Liam ne commença à sortir de sa léthargie que lorsqu'on le fit s'assoir sur une chaise. Là, ses yeux semblèrent voir de nouveau et sa conscience s'éveilla lentement, si bien que sa compréhension – partielle – de la situation fut particulièrement lente. Il arriva simplement à se dire qu'il avait laissé deux inconnus l'emmener il ne savait où. Après une légère observation de l'endroit, il en conclut rapidement qu'il s'agissait d'une sorte d'arrière-salle ou de local, sans doute dans le bar. La seule question qui lui vint fut :
- Qu'est-ce que… Où je suis ?
L'homme au costume se décala pour se placer près d'une des deux portes tandis que le serveur à l'allure élancée vint s'accroupir devant lui, tel un parent essayant de comprendre ce qui n'allait pas avec son enfant. Le brun paraissait jeune, mais Liam savait d'instinct qu'il était plus vieux que lui. Sans doute pas de beaucoup, mais un peu. Il avait un regard ambré particulier, un de ces regards qui semblaient en avoir trop vus. Etonnamment, Liam n'eut pas peur de lui, ni de son compère. Simplement, il n'était pas à son aise et sentait sa terreur le regagner à l'idée que Brett lui reproche de s'être laissé emmener. A tous les coups, son « kidnapping » lui retomberait dessus. Déjà qu'il l'avait bien agacé tout du long de la soirée, Liam se demandait sérieusement s'il se réveillerait le lendemain…
- Hey, tout va bien, d'accord ? Tu es en sécurité, c'est tout ce que tu as à savoir.
Liam ne comprenait pas bien. En sécurité ? Comment ? Où ? Brett devait être en train de terminer de régler le souci relevé par la serveuse et sans doute allait-il jurer en voyant qu'il n'était pas là. Mais le serveur n'avait-il pas parlé d'une diversion ? Liam ne comprenait rien. Son esprit était embrumé, embrouillé par tout un tas de choses.
- Il… Va m'attendre, peina-t-il à articuler.
Le serveur soupira et se pinça l'arête du nez. L'homme en costume, de son côté, sembla rester de marbre. Mais si Liam avait été un peu plus observateur, si ses émotions et son stress ne l'aveuglaient pas, sans doute aurait-il perçu de l'inquiétude dans les yeux bleu-vert du gardien de la porte. Le serveur posa une main sur son genou et Liam ne put s'empêcher de sursauter. Le moindre mouvement fait près de lui lui faisait peur.
- Je vais pas y aller par quatre chemins et t'expliquer ça fissa-fissa. La politique de la maison, même si elle a été pensée pour être discrète, c'est d'aider les gens, notamment les victimes de violences. Tu as réussi à venir ici et tu as commandé un White Torii, qui est un code, l'équivalent d'un « SOS aidez-moi je suis dans la merde ». Le but de la manœuvre, c'était de te séparer de ton tortionnaire pour pouvoir t'aider. Donc maintenant, tu vas répondre à quelques questions, d'accord ?
Liam hocha la tête, même s'il n'était pas vraiment certain de ce qu'il était en train de faire. Il voulait fuir, oui, rêvait de cette liberté dont Brett l'avait longtemps privé et en même temps… L'emprise qu'il avait sur lui rendait ses réflexions difficiles. La seule chose qui l'aida à coopérer, ce fut son épuisement mental. Alors, il donna volontiers son nom, son adresse, son âge. Lorsque le serveur lui demanda s'il connaissait le numéro de quelqu'un qui pourrait l'aider, un membre de sa famille, ou un ami oublié, Liam garda le silence et tendit son téléphone abîmé qui n'avait aucun code. Brett voulait pouvoir aller le fouiller n'importe quand – et ainsi vérifier qu'il n'avait appelé personne entre temps. En voyant que Liam avait uniquement ledit Brett pour seul contact téléphonique, il eut l'air désemparé.
- Et tu ne te souviens pas, par hasard, d'un numéro d'une ancienne connaissance, quelqu'un qui pourrait te chercher et t'héberger ? Le but, c'est que tu ne retournes pas chez ce Brett. Tu ne connais même pas le numéro de ta mère ? De ton père ?
Liam faillit répondre qu'il n'avait plus de parents, mais les mots lui manquant, il hocha simplement négativement la tête. Il avait la boule au ventre et la gorge serrée, sans trop savoir pourquoi. On était là pour l'aider, il ne savait pas comment s'aider lui-même. En soi, il commençait à comprendre ce que permettait ce bar : mettre à l'abri les victimes et leur permettre de faire ce qu'elles ne pouvaient pas faire dans leur foyer. Autrement dit, appeler leur entourage à l'aide. Sauf que Liam n'en avait plus, et depuis longtemps. Si l'on ajoutait à cela que Brett avait supprimé tous ses contacts mis à part lui-même dès le début de leur relation… Déjà là, Liam aurait dû partir. Et il avait essayé. C'était ce jour-là que son petit-ami avait pour la première fois levé la main sur lui. Puis, il s'était excusé, lui avait juré qu'il avait simplement pris peur à l'idée qu'il l'abandonne, avant de lui faire promettre de ne plus tenter de s'en aller. Après cette tentative avortée, Brett avait bricolé les fenêtres, de sorte à ce qu'elles aient chacune un verrou, idem pour chacune des portes de la maison dont celle de la cave, qui était rapidement devenue sa chambre.
A nouveau, le serveur eut l'air désespéré et Liam s'en voulut. Il s'en voulut de perturber le travail déjà pénible du serveur pour… Pour quoi faire, au final ? Le soustraire du périmètre de Brett durant… Quelques minutes ? C'était à cela qu'il avait droit ? Liam baissa la tête et serra les poings sur ses cuisses, faisant abstraction de la main du serveur sur son genou. Il en avait assez. Les larmes revenaient en force, menaçaient de couler. Ses émotions et espoirs faisaient des montagnes russes sans arrêt depuis qu'il était venu ici et Liam commençait à ne plus savoir quoi penser ni croire. La torture mentale le fatiguait et il était impressionnant qu'il soit encore capable de réfléchir plus ou moins correctement – sans être objectif toutefois. Une seule chose était certaine : il ne voulait pas mourir sous les coups de Brett. D'un autre côté, une simple fuite ne fonctionnerait pas. Il fallait autre chose.
Mais rien ne lui vint, à part des pensées toutes plus noires les unes que les autres. Des pensées qu'il avait toujours essayé de combattre, mais qui pourraient peut-être lui servir cette fois-ci puisque vraisemblablement, sa liberté potentielle était compromise.
Il n'avait aucune envie de mourir sous les coups de Brett, non, mais qui a dit que mourir de ses propres mains le dérangerait ?
- V-vous avez… Des médicaments ? Des… Des trucs forts ? Demanda-t-il d'un ton qu'il voulut innocent, mais sa voix cassée n'était pas crédible.
C'était culotté et inconscient de sa part de quémander cela mais à vrai dire, il partait déjà en vrille. Il perdait pied, ne savait plus vraiment quoi dire. Au final, il s'était trompé sur toute la ligne alors si on ne pouvait pas l'aider…
- Tu veux le buter ? S'horrifia le serveur. Enfin, pas que ça me dérange, à mes yeux tous les connards dans son genre méritent de crever, là n'est pas le souci. Nan, le problème, c'est qu'après tu vas être bien dans la merde et quand tu vois la gueule de la justice dans notre pays – dans n'importe lequel, en soi – eh ben ça fait pas envie et...
- C'est pas pour lui, le coupa Liam…
… Qui s'en voulut aussitôt. Il releva un regard apeuré vers le serveur qui le regardait sans bouger, un sourcil haussé. Il ne voulait pas l'offenser, il avait parlé par instinct, il…
- Tu m'as pas offensé, rétorqua le brun.
Liam s'en voulut à nouveau, car une nouvelle fois, ses paroles avaient dépassé sa pensée. Mais cette fois, le serveur garda le silence. Avant, c'était bien plus simple : le bar était en partenariat avec une association qui possédait un foyer d'aide. Association qui avait été complètement démantelée pour de nombreuses raisons. Résultat, cet « extra » qu'offrait le bar était devenu plus limité et bancal. Et rarement utilisé, aussi. En fait, la venue de potentielles victimes était devenue extrêmement rare et l'utilisation du code White Torii avait eu l'air d'être tombé aux oubliettes. Néanmoins, le patron de l'enseigne insistait pour garder ce service et qu'importe s'il était devenu foutrement limité à cause du peu d'aide dont ils disposaient pour aider les victimes qu'ils accueillaient.
Le serveur tourna la tête vers l'homme en costume qui n'avait pas décroché un mot et lui lança un regard on ne peut plus sérieux.
- T'as une photo du planning à me montrer ? Y a moyen que je contacte Alli, et il faudrait que je parle au big boss. D'ailleurs, je peux t'emprunter ton portable ? J'ai pas chargé le mien de la journée.
Sans répondre, l'homme hocha la tête et lui tendit son cellulaire.
Liam, de son côté, avait son regard baissé sur ses mains crispées. Il attendait qu'on le renvoie en enfer, tel un condamné attendant que viennent ses dernières secondes. La question concernant les médicaments était idiote et nul doute qu'on ne lui en donnerait pas, ce qui était compréhensible. Mais du coup, cela ne lui laissait plus beaucoup de possibilités, voire carrément aucune, que celle de retrouver Brett. A cette pensée, quelque chose se brisa en lui et retenir ses larmes devant ces deux inconnus devenait d'autant plus difficile. L'envie de s'enfuir était passée, il avait juste envie… De mourir. Mais il savait qu'il n'aurait pas le courage d'essayer, même si le serveur ou l'homme en costume lui avaient, dans un moment de folie, passé des médicaments quelconques.
Une fois que le serveur eut fait ce qu'il avait à faire sur le cellulaire de son collègue, il croisa les bras sur son torse et eut l'air de se mettre à réfléchir. L'homme en costume le regardait d'un air impassible, mais son regard changeait légèrement lorsqu'il jetait parfois un léger coup d'œil à Liam, qui semblait se décomposer de minutes en minutes. Le téléphone vibra, le serveur l'alluma, parcourut l'écran des yeux à plusieurs reprises, avant de se tourner à nouveau vers son collègue et de lui demander :
- Derek, tu penses que tu peux le virer ?
Ledit Derek hocha simplement la tête.
Liam, de son côté, frissonna violemment. Croyant que l'on parlait de lui, il se mit à paniquer. Son cœur s'emballa d'un coup, si bien que « Derek » tourna aussitôt la tête vers lui. Le blondinet, à deux doigts de perdre le peu de contrôle qu'il avait de lui-même, demanda en bégayant plus que de raison s'il avait le temps d'aller aux toilettes et s'il y avait, tout simplement, des toilettes ici. Les deux inconnus froncèrent les sourcils et le serveur lui indiqua le chemin : il fallait passer par la deuxième porte – celle qu'ils n'avaient jamais empruntée –, laquelle donnait sur un long couloir entrecoupé de chaque côté par deux portes, ainsi qu'une au fond. Celle qui intéressait Liam, selon le serveur, était la première à droite. Une fois qu'il fut certain qu'on l'autorisait à y aller, le blondinet se leva et s'en alla dans la direction indiquée. Une fois qu'il se retrouva seul dans le couloir, il souffla un peu. En fait, c'est un souffle plus que tremblant qui dépassa la barrière de ses lèvres gercées. Ses jambes flageolantes peinaient à avancer, à aligner les pas qu'il devait faire pour atteindre les toilettes. D'une minute à l'autre, il allait s'effondrer et s'il devait revenir à Brett, s'il devait être viré, il faudrait qu'on l'aide à marcher. Ensuite, Brett ferait son numéro habituel, les deux inconnus oublieraient qu'il était la victime et il repartirait. La suite était bien plus incertaine.
Arrivé à destination, Liam s'effondra à genou sur le carrelage composé d'une multitude de petits carreaux blancs. Les larmes se mirent à inonder ses joues avec une violence inouïe et Liam mit une main sur sa bouche pour étouffer les petits bruits qu'il avait l'habitude de faire quand il pleurait. C'était une des choses que Brett détestait par-dessus tout : l'entendre geindre. Et même s'il n'était pas à ses côtés, Liam était terrifié, comme toujours, qu'il capte le moindre de ses sons.
Honnêtement, il n'en voulait même pas à ce bar de ne pas pouvoir l'aider. Ce n'était pas leur faute, s'il s'était trompé. S'il avait cru pouvoir être sauvé. Si Liam s'était tourné vers cette éventualité et faisait en sorte d'éviter que l'on prévienne la police, c'était parce que Brett avait un parent dans le milieu. Son oncle, Raphaël McCall, était très influent. Si l'on ajoutait à cela qu'il n'avait jamais apprécié Liam et qu'il préférait croire un membre de sa famille – son neveu – plutôt qu'accorder sa confiance à un jeune homme qu'il n'avait jamais porté dans son cœur… Il n'était pas très difficile de deviner que la moindre des plaintes ou des tentatives d'appel à l'aide de Liam serait étouffée dans l'œuf. Les conséquences, quant à elles, n'étaient pas très difficiles à deviner.
Le carrelage se vit rapidement constellé de petites gouttes salées, qui détruisaient déjà le visage en apparence lisse de Liam. Un visage d'ange. Son fond de teint et sa base étant de piètre qualité – Brett ne lui ayant toujours acheté que des produits bas de gamme pour cacher ses monstruosités –, tout s'en allait graduellement. De mémoire sûre, Liam n'avait sans doute jamais autant pleuré de sa vie. Qu'importe qu'il soit agenouillé sur le carrelage froid des toilettes d'un bar, qu'importe si on le surprenait. De toute manière, on viendrait bien le chercher pour le faire sortir d'ici, non ? Il n'était plus à ça près. Et il avait besoin de ça : se lâcher, avant de retourner en enfer. A nouveau, le peu de certitudes qu'il avait s'envola. On n'allait pas l'aider. Personne n'allait le faire, tout comme personne ne le pouvait.
Liam avait envie de s'arracher les cheveux, la peau, les yeux, tout. Et mourir. Ne plus être là, ne plus rien ressentir. Ne plus jamais retourner avec Brett, ne plus se relever, ne plus ouvrir les yeux.
De désespoir, Liam se cala difficilement contre l'un des murs de la petite salle, ramena ses jambes contre lui, les entoura de ses bras, cacha son visage à l'intérieur. Et pleura, pleura, pleura. Si bien qu'à force, il commençait à avoir du mal à respirer. Son cœur s'emballait de manière irrégulière, respirer devenait difficile. Il était en train de lentement sombrer dans une crise de panique qui n'allait pas l'aider. Dans un instant de paranoïa, son esprit torturé lui fit imaginer que Brett le cherchait, partout. Mais sans avoir l'air hargneux. Il le voyait bien, avec son petit sourire de connivence, son air tranquille et satisfait, endormant son monde avec une inquiétude feinte concernant son petit-ami un peu bête, qui avait toujours la tête ailleurs, qui avait tendance à se perdre assez souvent. Un idiot, un jeune homme complètement dépendant, assisté, qui avait besoin que Brett soit avec lui, autrement, il ne s'en sortirait pas, voyez-vous ? Non, Liam était incapable d'être seul, il pourrait se faire du mal, être dangereux pour lui-même. Il ne faudrait pas qu'il se blesse par inadvertance, n'est-ce pas ?
Sa peau le grattait, atrocement et Liam s'activait déjà, sans vraiment s'en rendre compte, à soulager ses démangeaisons alors même qu'il pleurait comme un dingue. Son fond de teint était disparate, carrément enlevé par endroits. Ses manches laissaient entrevoir des poignets bleuis, ou des traces de liens subsistaient, laissant des traînées rougeâtres, voire violacées. Il savait qu'il n'aurait pas dû pleurer, ni toucher à son visage, encore moins laisser voir aucune de ses blessures, même en étant seul. N'importe qui pouvait entrer et le surprendre.
Et puis, tout lui retomberait dessus.
Liam sursauta lorsqu'il entendit du bruit, sans doute la porte des toilettes qui s'ouvrait, se fermait… Quelque chose comme ça. Il n'y faisait pas attention, il savait qu'il était fini, quelle que soit l'issue de cette soirée, il était mort. A savoir s'il se la donnerait ou si Brett aurait le temps de s'occuper de lui. Et même s'il survivait au déferlement de son courroux une fois revenus à la maison, qui lui disait que la suite ne serait pas pire ?
Des mains s'emparèrent de ses poignets, en baissèrent les manches, les arrangeant pour qu'on ne voit rien. Ses mains à lui tremblaient et il avait fermé les yeux, de peur de voir Brett et sa fureur. Parce que là, il était sans doute impossible de sortir sans que l'on remarque que son visage… N'avait pas un teint aussi uniforme qu'il n'aurait dû. Alors forcément, ça causerait des problèmes. Et Brett détestait les problèmes, qu'il arrangeait souvent à sa manière. Liam s'attendit tout naturellement à des cris, des coups, des gifles et garda les paupières closes avec force alors qu'il peinait à respirer, qu'il avait envie de se moucher, qu'il ne faisait que renifler, que le goût de ses larmes se mélangeait à celui de sa bile qui remontait lentement, asséchant sa gorge, l'irritant par la même occasion.
Oui, mais rien ne vint. Les mains intruses caressaient les siennes et il commençait à entendre une voix, qui s'élevait doucement. La voix en elle-même n'était pas douce, c'était plutôt le cas de son volume et de son intonation. Alors, petit à petit, le blondinet retrouva la maîtrise de sa respiration et ses larmes furent un peu moins nombreuses. Elles continuaient de couler, mais ce n'était plus un déferlement. Juste un écoulement sommaire. Lent. Sadique. Ses yeux le piquaient atrocement et il continuait d'avoir peur de les ouvrir. Un peu de douceur ne pouvait pas effacer des jours, des mois, des années de violence. Il avait beau savoir que tout le monde n'était pas comme Brett et que Brett n'était pas vraiment là, il le craignait tout de même.
- Ouvre les yeux, euh… Liam. Ouais, c'est bien ça, hein ? Oui, c'est bien Liam ton blaze, j'avais eu peur de me chier. Je l'ai entendu qu'une fois alors hein, faut pas m'en vouloir. Alors mon Liamou, tu vas ouvrir les yeux, d'accord ? En vrai, ça sera déjà un bon début.
Liam soupira de soulagement en comprenant enfin qu'il s'agissait du serveur. Le serveur, oui, c'était le serveur, pas Brett. Brett, pas là. Serveur, là. De toute manière, son petit-ami ne caresserait pas ainsi ses mains, avec tant de douceur, une douceur sans ambiguïté. Et pourtant, il ne pouvait pas s'empêcher de trembler. Parce qu'il avait peur de ce qui l'attendait.
- Laisse… Laisse-moi encore quelques m-minutes, s'il… S'il te plaît, souffla-t-il.
Il ne voulait pas devoir partir, pas tout de suite. Il n'était pas prêt, il n'avait pas réfléchi, ne savait pas quoi faire et il fallait qu'il trouve.
- Quelques minutes pour quoi, Liam ?
Pourquoi le serveur lui parlait-il avec une voix aussi douce ? C'était fourbe, parce que ladite voix lui donnait juste envie de parler, ce qu'il fit presque instantanément. Il lâcha à demi-mots qu'il lui fallait un peu de temps, juste quelques minutes. Il ne pouvait pas rejoindre Brett dans cet état, oh et puis son fond de teint, il… Merde. Ce fut seulement à cet instant que Liam réalisa que le serveur possédait la vue. Et qu'il avait sans doute déjà remarqué l'état de son visage qui par les trous de ce qu'il restait de sa dissimulation poudreuse. Son cœur rata plusieurs battements et il rouvrit brusquement les yeux.
Le serveur était bel et bien là, accroupi face à lui, carrément assis en tailleur. Il ne portait plus son uniforme, mais un sweat bordeaux, un jean gris et des Vans classiques. Il lui tenait toujours les mains mais ce que Liam retenait, c'était son regard. Était-il miel, plutôt whisky ou juste… Ambré ? C'était une couleur inédite qu'il n'avait pas souvent vue dans sa vie. Des yeux marrons, bleus, verts, gris, il en avait connus avant de… Avant Brett. Mais là, c'était noisette, c'était doux, chocolat, d'un doré foncé particulier. Et cette contemplation curieuse atténua sa peur l'espace de quelques secondes, avant qu'il frissonne à nouveau et ne détourne le regard, assommé par la terreur et la honte.
- Liam.
La voix du serveur avait perdu de sa douceur, gagné en sérieux, tout comme son regard. Ses mains serrèrent doucement celles de Liam.
- Tu ne vas pas le rejoindre, c'est mort, et je suis désolé qu'on t'ait laissé penser ça.
Liam retint son souffle et osa relever son regard toujours larmoyant vers le serveur. Un regard où l'espoir et les désillusions se côtoyaient sans arrêt. Il voulut parler, lui dire, le supplier de ne pas lui dire quelque chose qui pourrait encore changer par la suite. Il était vraiment épuisé de, sans arrêt, danser entre l'espoir et son contraire. Avancer, reculer. Se soulager, s'angoisser. Et ainsi de suite. Mais Liam ne dit rien. Les mots étaient bloqués dans sa gorge, comme ses larmes à ses yeux.
- Tu penses que tu peux marcher ? Demanda le serveur.
Liam opina du chef à une lenteur folle, comme s'il avait pris du temps à comprendre la question de son vis-à-vis, puis qu'il avait réfléchi pour savoir si oui ou non il était capable d'aligner quelques pas. Enfin, il était bien optimiste en répondant oui : déjà, alors même qu'il était assis, il avait l'impression de n'avoir aucune force dans les jambes, ce qui était une sensation assez désagréable. Liam ramena ses mains vers lui. Il avait froid, autant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Il ne voyait pas à quoi tout cela rimait, il n'avait aucune idée de ce que le serveur comptait faire, et comprenait encore moins comment il pourrait ne pas rejoindre Brett. On n'allait pas l'aider, alors pourquoi le bercer de nouvelles illusions ? Sincèrement, cette fois, Liam aimerait y croire. Il aimerait se dire que le brun n'avait pas dit ça sans avoir réfléchi avant. Dans tous les cas, il n'était pas plus avancé.
Le serveur lui tendit sa main, Liam la saisit sans trop y croire. Constatant que le petit blondinet tremblait toujours beaucoup et ne semblait pas très stable sur ses jambes, il passa un bras autour de lui et le soutint. Liam le laissa faire sans rechigner. Il était à deux doigts de se remettre à pleurer. Il était fatigué et qu'importe ce qu'il se passait, il voulait à nouveau fermer les yeux, se reposer. Ensuite seulement, il aviserait. Ensuite seulement, il verrait s'il devait faire quelque chose pour sa vie. Enfin, en attendant, il n'était absolument sûr de rien tant ses certitudes ne faisaient qu'aller et venir, le torturant toujours plus à chaque fois. Il fit vaguement attention au décor, vit sans trop remarquer qu'ils avaient déjà quitté les toilettes, qu'ils traversaient le couloir.
Liam ne sembla retrouver un semblant de vie que lorsqu'il sentit le vent frais du soir sur sa peau abîmée. De ce côté-ci du bar, il n'y avait personne, tout simplement parce qu'ils étaient sortis par une porte réservée au personnel. Il avait la nausée, n'avait aucune idée de s'il pouvait faire confiance au serveur, mais… Il commençait à nouveau à perdre pied, mais pas de la même façon. En fait, c'était son esprit qui lâchait. Entre sa sortie, ses multiples déceptions et espoirs, Brett, la « diversion », l'espèce d'interrogatoire qu'il avait subi, sa tentative pour gagner du temps dans les toilettes, puis la venue de ce jeune homme, qui avait clairement vu une partie des sévices qui lui avait été infligés… Oui, Liam était fatigué mentalement. Epuisé. Il avait faim, soif, son corps réclamait tout, y compris ce repos auquel il n'avait jamais vraiment eu droit. Alors, il s'effondra à moitié dans les bras du serveur, qui jura en constatant que le blondinet était à deux doigts de tourner de l'œil. Il raffermit sa prise sur lui et l'aida. Liam ferma les yeux au moment où il sentit qu'il ne faisait plus aucun effort. Il arrivait vaguement à se rendre compte qu'il était assis sur quelque chose et seul un petit « clic » lui donna un indice quant à l'endroit potentiel ou plutôt la chose dans laquelle il pouvait se trouver. Et si ce fait devrait lui faire peur, il fut avéré qu'il était tellement à l'ouest, tellement perdu, tellement épuisé de tout ça, qu'il ne prit même pas sa propre émotion en considération. Il se laissa simplement bercer par le vrombissement d'un vieux moteur qui l'emporta loin, bien loin de cette réalité qui ne voulait pas de lui.
La lune et les lumières des lampadaires donnaient un drôle d'aspect à son visage dont le font de teint avait complètement disparu par endroits et montrait sa réalité à lui. Les larmes avaient effacé les artifices et montraient cette vérité que beaucoup ignoraient sciemment.
Le jeune brun, au volant d'une Jeep prête pour la casse, n'en était que trop conscient. Il se mordit la lèvre inférieure et appuya sur la pédale d'accélérateur.
