- J'aime pas ce bar, lâcha Brett. Je te préviens, on ne reviendra pas. On boit, je paye et on se casse. T'as des goûts de merde, tu le sais ça ? J'aurais jamais dû t'écouter, accepter ta… Proposition.
Liam hocha faiblement la tête. Il avait la boule au ventre. Non, en fait, il était à deux doigts de craquer, ici, en public. Parce que c'était foutu. Son plan était foutu. Déjà trois minutes s'étaient écoulées et il ne s'était rien passé. Rien. Il était toujours là, face à Brett qui lui lançait de plus en plus de regards mauvais. Il le haïssait, il le savait. Pourquoi l'avoir écouté, alors ? Un peu plus tôt, Liam était stupidement heureux à l'idée de… De pouvoir peut-être s'en sortir. Mais là… Rien, le néant. Le « mot de passe » n'avait pas fonctionné. Ou le serveur ne savait pas de quoi il s'agissait, ou bien le bar ne proposait plus ce type de services.
- Tu m'as fait perdre du temps et en plus tu fais la gueule. Tu veux vraiment t'en prendre une, lâcha une nouvelle fois Brett.
Liam releva la tête et, sans le regarder dans les yeux, nia malgré tout. Il vit son petit-ami se tendre. Visiblement, ce n'était pas la réponse qu'il attendait. Peut-être même qu'il n'attendait rien, à part une soumission pure et simple et éventuellement des excuses, tant il avait un ego élevé. Oui mais Liam n'était plus dans son état normal et quand il se rendait compte que sa chance de fuir ce tyran n'avait en fait été depuis le début qu'une illusion, ses épaules retombaient, écrasées par le poids du désespoir. En fait, il avait longuement espéré… Pour rien.
Ils attendirent, longuement et l'on finit par servir sa boisson à Brett, mais Liam n'eut rien. Alors même ça, il n'y avait pas droit ? Pour Brett, qu'importe : Liam n'était pas important. Complètement éteint, il suivit de loin ce qu'il se passait, regarda Brett se saisir de l'addition qu'on venait lui tendre, l'entendre râler du mauvais service, sortir les pièces pour payer sa boisson, uniquement la sienne… Lorsqu'il croisa le regard de Liam après qu'un autre serveur ait emporté le paiement, Brett ne put s'empêcher de lâcher d'un ton dédaigneux :
- Quoi, tu ne croyais quand même pas que j'allais payer ta merde ? De toute manière, ils t'ont oublié. Ne t'attends même pas à ce que j'aille les rappeler. Non, tu ne le feras pas non plus. T'as rien eu, tant pis pour toi. Maintenant viens, on s'en va. Allez, lève-toi !
Mais Liam était paralysé. Se lever. Partir. Retourner dans cet enfer. Rentrer. La gorge nouée, il serra les poings sur ses cuisses. Non, il ne voulait pas. Il ne pouvait pas. Rentrer, c'était mourir. Car si Brett paraissait bien calme à l'heure actuelle et ne montrait qu'un agacement léger, Liam savait pertinemment qu'en réalité, il était prêt à en découdre. S'il y avait quelque chose à savoir sur Brett, c'était bien qu'il détestait perdre du temps. Venir dans ce bar, ne pas profiter de la vue – Brett aimait les beaux petits culs –, ne pas recevoir la boisson de Liam, ne pas trouver de réel intérêt à cet endroit, avoir fait quelques petits kilomètres pour… Rien. Oui, Brett détestait ça.
Mais ce qui fit le plus de mal à Liam, c'était de savoir que ce tyran avait raison. On l'avait oublié. Ici, dans ce bar. Dans cet endroit censé le protéger, le sauver de son enfer. Dans cette maison qui le gardait prisonnier, nul ne pouvait l'oublier, puisqu'il était sans cesse seul : lorsque Brett recevait de la visite, Liam était soit consigné dans la cave, soit de corvée cuisine avant de devoir retourner dans la cave. C'était l'endroit où Brett lui laissait le droit d'exister. Droit qui tous les jours s'en retrouvait menacé. Il suffisait d'une fois, d'une inattention, d'une colère de trop, et tout pouvait basculer. Pour cette raison, Liam aurait déjà dû se rappeler de tout ça, aurait déjà dû se lever pour suivre Brett et retourner dans cette maison maudite. Oui, bien sûr, mais il était encore sous le choc de sa déception, de sa désillusion qu'il n'avait pas vue venir.
- Si tu chiales en public, je te tue, entendit-il près de lui.
Brett s'était rapproché de manière inquiétante, si bien que Liam sursauta lorsqu'il s'en rendit compte et d'un coup, tout lui revint : la manière dont il devait se comporter, les affronts qu'il avait faits à Brett et… D'un coup, il regretta son sursaut de courage. Il n'aurait pas dû le faire venir ici, tout comme il n'aurait pas dû chercher à sortir de ce carcan. Parce qu'au final, c'était son petit-ami qui avait le pouvoir, qui avait la possibilité de décider de sa vie, même de la lui enlever s'il le souhaitait. Liam ne pouvait rien faire, il était juste l'esclave du blond, sa chose, son sac de frappe, sa poupée sexuelle.
Un objet. Liam n'était qu'un objet.
Cassable, remplaçable.
Oh, Brett était beau, Brett était gentil pour qui le rencontrait pour la première fois : agréable, serviable, ouvert, patient, souriant, l'on pouvait lui trouver toutes les qualités du monde tant qu'il continuait de se cacher. Lorsqu'il refermait ses serres acérées sur vous, il était trop tard pour s'en aller. Votre destin était scellé. Liam aurait dû savoir qu'il ne pouvait pas échapper au sien. Qu'y était-il pour espérer la liberté ? Livide, il se leva mais eut bien du mal à rester debout tant ses jambes tremblaient. D'autorité, Brett lui attrapa sèchement le bras et Liam manqua de grimacer à cause de la douleur que ce geste lui procurait. Son corps était marqué de bleu, son bras n'y faisait pas exception. Encore avait-il de la chance : si Brett ne l'attrapait pas aussi violemment que d'ordinaire, c'était bien parce qu'ils étaient en public. Autrement, Liam n'aurait pas pu essayer de camoufler sa douleur comme il le faisait actuellement. Ainsi tenu en laisse – d'une certaine manière – le jeune homme manqua également de défaillir. Ce n'était pas tout de suite qu'il allait se remettre de sa désillusion, d'autant plus que la peur viscérale qui ne le quittait que rarement faisait son retour avec une force à laquelle il ne s'attendait pas. Un peu plus et il allait s'évanouir, mais il fit tout son possible pour que cela n'arrive pas. Autrement, Brett allait se mettre en colère, plus qu'il ne l'était déjà et Liam… Liam ne voulait pas savoir ce qui allait lui arriver une fois de retour à la maison. Il avait fait bon nombre d'erreurs qui lui vaudraient à coup sûr une correction exemplaire. Au moins espérait-il que Brett serait clément. Liam n'était pas sorti de la maison depuis bien longtemps : il pouvait bien lui accorder le droit à l'erreur… Non ? Après tout, ce n'était pas sa faute si le monde lui faisait peur, s'il était fatigué de devoir faire semblant les rares fois où il entrapercevait d'autres personnes que son tyran, fatigué de cacher ses blessures, de s'empêcher de grimacer au moindre pas sur le sol dur qu'il retrouvait chaque fois. Brett savait tout cela, il comprendrait, n'est-ce pas ? Il n'allait pas le tuer, pas lui porter le coup de trop, pas le punir plus qu'il ne l'avait déjà fait, pas…
Déjà, il l'emmenait. Liam marchait, le suivait, forcé de poser un pied devant l'autre alors que tout son être tremblait à l'idée de ne serait-ce qu'imaginer son retour.
- Tu me fais honte et tu vas le payer, petite merde.
Brett lui avait sifflé ça doucement en se rapprochant de son oreille alors même qu'ils se rapprochaient de la sortie. Liam pensa vaguement qu'en d'autres circonstances, il aurait pu songer à essayer de fuir. Il s'imaginait déjà, hurlant dans cette grande salle, hurlant sa douleur, ses peurs, appelant à l'aide. Il se voyait dénoncer à tous son bourreau, pleurer sa captivité, son désespoir d'être sauvé. Mais tout ça, ce n'était que pensées, rêves, projections d'envies qu'il était incapable d'assouvir.
L'espoir était son passé, le désespoir son présent, le néant son futur.
- Monsieur, oui vous qui vous en allez avec votre conjoint, attendez !
Liam sentit plus qu'il ne vit Brett s'arrêter et le stopper par la même occasion. Si son petit-ami tourna la tête vers la voix féminine qui venait de les interpeler, Liam n'en fit rien. Ses yeux éteints peinaient à ne pas s'embuer tant la désillusion était grande. S'il ne faisait que se retourner vers cette femme, il allait craquer et Brett le tuerait, sans s'arrêter à la menace précédemment formulée. S'il était capable de lever la main sur lui, il était capable de la serrer autour de son cou de manière définitive, comme il était capable de la refermer en un poing qui claquerait une ultime fois son crâne contre le mur. C'est d'une oreille vaguement attentive qu'il entendit la petite conversation continuer alors que sa tête s'emplissait d'images sanglantes le concernant :
- Qu'y a-t-il ?
La voix de Brett avait changé : plus une once d'agressivité, seulement un calme grandiloquent avec une pointe de… Confiance. De charme. Si le blond « sortait » avec lui, il aimait beaucoup les femmes et Liam savait que ses yeux détaillaient régulièrement toutes les courbes qu'il pouvait croiser. Combien de fois l'avait-il trompé ? A la maison où ailleurs ? Combien de fois Liam avait-il entendu les filles hurler de plaisir tandis qu'il hurlait de douleur ? Avec elles, les coups de rein de Brett étaient sensuels, déclencheurs d'une bienheureuse extase, avec lui, ce n'était que souffrance et cauchemar.
- Je suis désolée de vous déranger mais mon collègue a remarqué un problème avec votre paiement et nous venons de nous en rendre compte. Navrée, vraiment. Pensez-vous qu'il serait possible de venir régler ça au bar ? Cela ne devrait pas prendre beaucoup de temps.
- Mais bien sûr.
A son ton, Liam était certain qu'il souriait, exposant ses belles dents blanches pour s'attirer l'œil de la demoiselle.
- Vous pouvez y aller, je vous rejoins dans une minute, conclut Brett, avenant et charmeur.
La serveuse, une magnifique blonde vénitienne au mystérieux regard vert, lui rendit son sourire sans que celui-ci remonte jusqu'à ses yeux. Elle s'en alla alors dans la direction indiquée et Brett se retourna vers Liam. Il l'obligea à le regarder et lui ordonna de rester là. A nouveau, les menaces plurent sur Liam qui les entendit à peine. Pourtant, il hocha la tête. S'il parlait, il pleurerait, craquerait et se prendrait la rouste du siècle. Pas la peine de réellement chercher à écouter, il savait parfaitement ce que Brett lui disait, les mille et unes souffrances qu'il lui réservait en cas de désobéissance. Alors oui, il accepta – contraint – de l'attendre de ce côté-ci de la porte, dedans, là où Brett pourrait garder un œil sur lui en réglant ce léger problème. Problème qui ne l'embêtait pas tant que ça étant donné la beauté de laquelle il obtiendrait sans doute un numéro de téléphone dans les cinq minutes qui suivraient. Et puis ils se reverraient, dans la semaine, à l'hôtel ou chez eux.
Enfin, Brett lâcha son bras endolori et Liam manqua de perdre l'équilibre. Parce que plus rien ne le retenait physiquement. S'il devait rester là et attendre son petit-ami, rien ne l'empêchait de partir. Le blondinet releva les yeux et aperçut Brett, déjà accoudé au bar, regardant la jolie blonde vénitienne d'un air affamé. Mais ce qui retint tout particulièrement l'attention de Liam, c'était le fait qu'il ne le regardait pas lui. Il ne le surveillait pas. Son cœur rata alors un battement. Il pourrait fuir, là maintenant. Prendre son envol, saisir la chance de survie qui s'offrait à lui. Seule une simple porte le séparait de l'extérieur, la liberté, cette chose à laquelle il avait droit, lui aussi.
Et puis, Brett tourna légèrement la tête, jeta ostensiblement un coup d'œil dans sa direction. C'est là que Liam comprit ce qu'il en était réellement.
Il ne pouvait pas partir. La fuite était impossible. S'en aller, oui, mais pour aller où ? Avec quelle voiture, quelles affaires ? Partir sans se retourner, partir sans avoir rien pour se protéger. Pas de papiers, pas d'argent, pas d'affaires pour se changer. Partir loi, partir de rien, sans rien.
S'il s'en allait, Brett s'en rendrait compte et le poursuivrait avant de l'attraper, le traîner, l'enfermer à tout jamais, le frapper encore et encore jusqu'à voir son dernier souffle s'élever. Et Brett n'aurait pas à se soucier de quoi que ce soit une fois Liam disparu à tout jamais. Il n'était rien, n'avait plus de famille, plus d'amis. Personne pour s'inquiéter, le chercher, encore moins pour le retrouver. Un être sans attache, voilà ce qu'il était. Une identité solitaire qui n'avait plus pour identité qu'un simple prénom, peut-être également un nom dans le brouillard, si bien qu'il peinait à le garder en mémoire tant il ne l'avait plus prononcé depuis longtemps.
Liam crut alors une nouvelle fois qu'il allait s'évanouir tant ses espoirs allaient et venaient, torturant son esprit déjà détruit. Voilà ce qu'était sa vie : une succession d'espoirs, d'envies, de déconvenues, de désillusions, et ça tournait, encore et encore. C'était une boucle infinie, un ouroboros éternel. Il pourrait fuir, mais Brett le retrouverait. Il n'aurait qu'à faire quelques mètres. Liam ne savait pas conduire, puisque son petit-ami n'avait pas voulu qu'il passe son permis. Alors quelques pas, et c'était fini. Et c'est à cet instant que Liam se rendit compte qu'il ne pouvait pas être sauvé. Il faisait partie de ces victimes qu'on ne remarquait pas, auxquelles on ne ferait pas attention parce qu'elles étaient invisibles aux yeux de la majorité. On le voyait, mais on ne le regardait pas. Il pouvait crever dans une heure que personne ne le saurait. En même temps, qui faisait attention au décor ? Liam serra les poings, encore une fois, dans l'espoir de cacher les tremblements de ses mains. Il ne devait pas attirer l'attention de qui que ce soit, autrement Brett lui en voudrait davantage et ce n'était pas le moment de faire croître son courroux, bien au contraire. Liam se concentra alors, fit tout pour refluer les larmes qui tentaient de monter depuis un bon moment, d'empêcher son visage de trop grimacer alors que chaque pas était une douleur plus forte que la précédente. Il se contint comme il le put et combattit avec ardeur ce besoin qu'il avait d'alerter sur sa situation. Parce que l'espoir ne mourrait pas malgré les désillusions et il était en train de s'engager dans un nouveau cycle, attendant la prochaine déconvenue qui ne devrait pas tarder. Il crevait de ne pas réussir à ouvrir la bouche, de ne pas arriver à hurler, à avoir le courage de fuir. Mais c'était comme ça. Brett l'avait détruit au point de ne rien lui laisser d'autre que ses pensées de liberté et cette tétanie qui l'empêchait de réellement s'échapper. Un miracle qu'il ait eu le culot d'oser avoir l'idée de lui proposer d'aller dans ce bar censé le sauver.
Liam se sentit soudainement observé, et pour cause : lorsqu'il tourna la tête, il vit deux yeux ambrés à l'autre bout de la salle qui le regardaient avec insistance. Enfin, sans doute ces deux orbes fixaient-elles autre chose et il fallait que Liam l'accepte, parce qu'il était évident qu'il n'était pas la source d'une quelconque attention. Surtout que ces yeux-là appartenaient au premier serveur, celui qui avait pris leur commande. Oui mais d'un coup, l'acceptation fit place au refus, car le serveur était en train de marcher dans sa direction. Son allure était rapide et son visage, tendu. Il jeta de réguliers coups d'œil en direction du bar. Ce que Liam ne vit pas, c'est un homme passant dans l'ombre des grandes lumières. En costume noir, chemise blanche et cravate émeraude, barbe de trois jours et regard dur, lui aussi fixait régulièrement le bar. Liam, de son côté, détourna rapidement les yeux du serveur. Si Brett le surprenait…
- Hé, toi.
Liam sursauta. Il s'était perdu dans ses pensées, imaginant déjà les mauvais traitements qu'il pouvait subir en rentrant et voilà que le brun aux yeux ambrés se tenait face à lui, un plateau vide sous le bras. Perplexe et inquiet, Liam pointa un doigt en sa direction en entrouvrant la bouche, toujours pas réellement certain qu'il s'adresse vraiment à lui.
- Oui, c'est à toi que je parle, le blondinet. Ecoute, on a pas beaucoup de temps, il faut que tu me suives.
Le serveur avait perdu toute sa jovialité passée, il parlait avec sérieux et la mine fermée. Il était tendu et Liam… Avait reçu des ordres.
- Je… Je peux pas, bredouilla-t-il. J'attends mon…
- Ouais, j'imagine que t'attends l'autre blond, ouais. Ou plutôt qu'il veut que tu l'attendes, mais c'est pas ce que tu vas faire. Mec, je sais que t'es pas ici par hasard.
Liam fit un pas en arrière, pas vraiment certain de la tournure qu'était en train de prendre la conversation. Ses yeux se fixèrent un instant sur le bar : Brett semblait absorbé par le décolleté de la serveuse. Oui, mais pour combien de temps ?
- Tu devrais pas me parler, fit-il gauchement.
- Quoi, parce qu'il va te frapper ? Oui, je me doute. Mais si tu veux que ça s'arrête, viens avec moi. La diversion va pas durer longtemps, blondinet.
- La… La diversion ?
Sans plus prononcer un seul mot et l'air plus tendu qu'auparavant, le serveur prit un peu gauchement Liam par le bras et le tira à sa suite. Si le brun était à la droite du blond, l'homme en costume vint se placer à sa gauche et Liam se retrouva encadré par deux inconnus qui l'emmenaient on ne sait où, sans le violenter d'aucune manière. Pourtant, il ne dit rien, parce qu'il ne savait ni quoi dire ni penser, et parce que cela ressemblait presque à une tentative d'enlèvement. Et puis, quelque chose en lui le tétanisait complètement, l'obligeait à avancer en pilote automatique sans chercher à riposter, à résister, à crier. Il se laissa complètement emmener, sans se rendre compte que les deux hommes le soutenaient, chacun un bras autour de lui.
