Chapitre 6

Les ennemis d'hier

La fièvre de Newkirk n'était pas tombée pendant la nuit et Lebeau était de plus en plus inquiet. Au lieu de tourner et de geindre comme les nuits précédentes, l'anglais était resté anormalement immobile et silencieux. Lebeau avait tenté de lui faire boire un peu d'eau mêlée à du jus de citron mais la boisson n'avait fait qu'un aller-retour immédiat. Il était donc resté au chevet de l'anglais avec un linge humide pour éponger la sueur de son front. A quoi bon être un cuisinier et avoir tous les ingrédients nécessaires à son rétablissement si l'anglais n'arrivait pas à avaler quoi que ce soit ?

Il allait mourir là et ce serait la faute de Lebeau pour n'être qu'un cuistot incompétent.

L'appel allait bientôt sonner et Lebeau se décida à être un peu plus brutal avec l'anglais pour le réveiller. Enfin, s'il n'était pas présent à l'appel, le commandant du camp le ferait peut-être envoyer à l'infirmerie. Ce serait peut-être la meilleure solution après tout. Mais Newkirk avait l'air tellement terrifié à l'idée d'être emmené à l'infirmerie… Qu'est-ce qui avait bien pu lui arriver ? Tout ce qu'il avait pu tirer de ses codétenus à ce sujet, c'est que le docteur du camp n'était pas particulièrement amical avec les prisonniers. Mais c'était un Allemand et ils étaient en guerre.

Lebeau attrapa les épaules de l'anglais et le secoua. Ses vêtements qu'il n'avait pas quitté depuis la veille étaient trempés. Une douche ne serait pas de trop mais s'il arrivait déjà à faire tenir l'anglais debout pour l'appel, il considérerait cela comme une petite victoire.

Williams sortit de ces quartiers, prêts pour l'appel et lui lança un regard plein de haine.

- Pas encore mort ?

- Pas si j'ai mon mot à dire. Cracha Lebeau en retour.

Il redressa le corps trop maigre de Newkirk et fut satisfait quand il le sentit essayer de se dégager.

- Debout soldat. C'est l'heure de l'appel.

Il s'en voulu un peu de son ton sec mais l'ordre eut l'effet escompté. Ili semblait à peine conscient de son entourage mais Newkirk réussi à enfiler ses bottes et sa veste avec l'aide de Lebeau et à se mettre debout. Welsh qui commençait à se prendre d'affection pour le duo de moutons noirs du camp vient aider le français à soutenir Newkirk pour sortir du baraquement.

A la seule force de sa volonté, Newkirk parvint à tenir debout et droit lors de l'inspection matinale. Le commandant s'arrêta quelques secondes devant lui, un rictus désapprobateur aux lèvres, mais il ne dit rien. Quelques minutes à tenir et ce fut fini. Lebeau attrapa in extremis Newkirk par le bras avant qu'il ne vacille et le traîna vivement à l'intérieur de leur baraque pour l'asseoir à la table, sous les regards critiques des Anglais qui s'y attablaient pour leur café matinal.

- Welsh.

L'irlandais compris et vint s'asseoir à coté de Newkirk pour le soutenir, grimaçant à la chaleur humide qui transpirait de l'Anglais.

- Cette fois, Peter, pas une goutte de perdue. Ordonna Lebeau d'un ton stressé.

Newkirk dans sa semi-conscience pouvait voir l'inquiétude du Français à son égard et malgré la douleur et la fièvre, il lui offrit un semblant de sourire.

- Crétin. Murmura Lebeau en français tout en lui soutenant le menton et en posant un verre à ses lèvres. On y va tout doucement.

Une gorgée. Une pause. Une gorgée. Une pause.

Lebeau failli pleurer quand la moitié du verre fut avalé avant que Newkirk ne commence à montrer des signes d'inconfort. Ils arrêtèrent là, de peur que la boisson salvatrice ne reste pas dans l'estomac troublé de l'anglais s'ils insistaient. Il lui donnerait le reste plus tard et en profiterait aussi pour faire bouillir le brocoli.

Lebeau reposa le verre sur la table et cru que son cœur allait s'arrêter quand une main envoya le verre s'écraser sur le sol, éclatant en morceaux et déversant le précieux jus de citron. Il n'eut même pas le temps de se lancer à la gorge de Williams qui souriait de façon mauvaise. Quelqu'un d'autre s'était levé et avait repoussé Williams de la main dans un accès de colère.

- Pourquoi ? Demanda le jeune White, les dents serrées.

Lebeau était aussi impressionné qu'inquiet de la bravade du garçon. Il savait que le jeune anglais craignait Williams et ses sbires. Il n'était pas le seul. Lui gardait une main sur l'épaule de Newkirk pour se rattacher à quelque chose de tangible et éviter de se jeter devant White pour le protéger de la colère de Williams.

Depuis quand s'inquiétait-il du sort de ses compagnons d'infortune ? Il resserra un peu plus sa prise sur l'épaule de l'anglais malade qu'il avait pris sous son aile.

- On se calme White. Grogna Williams en saisissant son subalterne par le col. C'était un accident malheureux et n'oublie pas qui est le chef.

Deux de ses larbins étaient venus à ses côtés, près à foncer dans la bagarre si les choses venaient à dégénérer. Ce qui n'était pas un scénario impossible. Deux autres gars, plus âgés que White et Welsh, se levèrent à leur tour, se plaçant aux coté de White. L'un d'eux saisit la main de son sergent pour l'obliger à relâcher le jeune soldat.

- Je suis le premier à dire qu'on serait mieux sans Newkirk, sergent, mais bête noire ou non, il reste des nôtres. Quelles que soient les erreurs qu'il a pu commettre dans le passé, on ne le laissera pas crever comme un chien entre les mains de l'ennemi.

Le soldat faisait le double de la carrure de Williams. Il avait pensé que les hommes du baraquement se rangeraient de son côté. Il était complètement pris au dépourvu par leur revirement. Sans doute la manifestation d'un code d'honneur mal placé. Lebeau et Welsh avaient éloigné Newkirk du danger en le ramenant à la couchette de Lebeau pour le laisser se reposer et assimiler la vitamine dont il avait besoin. Ce n'était pas aujourd'hui qu'il allait pouvoir se venger. Pas en se mettant ses hommes à dos. Williams lâcha White et le poussa hors de son chemin, fermant brutalement la porte de ses quartiers derrière lui alors qu'il s'y réfugiait.

- Dégagez, vous deux ! Ordonna le large soldat aux deux sous-fifres de Williams qui, abandonnés par leur maitre, s'en furent sans demander leur reste.

Il se tourna vers Lebeau qui s'occupait de Newkirk comme il le pouvait.

- Je ne pensais pas qu'il pouvait agir de façon aussi petite. Il a son caractère mais là, il dépasse les bornes, sergent ou non.

Lebeau se contenta d'acquiescer, se demandant encore ce qui avait bien pu se passer pour que ses ennemis d'hier prennent sa défense aujourd'hui. Il laissa son regard traîner sur le caporal somnolent et fiévreux. Newkirk semblait tout faire pour éloigner les autres et pourtant, les gens se retrouvaient inévitablement attirés par lui. Comme lui. Il se demandait ce qu'il en serait quand il serait à nouveau sur pieds et à nouveau capable de distribuer coups et remarques acerbes. S'il se remettait…