Salut les gens ! Voici le 3e chapitre, qui prend de la place parce qu'il y a beaucoup de dialogues. J'espère que ça vous plaira !

Coco : Tout est presque écrit, il me manque juste le dernier chapitre, mais on a le temps. Moi aussi, j'ai beaucoup aimé Knives out, plus le 1er, mais le 2e était plus cool que ce à quoi je m'attendais.


Toujours chez Caleb (finalement, Caleb s'est dit qu'il avait besoin d'avoir l'ascendant sur Jude, et qu'il préférait ne pas l'avoir en terrain neutre)

19H36

- J'arrive pas à croire que vous remontez l'Iléveune sans moi…

- Oh, l'Iléveune à quatre, c'est un peu triste.

- Tu sais qu'on va peut-être bientôt se retrouver tous les treize dans la même ville ?! Le mandat du maire Raimon arrive à échéance dans quelques mois, et Nelly pense revenir mener campagne aux côtés de la candidate écolo.

- Mais c'est dans des mois ! Y en a un qui se sera envolé d'ici là !

- Tu crois ? Si on s'y met à deux, on peut peut-être le convaincre.

- Tu t'en occupes toute seule, alors.

- Ça marche ! On fera un goûter de retrouvailles !

- Je pense pas que Byron ait très envie de te revoir, après la gifle que tu lui as donnée la dernière fois.

- Gifle méritée. Très bien, ce sera un goûter de réconciliation, alors !

- Xavier est à Boston pour un cycle de conférence sur Huxley.

- Un mot de Mark, et il rentre.

- Célia, je vais devoir y aller, ton frère vient de rentrer.

- J'en ai marre de jamais être invitée ! Bon, embrasse-le, et embrasse tout le monde, même Aitor ! Courage !

Après (vérification du portable) une heure et cinquante-sept minutes de conversation avec une Célia furieuse et excitée, et en colère et fatiguée, Caleb parvient à raccrocher, alors qu'il entend la porte de l'entrée et son grincement aigu claquer. La migraine qu'il était parvenu à maintenir au loin pendant sa conversation téléphonique s'abat sur lui comme une masse, et il s'assied pour calmer ses vertiges. Ça, c'est le stress, et Aitor va le remarquer, et Aitor va lui faire la leçon.

- Tout va bien ?

Il accepte de lever les yeux, inutilement, parce qu'il sait bien que c'est Jude. Le monde se met à tanguer lorsqu'il le voit, et Caleb pense que son mouvement a été trop rapide. Et Caleb sait que ça n'a rien à voir. Jude, débarrassé de sa veste beige, porte une chemise blanche, un pantalon cigarette en velours côtelé noir et des mocassins rouge très sombre, couleur cerise noire. Ses cheveux sont presque lâchés, juste mal retenus par un fil brun à mi-hauteur, et une mèche tombe devant les branches sombres de ses lunettes rondes. Caleb ferme les yeux, son cœur rate un battement, et ça lui fait mal. Ca y est. Deux jours. Il lui aura fallu deux jours pour retrouver celui qui l'a abandonné sur le bord de la route, il y a six ans. Le Jude qui s'est enfui portait cette panoplie-là, celle du professeur respectable, avec une touche subtile d'originalité. Il enfouit son visage dans ses mains pour se soustraire à cette vision qui lui rappelle que Jude est toujours Jude, et que son T-shirt un peu grand et son jean clair ne sont qu'un déguisement.

- Oui. Deux heures au téléphone avec ta sœur, c'est toujours une épreuve. Elle t'embrasse. Aitor va pas tarder, et Mark m'a dit qu'ils seraient là dans un quart d'heure. Pas trop stressé ?

- Etonnamment pas. Je m'attendais un peu à les revoir. Et toi ?

- Quoi, moi ?

- T'es pas stressée de découvrir ta future belle-fille ?

- Mais ferme-la ! Aitor va rentrer d'une seconde à l'autre, je veux pas qu'il apprenne ! Et puis crois-moi, c'est plutôt à toi de t'inquiéter, Aitor va pas te lâcher de la soirée !

- Si ça l'amuse. Il ne m'a pas adressé trois mots hier soir.

- Il ne t'aime pas.

- J'avais vaguement compris.

La veille, Aitor avait pris toutes les précautions pour ne pas avoir à converser avec Jude, sans subtilité. Il avait pris soin de choisir des sujets de discussions auxquelles leur hôte ne pouvait participer, comme le travail de sculpteur opéré par l'opérateur-lumière de la dernière pièce de Byron Love, ou le sujet de thèse de sa petite amie, spécialiste de la biotechnique. La soirée avait donc été terrible, et Caleb n'avait pas su quoi faire. Jude avait tenté de s'intéresser au travail d'Aitor (alors que vraiment, le théâtre n'est pas du tout un art qui le fascine), et Aitor avait jeté sur la table tout le jargon technique qu'il avait en réserve, et qu'il ne dégaine pas habituellement devant les néophytes. Caleb avait alors sauté le fromage et immédiatement ramené un assortiment de mousses au chocolat et yaourts goût colorant chimique. Pendant les soixante-dix-sept secondes où Jude et Aitor se sont trouvés seuls, il s'est passé quelque chose (quelque chose de plus que les trois prétendus mots échangés), et lorsque Caleb est revenu, Jude était parti prendre une douche, et Aitor prétendait vouloir se coucher tôt. Là, Caleb avait eu des doutes sur la merveilleuse idée proposée par Mark…

- Caleb, je suis rentré. Monsieur Sharp…

Ah ça aussi… Jude a proposé à Aitor de l'appeler Jude… Trois fois. Aitor a refusé.

- Caleb, ça va ?

- Oui oui, répond précipitamment Caleb. Une migraine, rien de grave.

- T'es sûr ? Mark était survolté aujourd'hui, un vrai moulin à parole…

- La bonne nouvelle, c'est qu'il a six ans à rattraper avec son meilleur ami, il devrait me foutre la paix.

- Tu vas te taper Blaze, alors ?

- Même pas sous la torture, répond-il en souriant, glissant ses yeux vers Jude (Jude, tu rougis ?).

- C'est pas ce que je voulais dire. Tu restes habillé comme ça ?

- Comment ça, comme ça ?!

Caleb comprend soudain que Jude n'est pas le seul à avoir fait un effort. Aitor s'est lui aussi défait de son pull trop grand et de son pantalon informe pour des vêtements ajustés. Caleb, lui, n'a pas troqué son look habituel de délinquant rangé qui passe les trois quarts de son temps à travailler à domicile. Il n'a même pas pensé à faire un effort. Si, il y a pensé, sans jamais se dire qu'il était légitime de changer ses habits, qui sont juste le prolongement de sa pensée. Un jean usé, trop large, un T-shirt à l'effigie du film « Bye Bye Blondie », des baskets élimées, ses cheveux décoiffés…

- Tu pourrais faire un effort.

- Eh, toi tu manges avec ton boss, moi je mange juste avec des amis.

- T'es ami avec Axel Blaze, maintenant ?

- Je ne ferai aucun effort pour Axel ! D'ailleurs, ils sont au portail, si tu peux leur ouvrir au lieu de me critiquer !

Vaguement agacé, Aitor signale à Caleb qu'il disait ça comme ça, pas besoin de s'énerver, et il rejoint la porte de l'entrée, qu'il laisse entrouverte en sortant. Caleb se lève, se regarde dans le miroir, et se tourne vers Jude, en lui demandant s'il doit aller se changer. Jude sourit, tendrement, et lui demande depuis quand l'avis des autres compte pour lui. Caleb répond que c'est arrivé lorsqu'il a franchi la frontière de la Capitale. Alors, Jude lui dit, en haussant les épaules, qu'il fait comme il l'entend, et Caleb se rassure, et soupire de soulagement, avant de se retourner vers Jude et de recevoir son regard de plein fouet.

- Moi, c'est comme ça que tu m'as toujours plu. Sans artifice bourgeois.

(Caleb, tu rougis ?)

Jude sourit en se détournant de lui. Un capharnaüm se met en place aux oreilles de Caleb, c'est à cause des battements de son cœur, encore. Quelqu'un se jette dans les bras de Jude, et le bonnet orange qu'il porte lui permet de comprendre qu'il s'agit de Mark, qui gesticule, et parle sans doute très fort de sa voix d'enfant, mais Caleb n'arrive pas encore à rétablir la communication avec le bruit extérieur. Axel ne s'est pas jeté dans les bras de Jude (trop droit pour ça), et il est resté en retrait, pris au piège dans sa chemise noire étriquée. Il agite les lèvres, mais Caleb ne comprend pas. Jude a les yeux rivés sur Mark, et Mark l'abreuve de paroles. Comment Jude peut-il écouter Mark et Axel lui parler en même temps ? Il lève ses yeux fatigués vers le visage, toujours aussi merveilleusement beau et froid, du romancier au tempérament de feu, et constate qu'il n'a pas les yeux sur Jude, mais sur lui. Bon sang, c'est à lui qu'il parle ?

- Quoi ?

- Tu rougis, Caleb.

Merde.

Il porte les mains à ses joues, et prend pleine conscience de la chaleur irradiant de celles-ci. Comment va-t-il expliquer ça ? Aitor le regarde déjà de travers. Il va sauter le dîner, prétendre avoir du travail, se réfugier au bar du coin, et se morfondre sur son cœur brisé de rebelle de seconde zone… Sans lui en donner le temps, Axel s'approche et pose le dos de sa main contre le front de Caleb. Pour la deuxième fois de sa vie, il se rend compte que, si son corps n'avait pas autant la propension à s'enflammer pour les princes déchus et paumés dans l'enfance, il se laisserait vraiment bien aller à un désir nocturne impliquant Axel Blaze. Après tout, lui aussi est un bourgeois froid, beau, distant…

- Tu as de la fièvre.

- Tu veux qu'on repasse un autre jour ? demande Mark, toujours dans les bras de Jude.

- Quoi ? Non. Ça va, je suis juste fatigué, et j'ai une migraine. J'ai juste besoin de manger un truc.

- Ah, dans ce cas, à table !

Mark entraîne immédiatement Jude dans la cuisine, comme si c'était la sienne, et se met en quête des couverts et assiettes. Aitor propose à la jeune Julia Blaze (que Caleb vient seulement de remarquer) de lui présenter la maison avant de s'attaquer à la confection de l'entrée. Axel, lui, continue de violer furieusement l'espace vital de Caleb, en l'observant, comme si tous ses secrets pouvaient jaillir rien qu'en le fixant de ses yeux d'inox. Mais ça, ça ne fonctionne qu'avec des yeux couleur cerise mûre à dévorer… Il prend dans sa sacoche un tube en plastique bleu ciel, le retourne dans la paume de sa main et laisse s'échapper une pastille ronde et jaune. Qu'est-ce qu'il fout avec ça sur lui ?

- Avale ça avec un verre d'eau.

- Je suis pas malade, ça va passer.

- C'est un catalyseur de désir, pour qu'on ne passe pas la soirée à se demander quand tu sauteras sur Jude.

- La ferme.

- Si tu commences carrément à avoir des symptômes grippaux quand tu es dans la même pièce que lui, je vais vraiment m'inquiéter. Où est donc passé notre rebelle endurci ?

- Ta gueule. Je gère.

- Tu gères que dalle, Caleb. Fais attention à toi. Jude n'est pas un tendre, vraiment pas.

Caleb adorerait lui dire « je sais ». Mais si lui, sait, Axel le sait cent fois plus. Il prend la pilule d'Axel et l'avale, sans eau, en priant pour que tout le monde ait bien compris qu'il était juste fatigué, et que personne n'ait l'imagination débordante d'Axel, qui s'amuse à jouer les apprentis médecins lorsque personne ne lui demande rien.

Petit à petit, Mark et Jude mettent la table, tandis qu'Axel insiste pour que Caleb reste assis, et il en profite pour explorer la bibliothèque du salon (Aitor a eu la gentillesse de ranger ses mangas porno). Julia aide Aitor en cuisine, et ramène lentement les plats sur la table. Mark apporte finalement une bouteille, la débouche et verse six coupes, alors qu'Aitor lui dit qu'ils doivent surveiller la cuisson. Mais Mark est trop impatient, et il décide de lever son verre, et de trinquer sans attendre les deux cadets. Caleb lève sa coupe, sans regarder personne dans les yeux (éviter toute tentation) et boit immédiatement, en espérant se saouler rapidement et vite aller se coucher. Julia arrive, et gronde clairement son frère et le reste de la tablée, engageant un discours ampoulé sur le manque de savoir-vivre des gens de la Capitale. Caleb remarque qu'elle porte un pull large mi-sorti mi-rentré dans une mini-jupe en cuir, et se dit qu'elle ressemble à une étudiante lambda, avec ses airs sérieux, mais malgré tout libre de s'amuser. Il ne lui trouve pas l'élégance naturelle ni la beauté d'Axel. Il comprend aussi que ça ne sert à rien de s'acharner, elle ne plaira jamais à Aitor, qui aime les jeunes filles discrètes, intelligentes, et effacées. Julia n'est pas du tout effacée.

Caleb s'enfonce dans sa chaise, en regardant Mark minauder auprès de Jude, en écoutant vaguement Julia expliquer à Aitor qu'elle a hâte d'avoir son propre cabinet de consultation. En se frottant un œil pour se réveiller, Caleb sort son briquet et allume une cigarette, parce qu'il s'ennuie, et qu'il a toujours mal à la tête. Il tend son paquet à Axel, qui le lui réclamait. Le jeune homme semble étrangement éloigné de la discussion. Pourtant, Mark cherche à l'y intégrer, mais Axel semble abonné aux monosyllabes ce soir.

- Tu devrais pas fumer, Axel…

- C'est sans danger. Quand j'aurai un cancer du poumon, tu seras devenue une merveilleuse médecin, et tu me guériras.

- Toi non, plus, tu devrais pas fumer, Caleb, signale Aitor. Ça va empirer ton mal de tête.

- Bon, ça va, les jeunes ! Occupez-vous de votre santé, on va gérer la nôtre !

- T'es vraiment chiant, ce soir !

Avant que Caleb ait pu rétorquer quoi que ce soit, Aitor se lève pour rejoindre, encore, la cuisine (c'était le deal : laisser les grands à leurs retrouvailles), et Julia, qui tient à prouver sa solidarité, le rejoint, en faisant outrageusement claquer ses talons (silencieux, puisqu'elle porte des semelles en caoutchouc, mais Caleb salue l'effort). Jude sourit malgré tout, le menton ancré dans la paume de sa main, accoudé à la table, avec un air nonchalant. Mark enchaîne immédiatement, en lui demandant comment s'était passé son cycle de conférence sur la Cancel Culture en littérature, lui de répondre qu'il avait adoré travailler aux côtés d'un grand spécialiste de Dino Buzzati, et Caleb de se rendre compte qu'en Italie, il a conservé sa position de grand professeur. Comme si, quelle que soit la situation, rien ne changeait jamais pour Jude. Comme s'il s'évertuait à conserver une vie parfaitement linéaire, quoi qu'il en coûte.

Il va devoir présenter des excuses à Aitor.

Comme le repas ne se passe finalement pas chez Mark, l'osso buco a été remplacé par un risotto poire-fromage qui demande, là encore, que l'on s'y intéresse de près, et longtemps. A sa gauche, Axel tape frénétiquement sur son portable, alors Caleb suppose que c'est important. Bientôt, un brouhaha peu agréable s'échappe de son portable. Il augmente le son et pose son téléphone sur la table. Par curiosité, Caleb se penche et remarque que l'écran retransmet des images mouvantes, avec des gens, plein, assis dans des fauteuils, très bien habillés, et qu'ils regardent une scène (un théâtre ?) où quelqu'un gesticule derrière un pupitre. Il tend l'oreille, reconnait une voix française hésitante, parce qu'elle traduit en direct. Caleb se souvient alors que le petit protégé de Mark est en compétition pour les espoirs, pour un film dont Caleb n'a jamais entendu parler, production franco-italienne. Le présentateur annonce les noms des espoirs, écorche le nom d'Arion. Mark commence à se tendre, imperceptiblement (il est donc humain…) et Axel le regarde comme Caleb n'a jamais vu Axel regarder personne. Comme Caleb a rarement vu qui que soit regarder quelqu'un. Mark ne le voit pas, il a les yeux rivés sur le petit écran, mais il ressent forcément la puissance de ce regard brûlant, profond.

- L'espoir de l'année est (traduction approximative)… Sherwind. Mais oui, c'est bien notre petit Sherwind qui remporte le prix ! Cocorico !

Mark soupire de soulagement, et puis sourit immédiatement, comme s'il n'en avait jamais douté. Son petit protégé se lève, prend le jeune homme qui l'accompagne dans ses bras (Caleb se demande comment réagira un pays aussi traditionnaliste que l'Italie, avant de se rappeler que les années 60 sont révolues) et rejoint l'estrade pour baragouiner un discours maladroit (marque de fabrique du jeune homme) en italien, où il remercie la Terre entière, et Victor en lui envoyant un baiser naïf, et puis Mark Evans (applaudissements dans la salle) qui lui a tout appris, etc… Axel referme la page et éteint son portable, en félicitant son compagnon, qui écrit rapidement un SMS, sans doute pour Arion.

- Tu vois, fallait pas t'inquiéter.

- J'étais pas inquiet. Arion est un merveilleux acteur. Mais ce n'est pas l'unique qualité pour ce genre de cérémonie. Il faut être dans l'air du temps, que le jury voie son potentiel…

- Tu veux pas lui téléphoner ?

- Non. Je lui ai envoyé un message, mais il faut qu'il profite de sa soirée !

- Whaou ! Tu vas le laisser passer une soirée tranquille, avec Victor !? Je suis fier de toi.

- Ca va, j'ai compris. Ils sont ensemble depuis près d'un an, je peux pas continuer à chaperonner Arion. Il est majeur, amoureux, que veux-tu que je fasse contre ça ?

Oui, Mark. Que fait-on contre ça ?

Le risotto a presque brûlé, parce que Julia et Aitor se sont précipités pour voir les résultats, et se sont enflammés lorsque le nom d'Arion a été prononcé, bien que tous deux ne l'aient rencontré que deux fois. Mark continue à chanter les louanges de son jeune acteur, sous le regard d'Axel, qui ne parvient plus à le lâcher, complètement absorbé par la fureur de son compagnon. Caleb s'enfonce dans sa chaise, les jambes croisées, si tendu qu'il aura des courbatures demain, mordillant nerveusement l'ongle de son pouce. Il ne comprend pas d'où lui vient cette anxiété subite, pourquoi il ne parvient pas à rejoindre la conversation, lui d'ordinaire si volubile. Après le plat, Axel s'éclipse sur le balcon pour passer un coup de fil, et les deux jeunes nouveaux meilleurs amis se réfugient dans la chambre d'Aitor (où il est visiblement plus facile d'échanger des secrets) tandis que Mark demande à Jude de lui apprendre à réaliser un tiramisu (il s'est donc proposé d'en cuisiner un sans en connaître la recette…). Caleb se retrouve seul, dans son salon. Trop seul. Il sent soudain tout le poids de sa migraine, de la chaleur, et se précipite au balcon, pour trouver l'air, la fraîcheur du soir, comme si quelque chose de vital en dépendait. Le vent le frappe violement, et c'est à se demander comment Axel parvient à discuter si distinctement depuis un quart d'heure. Lorsque Caleb pénètre le balcon, Axel le dévisage. Il embrasse son interlocuteur auditif, promet de vite le rappeler, et raccroche. Caleb voudrait vomir, et se retient.

- Tu pouvais continuer ta discussion. Sauf si tu parlais à ton amant.

- C'était Victor. Il se sent un peu seul, tous les journalistes demandent à parler à Arion.

- Pardon.

- C'est rien. Il savait dans quoi il s'engageait.

- Y a savoir et expérimenter. C'est jamais pareil.

- Sans doute. Tu te sens mal.

- Ouais, assez. Pour être franc, j'ai hâte que vous partiez.

- Tu crois que c'est nous, le problème ?

- J'ai juste besoin de sommeil. C'est pas vous. Cette situation est très difficile, pour moi.

- J'imagine. J'imagine même très bien.

- Tu crois vraiment que Jude me manipule ?

- Je crois que Jude ne sait plus comment on fait pour ne pas manipuler. Je crois que Jude ne sait plus comment se montrer sincère. Jude est sans doute le plus grand manipulateur que j'aie jamais connu. Avec Mark, bien sûr. C'est ancré en eux. Ils séduisent naturellement.

- Tu penses que Mark n'est jamais sincère ? Pas même avec toi ?

- Si. C'est ce qui l'effraie, et c'est pour ça qu'on se sépare si souvent. Parce que je creuse en lui, je l'expose. Et ça lui fout la trouille.

- Axel, comment tu fais pour supporter ça ? Je t'ai vu frapper l'un de tes collègues par jalousie, je t'ai vu boire jusqu'à tout oublier, absorber des drogues dont tu ne connaissais même pas le nom, disparaître dans les toilettes avec des inconnus dont tu ne connais pas mieux le nom, tu… Il t'a quitté, je sais pas, sept fois ?! Qu'est-ce qu'il y a chez lui qui mérite autant ton pardon ?

- Tu ne lui pardonnerais pas, toi ?

- Je couche pas avec lui. Et puis, il suffit qu'il sourie pour que je craque. Mais toi, tu connais toutes ses techniques. Ça ne peut pas fonctionner avec toi, si ?

- Je crois que la première fois, la deuxième peut-être aussi, ça a fonctionné. Et je me suis battu pour qu'il revienne. Puis j'ai arrêté, par lassitude, et c'est lui qui est revenu.

- Et maintenant ?

- Maintenant je l'aime. Pour tout ce qu'il est. Et je sais que les angoisses de Mark finissent toujours par revenir, et que ça le conduit toujours à me quitter. Un jour, sans doute, j'en aurai assez. Mais pour l'instant, j'ai la force d'encaisser les ruptures, et les attentes.

- Je sais pas comment tu fais. Regarde dans quel état je suis, après une seule rupture, et pour un mec que je n'aime peut-être même pas.

- Tu ne l'aimes pas ?

- Je sais pas. J'ai pas eu le temps de me le demander. Je crois pas que j'aurais pu, vraiment tomber amoureux de lui. Il m'a caché tellement de choses importantes, et je sais pas tout ce qu'il me cache encore. Et j'aurai pas ton courage.

- Oh, j'étais comme toi, la première fois que Mark m'a quitté. Mais j'avais dix-huit ans. Tu sais, même si Mark pense le contraire, nos situations sont très différentes. Parce que Jude a refait surface alors que tu ne t'y attendais pas, bien sûr. Mais le vrai problème, c'est que Jude ne comprend plus rien au monde qui l'entoure. Dark a tout fait exploser. C'est pas à toi qu'il cache des choses, c'est lui qui ne se comprend plus.

- Putain, mais je suis pas psy ! Je sais que tout le monde s'attend à ce que je le vire de ma vie…

- Bien sûr que non.

- Alors quoi ? Je lui pardonne parce que je l'aime ?

- C'est pas si simple, Caleb. Même si Aitor et Mark te conseillent de tourner la page, même si moi, à ta place, je lui laisserais une chance, personne n'a le droit de décider pour toi. Il t'a fait attendre six ans, crois-moi, il peut bien attendre aussi que tu comprennes ce que toi, tu veux.

- Et si je l'aime vraiment, je fais quoi ?

- Alors, tu t'accroches. Parce qu'aimer Jude Sharp au sommet de sa gloire, ce n'est pas simple. Mais aimer Jude Sharp lorsqu'il perd pieds, personne ne s'y est encore risqué.