Et de quatre chapitres ! Bonne lecture et merci pour tous vos commentaires qui me vont droit au cœur.

1942

Chapitre 4 : Toutes les cartes en main

En voyant le petit français venir vers lui d'un pas décidé, Schultz savait qu'il allait finir par avoir des ennuis. Il ne savait pas quand ni pourquoi, mais il en était sûr, quoi que lui veuille Lebeau, il était dedans jusqu'au cou.

– Hé, sergent… sergent…

– Schultz, l'aida l'allemand en observant le français d'un œil inquiet.

Plusieurs gardes et prisonniers regardaient dans leur direction. Ça n'était pas bon pour lui de se montrer trop amical avec les prisonniers, mais il avait beaucoup de difficultés à jouer les méchants. Il serra son fusil et se redressa, espérant montrer à qui regardait qu'il était en charge ici. Le français ne parut pas impressionné, mais il sembla tout de même noter l'inconfort de l'allemand.

– J'ai besoin d'un service.

Au moins, il n'avait pas dit ça trop fort. Le français aussi était conscient des risques qu'il prenait en venant s'adresser au garde.

Je ne peux pas rendre de service aux prisonniers, répondit Schultz en hochant négativement la tête, navré.

– Ce n'est pas grand-chose et c'est pour… enfin pour le caporal Newkirk.

La mention de l'anglais éveilla la curiosité de l'allemand.

– Oh ? J'espère qu'il va bien, je ne l'ai pas vu depuis hier.

Un soldat allemand passa près d'eux juste à ce moment et lança un regard désapprobateur en direction de son supérieur.

– Non, non, se reprit Schultz, pas d'aide, ce n'est pas possible.

– Bon, eh bien dans ce cas, je demande à parler avec le commandant.

– Le colonel Baum ?

Schultz était horrifié à l'idée et cela se voyait. Il serra son fusil comme si cela pouvait lui apporter un peu de confort.

– Oh non. Non, non, non, le colonel n'aime pas être ennuyé. Encore moins par les prisonniers.

Dommage qu'il ait été placé à la tête d'un camp de prisonniers de guerre alors, songea amèrement Lebeau.

– Il me faudrait juste quelques fruits ou légumes, comme…

Impulsivement, Schultz placarda sa main sur la bouche du français qui recula d'un air dégoûté, coupé dans son élan.

– Chut. Tu vas m'attirer des ennuis. Nous en attirer à tous les deux.

En voyant l'expression grave de Lebeau, Schultz sentit son cœur se serrer.

– Qu'est-ce qui ne va pas avec l'Englander ? Il ne mange pas ?

– Je ne suis pas médecin, mais je suis cuisinier et je pense avoir compris ce qui ne va pas avec lui. C'est idiot, je ne comprends pas que personne n'y ait pensé.

– Et qu'est-ce que …

– Il me faut du citron, des oranges, des choux de Bruxelles, n'importe quoi tant que c'est riche en vitamine C.

Schultz mit un petit temps à réagir. Il ne comprenait pas vraiment où voulait en venir Lebeau, mais ça avait l'air suffisamment grave pour qu'il finisse par acquiescer.

– Je vais voir ce que je peux faire.

Satisfait, Lebeau laissa le garde allemand, rendant, sur son chemin, les regards mauvais lancés dans sa direction. Vivement que cette guerre se termine, il ne pourrait pas supporter longtemps cette ambiance.

Déjà énervé par cette sensation d'être entouré d'ennemis, son sang ne fit qu'un tour lorsqu'il vit Williams et sa clique près de sa couchette, la même couchette où il avait laissé Newkirk seul pendant seulement quelques minutes. Il les poussa sans scrupule pour se placer entre eux et l'anglais alité qui s'était assis en bord de lit pour mieux faire face aux attaques qui ne manqueraient pas de suivre l'arrivé de la personne qui le détestait le plus dans ce camp.

– Oh, du calme, le français, on essayait juste d'aider. Ce pauvre Newkirk s'est posé par erreur sur ta couchette, on voulait juste l'encourager à retourner à sa place.

– Ouais, dehors, avec les ordures, ricana Stevenson.

Il avait changé de chemise et restait à une distance raisonnable de Newkirk, de peur sans doute d'attraper le mal qui le rongeait de l'intérieur et lui faisait vomir du sang.

– Vous ne devriez pas trop vous approcher, il est sûrement contagieux, marmonna Lebeau en jouant sur leur peur.

Bingo, les quatre hommes firent un pas en arrière, lui laissant plus de place pour se placer entre eux et le malade.

– Et toi, railla Williams, tu n'as pas peur de choper ses microbes ?

– Pour moi c'est déjà trop tard, on a mangé dans le même bol alors ce qu'il a, je l'ai sûrement aussi.

– Et pourquoi tu tiens tant à l'aider, hein ? Tu devrais le laisser se noyer dans son sang, ça nous ferait un souci de moins.

– Au rythme où ça avance, il n'en a plus pour très longtemps de toute façon, répondit Lebeau, toujours aussi stoïque.

– Tu ne veux vraiment pas être associé à ce type, le menaça Williams en retournant à ses quartiers, son grade supérieur à celui des autres membres de la baraque lui donnant le droit à une chambre séparée. Ses toutous le suivirent et Lebeau put enfin relâcher la tension accumulée.

– Mais quelle bande de sales rats !

– Je n'ai jamais demandé d'aide.

S'en retournant vers Newkirk à cette remarque, Lebeau se souvint qu'il avait encore un anglais à mater.

– A oui ? Eh bien tu l'auras quand même, dit-il en croisant les bras.

Au sursaut et au regard perdu de Newkirk, ce dernier ne s'attendait pas à ce que Lebeau lui tienne tête de la sorte. D'habitude les gens le laissaient tranquille à la première remarque cinglante, ou le frappaient, ça dépendait.

Après quelques secondes tendues, Lebeau entendit Newkirk lui demander, d'une voix si faible qu'il ne l'attribua pas tout de suite à l'anglais moribond.

– Je vais vraiment mourir ?

Se rendant compte que tout ce qu'il avait dit à Williams, il l'avait dit devant Newkirk, Lebeau culpabilisa.

– Non, bien sûr que non. Enfin, je ne pense pas.

Ce n'était pas très rassurant et le visage défait de Newkirk le lui confirma.

– Dis-moi, où est-ce que tu as mal exactement ?

l'anglais hésita, mais au point où il en était et la fatigue n'aidant pas, il finit par céder.

– Un peu partout. Mes muscles, mes os, je sais pas, c'est difficile à décrire.

– Et l'estomac ?

Newkirk acquiesça. Ça ne servait à rien de mentir, Lebeau avait été un témoin direct de la façon dont son estomac refusait toute nourriture.

Lebeau s'agenouilla en face de l'anglais.

– Montre-moi tes dents.

– Quoi ?

– Allez.

Il avait beau ne pas être particulièrement heureux ici et refuser de mettre à nouveau un pied à l'infirmerie du camp, Newkirk ne voulait pas mourir. Et il était si fatigué de se battre contre le monde entier. Ses yeux commencèrent à le piquer et pour détourner l'attention du français, il ouvrit la bouche.

Lebeau lui tint délicatement la mâchoire. Ses gencives étaient bien rouges et… Il toucha une des dents du fond. Elle bougeait.

– Okay, dit Lebeau en relâchant la mâchoire de l'anglais. La bonne nouvelle, c'est que tu ne vas pas mourir, la mauvaise c'est que la bonne nouvelle repose entièrement sur un gros sergent allemand.

Le scorbut. C'était si simple. Incroyable aussi que personne d'autre, à sa connaissance, n'en souffre dans le camp. Lebeau ne pouvait qu'attribuer cela aux longs séjours de Newkirk au cachot. La nourriture qu'il y recevait devait être moins riche que celle fournie à la cantine, et ce n'était pas peu dire étant donné que ce qu'on servait aux prisonniers tous les jours n'était pas extrêmement nutritif.

Il avait réussi à faire avaler quelques cuillères de soupe claire à l'anglais et avait fini le reste. Si seulement il avait plus d'ingrédients à portée de main, il pourrait même agrémenter le repas des autres prisonniers, en plus du sien. Enfin, s'ils se montraient plus sympathiques avec lui parce que pour le moment ce n'était pas du tout le cas.

Sa prise de position évidente par rapport à Newkirk n'avait pas joué en sa faveur s'il pouvait croire les regards et messes basses lancés dans sa direction. Ça ne l'inquiétait pas de ne pas être apprécié par ses compagnons d'infortune, mais il ne voulait pas que ça dégénère au point de craindre un coup de poignard en pleine nuit. Il espérait que personne n'irait jusque là, mais l'enfermement pouvait avoir de drôles de conséquences sur la psyché humaine.

Lissant la feuille de papier devant laquelle il était assis, Lebeau commença à écrire :

Ma douce maman,

Je suis désolé de ne pas avoir pu t'écrire ces dernières semaines et j'espère de tout mon cœur ne pas t'avoir inquiété. Mon transfert vers le Stalag 13 s'est passé sans encombre et ce camp me semble plus confortable que l'ancien. Malheureusement, j'y suis, pour le moment, le seul français. Il y a beaucoup d'anglais, quelques italiens aussi. Je ne m'ennuie pas et suis même autorisé à faire un peu de cuisine. Donc, ne t'inquiète surtout pas pour moi.

J'essaierais de t'écrire régulièrement, mais, tu sais, la vie est plutôt monotone ici.

Passe le bonjour au reste de la famille.

Ton Louis qui t'aime.

Après avoir délicatement plié la lettre, Lebeau la glissa dans une enveloppe qu'il scella avant d'y apposer l'adresse de sa mère à Paris.

Il jeta un œil en direction de Newkirk qui faisait passer des cartes à jouer entre ses doigts avec une dextérité impressionnante pour quelqu'un qui avait avoué avoir des douleurs dans tout le corps. Lebeau se demanda de quoi il était capable lorsqu'il était en pleine forme.

Se sentant observé, Newkirk interpella Lebeau :

– Viens ici.

Lebeau haussa les épaules et se rapprocha du lit, s'asseyant dessus quand Newkirk lui tendit son paquet de cartes.

– Pioche une carte sans me la montrer.

Lebeau tira un huit de carreau.

– Et maintenant coupe le tas et place ta carte.

Intrigué par le tour de magie, le français obtempéra. Une fois le tas coupé et reformé, Newkirk tapa trois fois sur le haut du paquet.

– Un, deux et… trois !

Il retourna d'un geste habile la carte du dessus. Le huit de carreau, évidemment. Lebeau siffla entre ses dents.

– Impressionnant. Pas très utile, mais impressionnant.

Newkirk ne releva pas la remarque.

– Tu veux en voir un autre ?

Lebeau acquiesça et le vit se tendre. En se retournant, il remarqua que deux des gars de leur baraquement s'étaient rapprochés du lit sur lequel il était assis avec Newkirk. Ils n'avaient pas l'air menaçants, juste curieux, donc Lebeau ne fit aucune remarque et Newkirk, décidant aussi de les ignorer, commença à battre les cartes pour son tour suivant.

Quand Williams sortit de ses quartiers avec Stevenson, O'Connel et Donnelly, intrigué par les quelques rires qui provenaient de la pièce principale, il stoppa net en voyant un petit attroupement autour de l'anglais alité. Il vit immédiatement rouge. Les gars, ses gars étaient en train de fraterniser avec l'ennemi. Est-ce qu'ils avaient tous oublié qui il était vraiment ?

Et ce foutu, ridicule, petit français qui s'était bien moqué de lui. Si Newkirk était contagieux, il ne laisserait pas autant de monde l'approcher. Non. Et il regretterait de s'être ainsi rit de lui. Serrant les dents, le sergent Williams préféra quitter le baraquement, non sans lancer un regard orageux à ceux qui remarquèrent sa sortie.