas encore payé ma mensualité ! merde, faut vraiment pas que j'oublie de le faire ce soir. Ok, du coup ça me fera 300 £ à payer, comme le mois dernier. Nickel. Bon, facture d'eau déjà payée, électricité c'est bon, téléphone…merde j'ai oublié aussi. Faudra que je le fasse ce soir en rentrant.
Blaise consulta brièvement la liste de ses dépenses, puis celle de ses rentrées d'argent, et il quitta l'application. Il passa ensuite un peu de temps sur Spotify, à la recherche de nouveaux sons à mettre dans sa playlist. L'année écoulée avait été riche sur le plan musical, entre Collapsed in Sunbeams d'Arlo Parks, Nine de Sault, To hell with it de PinkPantheress, Mother de Cleo Sol, Sometimes I might be Introvert de Little Simz, Screen Violence de Chvrches, Wild West de Central Cee, ou encore Money can't buy happiness de Fredo.
Blaise sentait cependant qu'il manquait quelque chose. Gemma Farley, l'une de ses collègues, était allée à un concert le week-end précédent à Londres. Elle y avait écouté une chanteuse qui, selon ses dires, avait une voix magnifique. Sur le coup, il n'y avait pas vraiment prêté attention, mais à présent que Théodore lui avait rappelé ce détail, il y attachait une certaine curiosité.
Soudain, il entendit des éclats de voix non loin de lui, et il éteignit précipitamment son smartphone.
- …crever de froid si on y va à pied ! t'as vu le thermomètre, Draco ? Il est pointé sur quatre ! quatre degrés Celsius ! Hors de question que je marche un quart d'heure dans un froid pareil !
- Jamais je n'aurais dû te mettre au courant, en fin de compte. Ah, salut Blaise !
- Salut Draco ! On peut y aller ?
- Ouais, c'est bon, j'ai fini ma journée. Allons-y sans plus tarder !
- Et les taxis alors ? s'écria Pansy. Tu m'avais dit qu'on y allait en taxi !
- J'ai menti, fit Draco en haussant les épaules.
- Tu n'es qu'un pauvre escroc !
- Pansy, s'il te plaît, soupira Blaise. Tu ne trouves pas que la journée a été suffisamment longue et fatigante comme cela ? Tu verras, tu ne sentiras pas le froid en marchant. Et puis le grand air te fera du bien.
- Mais vous cherchez quoi au juste ? A ce que j'attrape une bronchite ? ou à ce que je me fasse agresser par un pauvre loser entre Johnston Terrace et King's Stables Road ?
- Pansy, aujourd'hui ce n'est pas une soirée comme les autres, répondit Blaise. Il y a une nouvelle qui s'est greffée à notre groupe. Et elle ne connaît pas la ville. Ce serait sympa de lui faire découvrir un peu le quartier.
- Cette conversation m'ennuie, bâilla Draco. Je me casse.
Légèrement déconcertée, Pansy le regarda descendre les marches du grand escalier pour aller retrouver ses collègues. La jeune femme prit son temps pour réfléchir, puis au bout de quelques instants, elle déclara, un peu hésitante :
- Bon…d'accord, allons-y à pied.
Blaise esquissa un sourire en coin, puis tous les deux descendirent les marches de l'escalier à la suite de Draco. Ils rattrapèrent rapidement le reste du groupe, qui avait déjà commencé à se mettre en route. Tous traversèrent au passage piéton, puis ils bifurquèrent à l'angle de Lothian Road et de King's Stables Road. Ils poursuivirent leur marche vers le sud-est dans un silence religieux, chacun d'entre eux appréciant le calme qui régnait dans King's Stables Road.
- Tu as mis quel parfum ce soir, Pansy ? l'interrogea Blaise.
- A ton avis ?
- J'ai pas envie de jouer aux devinettes.
- Tu es bien décevant, décidément…eh, la nouvelle ! fit-elle en claquant des doigts. J'ai à te parler !
Tracey se retourna, cessant du même coup de marcher.
- Si tu devines quel parfum j'ai mis ce soir, je te paye un taxi après notre petite virée !
- Euh…eh bien…
Pansy se rapprocha d'elle, jusqu'à ce que leurs deux corps rentrent presque en collision. Tracey dû résister à l'envie de reculer en arrière, car la femme qui lui faisait face lui paraissait vaguement menaçante.
- Regarde-moi dans les yeux, et répond à ma question, articula Pansy d'une voix tranchante. Quel parfum ais-je mis ce soir ?
Tracey resta muette durant quelques instants qui lui parurent durer une éternité. Au bout d'un moment néanmoins, elle ouvrit la bouche et répondit :
- Lancôme. La nuit trésor à la folie.
- Bien joué, la nouvelle. Bien joué. Tu as le nez fin. Mais je n'en ai pas fini avec toi. Si tu parviens à me citer les notes olfactives de ce parfum, je t'inviterais dans mon appartement samedi soir. Entendu ?
Tracey acquiesça, quoique surprise par la tournure que prenait la conversation. Elle prit le temps de réfléchir avant de formuler une réponse à voix haute. Au bout d'un certain temps, elle reprit la parole :
- Notes de tête : bergamote, poivre rose.
- Excellent, commenta Pansy.
- Notes de fond : Ambre, patchouli, élixir de vanille.
- Impeccable.
- Notes de cœur : Essence de rose.
- Superbe. Et de quel rosier est tiré l'essence de rose ?
- Le rosier de…le rosier de Damas.
- Oui. Tu es très douée. Tu as bien mérité une petite invitation dans l'appartement de Pansy Parkinson. Tu ne le regretteras pas, je te le garantis.
.
.
La voix de Dua Lipa résonnait dans tout le bar lorsque Blaise revint des toilettes. Le jeune homme se passa une main sur le sommet de son crâne, puis sortit un paquet de Marlboro de la poche arrière de son pantalon. Il traversa le pub, bien rempli à cette heure, et ouvrit la porte d'entrée, avant de sortir dehors. Il alluma une clope à l'aide de son briquet Pierre Cardin, puis la porta à ses lèvres et la savoura avec délice. Il n'avait aucune idée de l'heure qu'il était, et à vrai dire il s'en fichait pas mal.
- J'y vais ! s'écria quelqu'un dans son dos.
Il se retourna, et vit Timothy Morcott entrer dans son champ de vision.
- Tu rentres déjà chez toi ? quelle heure il est ?
- Bientôt vingt-deux heures. Bon, salut ! bonne soirée !
- Bonne soirée à toi aussi, vieux !
Blaise tira une taffe tout en secouant la tête. Timothy Morcott était décidément le mec le plus discret de leur bande. Toujours le dernier à être convié aux soirées. Toujours le premier à en partir.
Un jour ou l'autre, il nous lâchera. Morcott le Mystérieux. Une vraie énigme ce gars-là. Qu'est-ce que je connais de lui, au fond, d'ailleurs ? pas grand-chose. Qu'à cela ne tienne. Qu'il aille voir si l'herbe est plus verte ailleurs si cela lui chante.
Blaise jeta un regard circulaire sur Johnstone Terrace. La rue était très animée à cette heure-ci. Pas étonnant pour un mercredi soir. Par pur hasard, son regard se posa sur un couple qui échangeait un tendre baiser. Une vague de mélancolie s'abattit sur lui, et il détourna bien vite les yeux, ne pouvant supporter cela un instant de plus. Mais il était trop tard. La réalité, l'effrayante réalité, venait de lui revenir en pleine face. Lui, tout ce qui l'attendait chez lui, c'étaient des factures.
Est-ce que l'on s'habitue vraiment à la solitude ? Et si on s'y habitue, comment peut-on par la suite redevenir quelqu'un de sociable ? comment peut-on renaître de ses cendres ? comment garder près de soi ceux que l'on aime ? comment faire taire les mauvaises langues ? comment faire fuir les nuages noirs qui parfois assombrissent le ciel ? comment raviver la flamme de l'espoir dans les ténèbres du désespoir ?
Quelle était cette réplique de Satan dans Le Paradis Perdu de John Milton ? ah, oui ! « Long et dur est le chemin qui de l'Enfer conduit à la Lumière ».
Blaise jeta son mégot dans une poubelle, puis rentra à l'intérieur du bar. Il reconnut aussitôt le morceau que l'on passait : Slomo, de Slowdive. La beauté du son le figea sur place durant un laps de temps indéterminé. Soudain rasséréné, il ferma les yeux, se laissant emporter sur l'air du groupe originaire de Reading. Lorsqu'il les rouvrit, Draco se tenait devant lui. Le blond approcha sa bouche de l'oreille de Blaise, et lui chuchota quelque chose. Cependant, Blaise n'entendit strictement rien, à cause du bruit des discussions, et de la musique. L'haleine de Draco empestait le whisky, et pourtant il semblait être encore complètement lucide. Cela ne surprit pas Blaise le moins du monde. Draco était issu d'une vieille famille de la noblesse écossaise. Et comme tous les Écossais pure souche, il tenait remarquablement bien l'alcool.
- J'entends pas ce que tu dis ! bougonna Blaise en tentant lui-même de se faire entendre.
- Ça te dit d'aller ailleurs ? J'ai une autre adresse en tête ! On pourra terminer la soirée là-bas ! Qu'est-ce que tu en dis ?
- Ouais, si tu veux ! c'est loin ?
- Non, c'est pas loin ! On va au Pilgrim Bar !
- T'as demandé aux autres ?
- Yep, mon grand ! Ils sont tous d'accord ! On y va dans cinq-dix minutes, ça te va ?
- Ouais.
Blaise se dirigea vers le comptoir et commanda un verre de Piña colada. Il sortit un billet de cinq £ de son portefeuille, et le déposa sur la surface en bois. Il n'eut pas à attendre bien longtemps pour que sa boisson arrive devant lui.
- Voilà pour toi, beau gosse ! déclara la barmaid, une femme aux yeux sombres et aux longs cheveux noirs ondulés. Savoure bien !
Elle prit son billet de cinq £ en lui effleurant les doigts au passage, et il frissonna légèrement à ce contact. En fixant son verre, il se rendit compte qu'elle avait déposé un post-it sur la surface du comptoir. Il voulut l'interpeller, mais elle lui avait déjà tourné le dos pour préparer une autre commande. Intrigué, Blaise s'empara du post-it, et regarda ce qu'il y avait d'inscrit dessus.
Un numéro de téléphone. Purée, elle a noté son numéro sur un post-it…qu'est-ce que je suis censé comprendre, au juste ?
Mais Blaise comprenait très bien, au fond. Seulement, il avait du mal à admettre.
Une barmaid quand même…elle doit être sacrément sélective en plus. Elle veut pas d'un pauvre mec sans style, sans personnalité, sans talent. Si je lui ai tapé dans l'œil, va falloir que je me montre à la hauteur. Faudra que je sois prêt le soir où…et merde j'ai plus de préservatifs déjà pour commencer. Faut que je note ça quelque part…racheter des capotes. Purée, t'es con Blaise, ou quoi ? c'est la base, ça.
- Tu bois quoi ?
C'était la voix de Tracey.
- Piña colada, répondit-il en se tournant vers sa nouvelle collègue.
- Je peux goûter ?
- Oui, bien sûr. Vas-y.
Il lui tendit son verre, et elle s'en empara délicatement. Elle le porta à ses lèvres et en bu une petite gorgée.
- Au fait, on bouge bientôt ! déclara-t-il sans ambages. On va au Pilgrim Bar !
- Oui, je sais. Mais je ne suis plus trop sûre de vouloir y aller. Je suis un peu fatiguée…
- Ok. Tu habites loin ? tu veux que je t'appelle un taxi ?
- Pansy devait m'en payer un, justement…
- Elle est bourrée, là, donc c'est même pas la peine d'y penser. Je t'en appelle un tout de suite, Tracey.
- Blaise…s'il y a un problème, j'aimerais avoir ton numéro…au cas où…
- Ok, tiens il est là, dit-il en lui montrant l'écran allumé de son smartphone. Hésite pas, s'il y a le moindre souci.
Il passa rapidement un appel pour qu'un chauffeur vienne jusque devant The Castle Arms. On lui répondit qu'il y en aurait un dans moins de dix minutes. Blaise raccrocha.
- Tu te sens bien ? demanda-t-il en posant une main sur l'épaule de Tracey.
- Je…oui, je crois.
- Ouf ! tant mieux !
On a évité le coma éthylique. C'est ce qui était arrivé à Astoria trois mois auparavant, après sa première journée à Standard Life. Heureusement que c'était un vendredi soir. Elle avait eu deux jours ensuite pour récupérer…enfin, bon, elle avait quand même passé une journée entière à l'hôpital…et tout le monde s'était fait un sang d'encre.
- J'aime beaucoup ta chevalière ! déclara Tracey.
- Oh, merci !
- Qu'est-ce qu'il y a de gravé dessus ?
- L'Arbre de vie.
- C'est un symbole, je suppose.
- Oui. C'est un symbole de paix et d'harmonie. Il incarne la renaissance, la longévité et la résilience de la Nature.
- Très intéressant.
Blaise prit le temps de finir son verre, puis il s'éloigna du comptoir et sortit dehors, Tracey sur ses talons. Au même instant, il reçut un appel du chauffeur de taxi sur son portable.
- J'arrive !
- Nous sommes juste devant le bar !
- Ok, pas de souci. Je vais me garer. Je vous attends !
Blaise raccrocha, puis il se tourna vers sa collègue.
- Tu as toutes tes affaires ? ça va, la soirée t'as plu ?
- Oui ! c'était génial !
- Cool. Bon, rentre bien alors ! On se revoit demain !
- A demain, Blaise.
Elle s'engouffra dans le taxi qu'il avait appelé pour elle, et disparut hors de son champ de vision.
Chassé du Paradis à jamais. Condamné à errer dans la nuit, courant avec la lune, fuyant les feux brûlants du soleil. Ton péché à été de croire que tu vivrais heureux et aurais beaucoup d'enfants. La vie t'as montré l'étendue du mal. Ce monde est rempli de serpents. Rares sont les anges. Il n'y a pas de Dieu.
Derrière chaque histoire, il y a un mensonge. Derrière chaque mensonge, il y a une vérité. Derrière chaque vérité, il y a une histoire.
