Et voilà la suite ! Merci aux lecteurs non francophones qui prennent le temps d'essayer de comprendre l'histoire. Une traduction verra le jour, un jour !
1942
Chapitre 2 : Seuls ensembles
Peu après l'appel, le lendemain matin, Schultz passa à nouveau la porte du baraquement n°2, se dirigeant directement vers Lebeau, sans saluer le reste des prisonniers. Il était fébrile et le français comprit pourquoi lorsqu'il sortit de son manteau un petit sac de papier bien rempli.
– C'est tout ce que j'ai pu récupérer à la cuisine sans que l'on ne me pose de question, s'expliqua t-il en tendant le sac à Lebeau qui mit un moment avant de comprendre pourquoi Schulz lui offrait de la nourriture, se rappelant ce que l'Allemand lui avait demandé la veille. Apparemment, le silence du français avait été assimilé à un acquiescement lorsque Schultz lui avait demandé de préparer une soupe pour le retour du caporal Newkirk.
Lebeau se sentit obligé de prendre le sac, mais ne dit rien. Il n'avait pas vraiment envie de cuisiner pour quelqu'un d'autre, surtout quelqu'un qui n'avait fait preuve que d'antipathie à son égard. Mais il pouvait difficilement refuser le geste de l'Allemand qui le regardait avait des yeux pleins de sollicitation. Il aurait eu l'impression de donner un coup de pied à un chiot.
Schultz ressorti, laissant Lebeau seul avec son sachet de légumes et quelques prisonniers qui avaient observé l'échange sans rien y comprendre. L'un d'eux fit une remarque sur « les collaborateurs français », mais pour une fois, Lebeau laissa passer. Il jeta un œil au contenu du sac. Des pommes de terre, carottes, un oignon et, comble du luxe, quelques restes de viande de bœuf ! Quel délice il pourrait se concocter avec tout ça ? Il en avait déjà l'eau à la bouche.
Quand le caporal Gärtner ouvrit la porte du cachot pour laisser sortir l'Anglais, il ne put s'empêcher d'éprouver un peu de pitié pour le jeune soldat qui avait des difficultés à se relever et continuait de tanguer légèrement une fois debout. Il fit un geste pour lui proposer de l'aider, mais le regard glacial qu'il reçut en retour le convint de ne pas s'approcher de trop près. Il avait déjà fait les frais du caractère inamical de cet Anglais, bien que ce dernier ne l'ait jamais attaqué physiquement, seulement par des mots tranchants. Et si Gärtner ne comprenait que très peu l'anglais, le sens des paroles crachées à son visage ne laissaient peu de doute quant à leur caractère insultant.
Aujourd'hui, Newkirk était silencieux et Gärtner se demanda s'il n'avait pas fini par abandonner. Plus d'un an dans ce camp de prisonnier pouvait avoir eu raison de sa volonté, aussi rebelle soit-elle.
Il suivit le caporal Anglais jusqu'à ce que celui-ci rentre dans son baraquement, sous les regards parfois mauvais, mais principalement indifférents des prisonniers qui se trouvaient dans la cour pour profiter du premier jour sans pluie de la semaine. Il avait fait son travail, l'Anglais était arrivé sain et sauf à bon port. Il n'était maintenant plus son problème.
Newkirk était partagé entre la fatigue et l'envie de prendre une douche, mais pour la douche, il faudrait attendre le soir, il se dirigea donc vers sa couchette, sans un regard pour ses compagnons de chambre. Personne ne lui adressa la parole. Williams et ses sbires n'étaient pas là, il allait donc pouvoir se reposer en paix.
Il avait rarement été aussi fatigué et pourtant il avait passé une grande partie de ses trois derniers jours au frigo à dormir. Ses muscles étaient tendus par le froid et la chaleur toute relative du baraquement était la bienvenue. Il se défit de ses bottes et grimpa l'échelle pour rejoindre sa couchette. Les prisonniers n'avaient normalement pas le droit de se coucher en plein jour et malgré le laxisme, à ce sujet, des gardes du stalag 13, Newkirk n'osait pas tenter le diable et se retrouver en situation de vulnérabilité. Il s'assit donc confortablement contre le mur, sortant son paquet de cartes pour se relaxer et réchauffer ses doigts en faisant quelques tours.
Lebeau avait observé le manège de l'Anglais. Il était rentré droit, digne et défiant tous ceux qui se trouvaient là de lui adresser la parole. Mais il était difficile de ne pas voir que sous ses airs pédants, le jeune homme n'avait pas l'air au mieux de sa forme. Il était pâle, tremblant et chaque pas semblait être douloureux.
Bah, ce n'est pas mon problème, se raisonna t-il en se décidant à préparer son déjeuner. Un déjeuner qu'il ne partagerait avec aucun de ces foutus Anglais. Non, pas question.
Le fumet de la soupe commençait à envahir la maisonnée, et Lebeau comprit qu'il risquait d'avoir des ennuis avec les autres prisonniers aux regards envieux que ceux-ci lançaient en direction de sa casserole. Il était vrai que les repas servis par les Allemands sentaient rarement aussi bon. Et ce n'était pourtant qu'une simple soupe.
N'entendant plus le bruit des cartes avec lesquelles jouait Newkirk, Lebeau jeta un coup d'œil en direction de sa couchette. L'Anglais s'était endormi, cartes en main et Lebeau prit le temps de l'observer plus en détail. Il n'en revenait pas de ne pas avoir remarqué à quel point le caporal Anglais était maigre. Ses joues étaient creuses et de grandes cernes marquaient ses yeux. Endormi ainsi, pris au dépourvu, toute expression de colère ou de défiance envolée, il faisait vraiment très jeune. Lebeau jeta un œil à la soupe qui finissait de cuire.
– Bon sang, maugréa-t-il.
L'odeur réveilla Newkirk avant même que quelqu'un l'interpelle de façon peu plaisante :
– Hey, l'Anglais.
Ennuyé par l'interpellation, il ne voulait pas ouvrir les yeux, mais cette odeur… Son estomac grogna et il fut bien obligé de lui obéir. Là, devant lui, debout sur l'échelle, le petit français le regardait d'un air renfrogné. Il n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit pour l'envoyer balader que celui-ci lui tendait un bol de façon insistante. Le fumet qui s'en dégageait lui mit l'eau à la bouche, mais il hésita tout de même avant de se saisir du récipient. L'œil au beurre noir qu'arborait le français lui ôta l'envie de faire quelque remarque cinglante sur ce soudain élan de générosité. Il savait que le nouvel arrivé, même s'il savait se défendre, était seul contre tous ici et il savait ce que c'était, d'être isolé et traité comme un indésirable. Il n'appréciait pas plus le français pour autant, mais ils avaient au moins ça en commun.
Le bol était chaud et le fumet qui s'en dégageait une pure merveille. Il ne put s'empêcher de fermer les yeux en inspirant le parfum, l'eau lui montant à la bouche.
– Allez, mange.
Newkirk faillit sursauter. Il n'avait pas vu que le caporal français n'avait pas bougé et l'observait maintenant avec insistance.
Plus pour se débarrasser du gêneur sans esclandre que pour lui faire plaisir, Newkirk prit la cuillère qui baignait dans le bouillon et la porta à sa bouche. C'était chaud, mais qu'est-ce que c'était bon. Il savoura chaque bouchée, mâchant les petits morceaux de viande avec déférence. Où est-ce que ce fichu français avait bien pu se procurer de la viande ? Ça semblait être du bœuf pas du rat ou autre bestiole sur laquelle le cuisinier aurait pu mettre la main. Quoique, si le rat pouvait avoir aussi bon goût, ça ne le dérangerait pas d'en manger.
Lebeau attendait sans doute un compliment, mais Newkirk ne lui fit pas cet honneur. Il savoura encore deux cuillerées quand son estomac se mit à se rebeller.
Lebeau vit Newkirk devenir subitement pâle et se pencha pour récupérer le bol de soupe de peur que celui-ci ne finisse renversé sur les couvertures.
– Hé, ça va ?
Le français se surprit à ressentir de l'inquiétude pendant les quelques secondes que l'Anglais passa les yeux fermés sans répondre, mais les mots qui sortirent ensuite de sa bouche eurent vite fait de transformer cette inquiétude en indignation.
– C'est indigeste, ce truc. Tu essaies de me tuer, foutue grenouille ?
Blessé, Lebeau compta intérieurement jusqu'à trois avant de décider de descendre de son perchoir plutôt que de fracasser le bol de sa délicieuse soupe sur le crâne de ce sale type. Voilà où ça menait d'essayer d'être gentil.
– Hé Lebeau ? L'interpella un jeune Anglais, un de ceux qui vivaient leur vie sans poser de problème à personne. S'il n'en veut pas… Ça sent vraiment bon…
Lebeau n'eut pas le cœur de refuser et lui tendit le bol à moitié plein sans un mot. Le bonheur qu'il lut sur le visage du garçon suffit presque à le calmer. Presque.
Sentant une ouverture, les deux autres hommes présents dans la baraque se pressèrent autour de la casserole, mugs de métal en main.
– Allez-y, servez-vous.
Ils n'avaient pas vraiment attendu l'aval du chef pour se lancer et bientôt les compliments fusèrent. Lebeau réussit à garder son air renfrogné malgré la chaleur que ces mots répandaient dans son corps. Elle était bonne sa soupe, alors pourquoi ?
Un grognement étouffé au-dessus de lui lui serra le cœur. Quelque chose n'allait pas chez cet Anglais. Mais ce n'était pas son problème. Non, pas son problème.
Newkirk passa le reste de la journée à essayer de se reposer, mais les douleurs articulaires qu'il traînait depuis plusieurs jours avaient empiré et il était impossible de les ignorer. Il réussit à se tenir debout pendant l'appel du soir et retourna immédiatement se coucher, sans prendre la douche qui lui faisait tant envie ce matin ni manger quoi que ce soit. Si son ventre avait été apaisé par les premières cuillères de soupe préparée par le français, il lui faisait maintenant un mal de chien. Il regrettait de ne pas avoir pu la finir, il n'avait rien mangé d'aussi bon depuis des lustres. Une bonne soupe chaude, préparée avec soin, comme sa mère lui faisait quand il était bambin.
Se rappeler ces quelques années de bonheur fit remonter à la surface des sentiments qu'il n'arrivait plus à contenir. Il se sentait si mal, la douleur, la peur constante… Mais les lumières étaient éteintes dans la baraque et pour cette fois, seulement cette fois, il pouvait se permettre de laisser couler les larmes sans que personne ne le voie. Il ne voulait qu'une seule chose et elle était impossible. Il voulait que sa mère soit là et qu'elle le serre dans ses bras en lui disant que tout irait bien.
Dans son lit, éveillé, Lebeau ne pouvait qu'écouter, impuissant, les sanglots étouffés, discrets, qui venaient du lit de Newkirk.
