Yo les gens ! Voici le 4e chapitre, qui suit directement le précédent, avec son dîner de malaise. Et dans le prochain chapitre, je propose un retour de ce cher Byron Love, qui me manque toujours un peu.
Esperluette : (il est génial, ce pseudo !) Ravie que l'idée que je reprenne du service te plaise ! C''est vrai, j'avais oublié que je parlais des références qui m'avaient inspirée... Eh bien écoute, je vais le refaire. Pas pour ce chapitre, parce que je n'ai rien, mais les fois prochaines, promis ! Merci d'avoir pris le temps de m'écrire.
Bonne lecture !
Lorsque Mark et Jude sont revenus de la cuisine, ils ont eu l'air surpris d'apercevoir Axel et Caleb, ensemble, sur la terrasse, en train de discuter. Axel a souri d'un air entendu et complice à Caleb, et ça a étonné absolument tout le monde, parce qu'Axel et Caleb se tolèrent habituellement. Et ça a soulagé Caleb, de se sentir compris, soutenu. Il sait que, peu importe la suite, peu importe l'importance de Jude dans sa vie, le jeune romancier acceptera. Contrairement à Aitor, ou à Mark, qui ne comprendront sans doute pas ses choix. Il écrase son mégot et pousse la baie vitrée pour se réfugier à l'intérieur, en demandant à son compagnon ce qui a bien pu le retenir si longtemps dans la cuisine. Mark se lance dans une (trop) longue explication sur sa difficulté à gérer la machine à café de leur hôte. Chaque mot de Mark ment, mais personne ne dit rien. Plus tard, Caleb apprendra que lui et Jude se sont disputés, sous cape pour ne pas attirer l'attention. Pour l'instant, Mark se force à rire, et Caleb n'a pas encore la force de rentrer, alors il prend le temps de finir sa cigarette, en se disant que, peut-être, quelqu'un va le rejoindre. Au bout de trois minutes, il n'a plus que le filtre à fumer, et il le jette par terre et l'écrase du talon, prend une profonde inspiration, regarde longuement le ciel clément, et pourtant couleur d'orage en pleine nuit. Puis il rentre, et verrouille la baie vitrée derrière lui. Il passe devant le trio d'écrivains, le dépasse pour rejoindre sa cuisine, et s'inquiète de l'état de celle-ci.
- Je rangerai, lui dit Jude.
Oui, tu as intérêt.
Jude s'est adossé contre l'arche qui relie l'entrée et le salon et le regarde. Caleb soupire, mais il décide d'imiter son invité, se poste face à lui, de l'autre côté de l'arche, plante ses poings dans ses poches, s'adosse aussi à celle-ci, la jambe droite repliée, pied posé sur le barreau d'un tabouret du salon. Et Jude, bien sûr, se tient droit, les bras croisés devant la poitrine. Ainsi, Caleb a une vue sur l'escalier qui mène à l'étage, et Jude sur le salon, où (Caleb en est persuadé) Mark l'observe.
- Je pense que le dessert sera prêt dans une petite heur…
- Je déteste le tiramisu.
Il y a six ans, il aurait souri, répondu quelque chose (ce n'était pas pour toi/ça en fera plus pour les autres), et aurait changé de sujet. Aujourd'hui, il baisse les yeux, et se tait. Cela plait d'abord à Caleb, parce qu'il a souvent eu du mal à faire taire Jude, à lui montrer qu'il le dominait. Et puis, Caleb se rend compte, juste après, que Jude n'est pas en territoire conquis, comme ce fut si souvent le cas lorsqu'ils se rencontraient. Même dans le petit appart' minable de Caleb, Jude était le roi. C'était sa ville, et ce n'était qu'une location transitoire impersonnelle. Maintenant, Caleb a acheté sa maison, il l'a même décorée, il n'y vit pas seul, et il s'est éloigné de la Capitale. Jude ne reconnait plus rien. Cela le rassure, parce qu'il se dit que Jude n'a plus aucune prise sur lui, qu'il n'a plus rien pour l'influencer.
A part lui.
A part lui tout entier.
Passées les trois minutes de jubilation où il boit un verre de vin rouge que lui a apporté Mark, Caleb s'inquiète. Il n'a jamais vu son ex-amant comme ça. Fragile. Fragilisé, angoissé, oui. Mais là, ce n'est plus ça. Son corps le lâche, il régresse, retrouve sa forme d'enfant en apprentissage de fierté, de noblesse, de maturité. Qu'est-ce que Jude a encore de Jude, aujourd'hui ?
- Ça va ?
- Oui.
Non.
- C'est à moi de te demander ça.
- Pourquoi ?
- Je sais pas. Tu es silencieux depuis tout à l'heure, et tu regardes par terre. Ça ne te ressemble pas.
- Tu trouves qu'avant, je parlais trop ?
- Je trouve qu'avant, tu n'avais pas peur de me regarder dans les yeux.
- Je n'ai pas peur, Caleb. Et puis, ça fait six ans. On a changé, en six ans.
Surtout toi.
Caleb inspire et lève les yeux au ciel. De toute façon, Jude ne le regarde pas, il peut bien faire ce qu'il veut. Un bruit sourd laisse comprendre que quelqu'un vient d'entrer en collision avec le mur qui joint la cuisine et le salon. Caleb se retourne, pour voir, et Jude déplace son corps vers la droite. C'est donc Mark (son dos, plus précisément)(Caleb hausse un sourcil) qui s'est douloureusement appuyé contre le mur pour assumer le poids du corps de son compagnon contre le sien. Sans doute désinhibé par le vin, par la conversation avec Caleb, par l'absence des enfants (jeunes adultes), Axel a enlacé son amant, et l'embrasse à présent de toute la force de son âme. C'est assez surprenant, parce qu'Axel et Mark se contentent de se faire surprendre, mais ne s'affichent jamais en tant que couple. Même si leur relation est connue par tout le monde, collègues, journalistes, fans, ils préfèrent esquiver les questions, marcher côte à côte sans se tenir la main. Mais bon, il y a les regards, et ça ne trompe personne (Caleb se souvient du regard d'Axel, lorsque Mark a reçu son troisième Molière… Même à travers l'écran, ça l'avait scotché). Tout le monde sait que c'est un ordre tacite du dramaturge, qui n'assume pas de quitter son compagnon tous les huit mois, et que celui-ci a accepté. Mais ici, dans le salon de leur ami, à l'abri entre ces quatre murs, Axel a considéré qu'il avait le droit à un petit coup de canif dans le contrat. Il retient Mark, une main sur sa nuque, une autre contre sa poitrine, son corps en geôle, sa bouche en donjon. Mark s'inquiète, résiste quelques secondes contre cet assaut d'amour et de désir. Et puis, sans doute conscient qu'il ne risque rien, qu'il est en sécurité, dans les bras de l'homme qu'il aime, sous l'œil perdu mais bienveillant de ses amis, il se laisse aller, et embrasse lui aussi, en s'accrochant au corps d'Axel de toutes ses forces.
Caleb espère qu'Aitor et Julia ne vont pas débarquer tout de suite, qu'ils vont les laisser profiter. Il reprend sa position contre l'arche, et regarde Jude en souriant. Et Jude aussi lui sourit, et Jude aussi le regarde dans les yeux. Il meurt d'envie de lui retirer ces lunettes…
- Tu réagirais comment, si je t'embrassais ?
Il espère le bousculer, le faire parler. Il sait bien qu'il risque beaucoup, qu'il risque une réaction imprévue, involontaire, douloureuse. Mais Jude continue de sourire, et rit même.
- C'est une proposition ?
- Ce serait légitime. J'veux dire, c'est ce que je pourrais comprendre. Quand tu as débarqué ici.
- Et c'est ce que tu as compris ?
- Non.
- Je m'y suis peut-être mal pris, alors…
Quelques larmes commencent à poindre, et Caleb les renvoie dans la case Nostalgie de son cerveau. Il se dit que là, maintenant, il voudrait que Jude s'approche de lui, l'enlace et l'embrasse profondément jusqu'à l'empêcher de respirer. Il voudrait virer Axel et Mark de son salon, enfermer Julia et Aitor pour la nuit, et recueillir le corps de son ex-amant sur le canapé, le dévorer toute la nuit, s'épuiser à le toucher et s'endormir contre son corps nu, attendre que le soleil et les remords arrivent.
Lorsqu'il ouvre les yeux, il sourit, déçu, parce que Jude n'a pas bougé, et qu'il ne bougera pas. Jude n'est pas là pour ça. Et puis, quand bien même Jude aurait bougé, se serait précipité à sa rencontre, Caleb l'aurait arrêté. Il aurait retenu son corps et sa bouche pour que rien ne vienne le toucher. Ce n'est pas pour ça que Caleb a accepté Jude sous son toit. Et Jude n'a pas la force de ce genre de contact. Il se briserait au moindre baiser, au moindre signe de désir, au moindre mot d'amour. Il ne peut pas, ne doit pas oublier, la raison qui a poussé Jude à rentrer au pays.
- Tu ne m'as pas dit quand tu te faisais auditionner.
Jude ouvre ses yeux, très grand, à cause de la surprise, parce qu'on le prend de court. Là encore, il y a six ans, Caleb ne savait pas prendre Jude par surprise. Il ne veut pas le faire souffrir (un peu ? par vengeance ?). Il veut juste lui rappeler qu'ils savent, l'un et l'autre, ce qu'il fiche dans ce salon, dans cette ville. Jude roule les yeux vers la gauche, comme le ferait un enfant honteux.
- Dans huit jours.
Il redresse la tête, et poursuit :
- L'avocat de la défense veut me voir avant, voir comment je réagis aux questions.
- T'as pas à flipper. T'es victime, pas accusé.
- Témoin. Je n'ai pas porté plainte.
- Tu voudrais le faire ?
- Je te choque si je te réponds « non » ?
- C'est ta vie, Jude.
- L'avocat veut sans doute aussi me voir pour ça. Il voudrait que je porte plainte tant qu'il n'y a pas prescription. Si je portais plainte, on te poserait des questions, tu sais ?
- Pourquoi ?
- Pour savoir à quel point ça m'a perturbé. Comme tu as été mon partenaire le plus régulier…
Caleb encaisse. Il l'ignorait. Il a toujours su que Jude n'aimait pas l'attachement, physique ou sentimental. Mais étonnamment, il s'attendait à ce que Jude ait, malgré tout, vécu au moins une longue histoire, pour le test, avant d'en constater l'échec. Il se demande alors ce qu'on va bien pouvoir lui demander. Caleb n'a jamais remarqué la moindre perturbation dans leur relation. Enfin, si, il en a constaté plein, mais rien en lien avec Dark. Enfin si, puisque tout à lien à Dark, chez Jude. Mais il a la sensation que la vie sexuelle de Jude a toujours été très épanouie, jamais dysfonctionnelle. Alors, qu'aurait-il à apprendre à la justice à ce sujet ?
- Eh ! Ça va, détends-toi, je plaisante !
Jude rit, sincèrement, franchement. Il y a six ans qu'il ne l'a pas entendu rire.
- Personne te demandera rien sur moi. J'ai pas prévu de porter plainte. Le bouquin de Dark parle de lui-même, de toute façon. Et quand bien même, personne ne sait, pour toi et moi, en dehors de l'Iléveune et des apprentis. Et je n'aurais pas donné ton nom.
- Tu aurais pu, avoue Caleb. J'ai pas honte de ce qu'il y a eu entre nous.
- Merci.
Il se demande à quoi rime ce « merci ». A l'Iléveune, tout le monde a toujours su, et personne n'a jamais qualifié leur relation de « honteuse ». Et puis vraiment, qu'aurait-elle pu avoir de honteux ? Mais dans les yeux de Jude, il remarque l'ombre, et prend conscience de ce « merci ». Il meurt d'envie de le serrer dans ses bras, pour le rassurer, mais ne fait rien.
- Jude, je t'en prie…
Sa voix tremble, elle est aux prises avec une sorte de sanglot, une forme d'angoisse. Pas pour lui. Pour l'homme, pour l'enfant, qui se trouve face à lui.
- J'ai toujours été très fier d'être avec toi. Parce que tu es intelligent, flamboyant, talentueux, beau, noble, drôle, explosif, puissant, délicat, mystérieux, et pour mille autres choses. Et j'ai jamais pensé à toi autrement. Même lorsque tu m'as raconté ta relation avec Dark, même lorsque j'ai lu son bouquin. J'ai juste eu peur pour moi, de ce que tu allais exiger en échange de ton secret. Mais ça n'a rien changé de ce que je ressentais pour toi. Je t'admirais toujours, et je te désirais toujours. Jamais je n'ai eu honte de toi, de ton corps, malgré ce qu'il a enduré avant que moi, je le découvre.
Le salon est étonnamment vide, étonnamment silencieux. Pourtant, il y a deux hommes, dans ce salon, et deux autres à la frontière entre le salon et l'entrée. Même la vieille pendule normande de sa grand-mère (mais si, prends-la, tu en auras besoin !) s'est tue. Les coups secs de ses aiguilles sont remplacés par ceux, plus organiques, plus graves, des battements d'un cœur, encore non identifié. Il pourrait s'agir de celui de Jude, et ce serait logique, ou de celui de Caleb, et ça le serait tout autant. Mais ce son pourrait aussi provenir de la poitrine d'Axel ou de Mark, silencieux spectateurs, ou d'Aitor et de Julia, cachés entre les barreaux de l'escalier, à attendre que quelque chose explose.
Parce qu'au fond, tout le monde (littéralement) sait ce qui est arrivé à Jude, sa relation violente et monstrueuse avec son mentor et professeur, tout le monde (toujours littéralement : traduit en 21 langues) a lu son récit autobiographique, parodie de Lolita, avec la volonté sulfureuse de son modèle, et sans le talent. Mais finalement, ce même monde qui a bien vite jugé, non pas l'adolescent de treize ans qui s'offre naïvement à l'adulte qui le regarde, mais le brillant écrivain qui s'est toujours fait passer pour un modèle de vertu, ce monde-là n'a jamais eu qu'une version du script, celle de l'adulte abusé par le pouvoir de séduction d'un enfant. Mais la version de l'adolescent mature mais pas assez qui donne à l'homme en qui il place le plus de confiance ce qu'il a encore d'innocent et d'inaccompli, cette version-là, qui a cherché à l'écouter ? Qui a voulu la comprendre ? Jude ne se confie pas sur son enfance, sauf nécessité extrême. Alors, à qui en a-t-il jamais parlé ? Parlé, vraiment ? Parlé de ce que, lui, a vraiment ressenti dans ce bureau immense, à mimer ce qu'il supposait être adulte ? Parlé comme un enfant qui subit en ayant provoqué, parce qu'il a face à lui quelqu'un à impressionner, quelqu'un qui ne sait pas ce qu'adulte signifie ? Il y a Mark, il y a Axel, et personne d'autre. Parce qu'ils étaient amis, parce qu'ils étaient un peu plus vieux, et qu'ils ont tout de suite compris, interrogé, écouté. David n'a jamais eu besoin de la version de Jude, il s'est contenté de l'observer. Célia n'a jamais rien demandé. Ensuite, tous les autres écrivains de l'Iléveune ont lu le livre de Dark, et ce fut la seule version. Caleb lui-même n'a eu droit qu'à la version de Dark, tout droit sortie de la bouche de Jude lorsque le récit de Dark a été suffisamment imprégné en lui pour qu'il en oublie, lui aussi, le point de vue de l'adolescent.
- J'appelle les enfants, pour le dessert.
C'est ça. Jude, maintenant qu'il s'est suffisamment éloigné, maintenant qu'il est revenu, est en lutte permanente entre l'adolescent confus et l'adulte secret, et il ne sait plus qui écouter des deux.
Quelques heures (mille) plus tard, dans l'entrée
- Tu veux qu'on garde Julia, cette nuit ?
- Tu crois qu'elle s'est endormie ?
- Non. Mais elle a l'air de bien apprécier Aitor, et ça vous aurait permis de retrouver un peu d'intimité.
- C'est gentil, Caleb. Une autre fois, peut-être.
Il lui serre la main, comme toujours, mais Caleb ressent la différence. La poignée de main est devenue chaleureuse, presque amicale. Il vient ensuite enlacer Jude, aussitôt imité par Mark.
- Fais attention à toi, murmure Mark en étreignant Caleb.
- Ce n'est pas moi qui suis en danger, Mark.
Le dramaturge ne relève pas la remarque, et embrasse de nouveau Jude, avant de saluer Aitor de la main, occupé à embrasser sa nouvelle meilleure amie. Lorsque la porte se referme, Aitor signale immédiatement à Caleb qu'il est trop tard pour ranger le salon ou la cuisine, et qu'il va se coucher. Il n'écoute pas la réponse de Caleb qui lui rappelle que leur invité dort dans ce salon, et monte s'enfermer dans sa chambre, laissant ainsi à Caleb et Jude le soin de ranger, seuls. Caleb est fatigué, et il décide d'expédier le rangement dans la cuisine pour la nuit. Il souhaite « bonne nuit » à Jude, et se réfugie à l'étage, dans sa chambre, où il s'affale sur le lit, sans allumer la lumière, retire ses vêtements et les jette sur son bureau avant d'enfiler un pantalon de jogging usé et de s'enfoncer sous les draps, pour s'endormir aussitôt.
Vers sept heures du matin il se réveille, le cœur tonitruant, et le regard de Jude s'impose à lui, comme une réminiscence. Après le regard vient la bouche, le visage, la poitrine, l'aine, et le corps entier, finalement. Il se dit qu'il devrait se montrer sage, et se lever pour se retirer cette image de la tête, et lire, et vérifier ses mails, et regarder la rediff' de Top Chef saison 32, et ne pas écrire. Ne surtout pas écrire.
Lentement, persuadé qu'il va très vite regretter sa décision, mais tout autant persuadé que là, maintenant, il n'arrivera pas à se dérober à cette obsession, il place son poing droit dans sa bouche, et referme ses dents dessus. Tout aussi lentement, il laisse l'image de Jude venir à lui, l'envahir, le submerger tout à fait. Il se noie dans une mer de grenade mûre goût amende salée, il reprend corps avec cette peau laiteuse, il s'emprisonne entre ces bras, puissants et délicats, et récupère son amant tout entier. Sa main gauche, amarrée à son ventre, se détache, et coule docilement vers l'érection qui s'est formée il y a quelques minutes. Il cherche à retrouver les sensations du corps de Jude, la sensualité de son souffle dans son cou, l'intimité de ses gestes imprécis. Il refoule, pour une dizaine de minutes, la honte qu'il ressent à l'idée de se laisser ainsi aller alors que son fantasme dort à l'étage du dessous, à quelques mètres de lui. Et que son apprenti n'est pas non plus très loin. Il impose un rythme à son poignet que lui rappelle le corps de Jude, avec ses imprécisions, ses soupirs, ses extases, son tempo… En quelques secondes, il lui semble tout retrouver, et son corps réagit presque immédiatement, et son cœur implose de désir, et son corps suit, mécaniquement.
Une chape de plomb lui tombe sur les épaules, juste après, avec la chaleur et la honte. Il se lève, et rejoint la salle de bain pour prendre une douche. Lorsqu'il en sort, il se regarde dans la glace embuée, et se dit qu'il devrait se recoucher, mais qu'il ne veut plus remettre les pieds dans sa chambre jusqu'à ce soir, le temps d'oublier ce début de matinée lamentable. Plongé en pleine réflexion dans le miroir, une serviette verte autour de la taille, il ne voit pas immédiatement qu'il n'a pas pensé à fermer à clef la porte (qui se lève à 7H30 ?) et se retrouve face à son ancien apprenti, tiré de son sommeil quelques minutes plus tôt. Caleb se dit vaguement qu'il doit travailler ce matin, puis se rappelle aussi qu'il n'est même pas huit heures.
- Tu m'as réveillé. Avec la douche. Sérieux, depuis quand tu te lèves si tôt ?
Aitor a l'air épuisé, et il frotte ses yeux comme un petit garçon. Il pousse Caleb pour avoir accès au robinet et se passe un gant froid et humide sur le visage. Ses cheveux, longs, s'imbibent d'eau, mais il s'en fiche un peu.
- Un petit déj', dehors, tous les deux, ça te tente ?
- Tu dis ça pour te faire racheter, ou pour ne pas déranger le sommeil fragile de ton amour de jeunesse ?
- Ferme-la. Les deux. Je te jure que c'est que pour quelques jours.
- Je sais, et je te crois. Tu sais qu'il s'est fait démonter par Mark, hier ?
- C'est lui qui te l'a dit ?
- Mark ? Non. J'ai voulu prendre un livre pour le montrer à Julia, alors je suis descendu dans les escaliers. J'te jure, j'ai l'habitude de l'autorité de Mark, mais il est toujours très pédagogue, et il élève la voix pour encourager. Mais là, ça m'a glacé les os. Il murmurait, mais sa voix était, je sais pas… Froide, cassante. Pas comme toi, quand t'es en colère. Genre déçue, vraiment déçue. J'ai presque eu de la peine pour Sharp.
- T'as entendu ce qu'ils se disaient ?
- Ce qu'il lui disait. Sharp a pas dit un mot. Mark l'a engueulé comme on engueule un gosse qui fugue. Il lui a dit que son départ était irresponsable, qu'il n'avait pensé qu'à lui…
- C'est pas faux.
- Caleb, il s'agissait pas de toi. Il lui a mis sur le dos la dissolution de l'Iléveune, il lui disait qu'il avait même pas eu le courage d'affronter les journalistes, qu'il était pas là pour le premier livre de son propre apprenti, qu'ils vous avaient laissés gérer les journalistes pour ses conneries à lui, qu'il imaginait même pas comme Célia avait pleuré, que c'était elle qui s'était pris dans la gueule toutes les questions sur les coucheries avec Dark, que…
- Aitor !
- Ce sont ses mots ! Il a aussi dit que c'était complètement égoïste d'être revenu, surtout chez toi, qu'il devait partir très vite.
- Mais quel enfoiré ! Et Jude n'a rien dit ?
- Pas tant que j'écoutais. Mais je suis resté que dix minutes, Julia m'attendait. Ecoute, toi et moi on connait bien Mark, il a pas pu dire ça gratuitement, pas à son meilleur ami. Alors à ton avis, il cherchait quoi ?
- Je sais pas. Après tout, Mark aussi est humain, je crois. Il a peut-être craqué… Juste craqué.
- Si tu le dis. Un muffin aux myrtilles, ça te dit ? Avec un gros chocolat chaud avec des marshmallows ? Magne-toi, j'ai rendez-vous avec Byron Love dans deux heures !
Cuisine et dépendances : Pièce de théâtre du couple Jaoui/Bacri, que j'ai surtout utilisée pour le titre, plus que pour les thèmes. Et parce qu'il est toujours important de rappeler le talent d'Agnès Jaoui et de Jean-Pierre Bacri.
