Yo les gens ! Nouveau chapitre, et pas besoin que je fasse un résumé pour celui-ci. Alors bonne lecture !


Théâtre de l'Angelus

23H46

Lorsqu'Axel, invité à rejoindre la chambre de Caleb par Aitor, avait pénétré la pièce, il avait vu Jude, les joues rougies par la colère, les larmes au bord des yeux, et Caleb complètement paniqué. Et il avait proposé à ses deux collègues de sortir. A court d'idée, il avait proposé d'aller voir la pièce de Byron, puisque le dramaturge avait offert trois places à Caleb plus tôt dans la journée. Jude avait bien sûr refusé, et Axel avait usé de ses charmes pour le convaincre. Il avait bien sûr fallu déguiser un peu Jude, au cas où. Il avait donc revêtu l'un des sweat à capuche de Caleb et ressorti ses lunettes de soleil.

Comme ils étaient venus incognitos, ils partirent sans saluer Byron, sans le féliciter. Mais Byron avait été averti de la venue de Caleb et d'Axel par la réceptionniste, et il s'était précipité à leur rencontre, en enlaçant Jude et en l'entraînant un peu à l'écart pour lui parler. Caleb et Axel se retrouvaient donc à nouveau tous les deux, à fumer une cigarette dans le grand vent.

- Tu penses que Jude pourrait chercher des coups, pour déculpabiliser ?

- Oui.

Ils finissent leur cigarette, sous le ciel lourd de pluie que même Byron ne parvint pas à calmer puis rejoignent leurs deux camarades qui se parlent à présent en italien (Byron parle la langue de l'amour, alors il parle italien. Et il aime le théâtre romain). Ils suggèrent d'aller boire un verre, Caleb accepte, contraint et forcé, et ne décroche pas un mot de la soirée, observant la communication entre son ancien amant et ses deux amis. La timidité et la distance qu'il propose n'ont pas sa place au milieu d'Axel et de Byron. Jude se désinhibe il retrouve son sarcasme, sa franchise, son phrasé et son éclat. Le Jude de l'Iléveune reprend le dessus, et Caleb se sent soudain très exclu. De temps en temps, Axel lui sourit, et Byron lui demande son avis. Jude, toujours rancunier sans doute, ne prend pas cette peine. Son portable vibre, Aitor lui a envoyé un message, une image : la tête et le buste de son jeune colocataire, ainsi que celle de Julia, de Riccardo, et de tous les apprentis, apparaissent sur son écran, avec en décor un sol disco multicolore qui semble daté des années 70 et que le jeune homme reconnaît, puisqu'il s'agit du Night Club de Sue Hartland. Il montre la photo à Axel (s'il veut engueuler sa petite sœur…) qui fronce les sourcils, mais se rappelle sans doute que sa sœur est majeure et vaccinée, donc immunisée contre les sermons. Vers Minuit et demi, les écrivains décident qu'il leur faut rentrer. Axel vit toujours à la Capitale, mais Caleb (donc Jude) a déménagé dans la banlieue Sud, et Byron en banlieue Est. Ce dernier fait donc un bout de métro avec ses deux amis, après avoir laissé Axel rentrer à pieds. Après quelques stations, Byron embrasse les garçons et les abandonne. Jude sort alors un livre (volé dans l'étagère de Caleb) et Caleb se plonge dans son casque.

Jude range son livre pour parcourir la quinzaine de minutes à pieds pour rejoindre la maison, Caleb accepte alors de quitter sa musique. Ils parviennent au portail en silence. Caleb rejoint la première marche menant à son perron, et c'est là que Jude décide, enfin, de lui parler.

- Pardon pour tout à l'heure. Et merci pour la soirée.

- Axel pense que tu accepterais de prendre des coups pour te faire pardonner. Et je commence à être d'accord avec lui. Je sais plus comment réagir avec toi.

- Tu n'as jamais su.

- Je suis pas ton ennemi. Je veux juste t'aider.

- T'as pas assez souffert par ma faute ? T'en a pas assez ?

Pas besoin de voir ses yeux pour les imaginer virer au rouge pur, et perdre leur éclat de la soirée. Son ton est cassant, violent, un peu tragique aussi. Comme si Jude se trouvait au sein d'un terrible destin, mis en branle dix-huit ans plus tôt, et qui se refermerait petit à petit autour de lui, malgré toutes ses tentatives pour s'en sortir, parce qu'on n'échappe jamais à une malédiction. Sans ce ton de tragédien, Caleb aurait continué son chemin vers sa porte, sa maison, sa chambre, et n'aurait rien dit. Mais quelque chose dans la voix de Jude lui souffle qu'il se confond avec un personnage de tragédie. Pas comme un comédien qui interprèterait le rôle à la perfection. Comme Bérénice qui exposerait son propre rôle. Jude est prisonnier, pas d'une malédiction, mais de ses propres actes, et il ne comprend pas comment se défaire de cette prison. Et Caleb se rappelle qu'il déteste les tragédies. Là encore, il réprime une besoin physique de le toucher, de l'atteindre, de le frapper au visage. Au lieu de cela, il se retourne, profite de sa position sur la marche supérieure, courbe son corps pour trouver les yeux de Jude (il a quitté les lunettes de soleil en quittant le métro) et le force à le regarder. Il prend son temps, respire pour ne pas éclater, parce qu'on n'engueule pas un enfant qui a peur, et baisse le ton de sa voix :

- J'ai pas regretté une seconde ce qu'on a vécu, en tant que collègues, en tant qu'amants. Pas une seconde. J'aurais juste aimé une vraie conclusion, et pas une fuite. Mais notre histoire, elle était belle. Ne gâche pas tout.

Quelques secondes plus tard, il rentre chez lui, Jude, silencieux, à sa suite. Il ne prend pas la peine de s'inquiéter de l'état du salon et rejoint immédiatement sa chambre, ferme la porte, retire son pull, et constate que son cœur bat très vite, trop vite.

Chambre, lit, de Caleb

Quatre heures du matin passées.

Il ouvre brutalement les yeux, son cœur palpite, et se redresse.

- Jude ? T'es malade ?

- Excuse-moi.

Ses yeux s'habituent mal à l'obscurité. Il distingue néanmoins plutôt bien la silhouette du corps de son invité, assis sur le bord de son lit, les cheveux défaits, sans lunettes, visiblement vêtu d'un T-shirt lâche. Lorsque sa poitrine se soulève, il constate aussi que le jeune homme a posé sur son torse sa main droite. Caleb passe en revue la liste des catastrophes qui pourraient enjoindre Jude à venir le réveiller en pleine nuit, alors qu'ils ne sont pas couchés depuis plus de deux heures. Très vite, il se dit qu'il n'y a rien de grave. S'il y avait eu un accident avec Aitor, Jude lui aurait déjà dit. Et puis, Jude n'aurait pas été au courant avant lui. Son cœur ralentit, et il écarte la main de Jude de sa poitrine. Elle est glacée.

- Célia m'a téléphoné. Elle est en décalage horaire. Je n'ai pas réussi à me rendormir.

Caleb se contrefout de Célia et de ses heures de sommeil. Il pose sa main où celle de Jude se trouvait il y a quelques secondes et constate l'empreinte froide qui s'y est gravée. Jude murmure quelque chose, et Caleb n'écoute pas. Sa main se dirige vers la joue du jeune homme et l'y pose, un peu violemment.

- T'es complètement gelé.

Il va le regretter. Pourtant, devant l'air circonspect de son ancien compagnon, il écarte les draps de son lit et attire Jude dans celui-ci avant de le couvrir. Il imagine déjà la tête défaite et agacée d'Aitor lorsqu'il rentrera au matin. « Je le savais que tu allais replonger ». Il allonge Jude sur l'oreiller, et Jude se laisse complètement faire, comme une poupée de chiffon. Caleb se regarde à travers les yeux du jeune homme et ne se comprend pas. Son corps agit indépendamment du cerveau, entièrement télécommandé par autre chose, par ce qui reste sous l'empreinte glacée de Jude. Il observe le visage perdu de Jude, voudrait se subtiliser aux draps, et manque de quitter le lit pour rejoindre le canapé. Il refuse de se rallonger, et reste en appui sur ses bras, à le regarder.

- Pourquoi t'es gelé ?

- J'en sais rien. Caleb, qu'est-ce que tu fous ?

- Tu m'as fait flipper. Excuse-moi, je suis pas très bien réveillé. Retourne te coucher. Aitor a plein de bouquins ultra-ennuyeux, c'est un excellent somnifère. Sers-toi.

- Caleb, t'étais sérieux ?

- Quoi ? demande Caleb, qui ne parvient plus du tout à maîtriser son émotion.

- Tout à l'heure. Sur nous.

- Putain, Jude. Il est quatre heures du matin et je t'ai invité dans mon lit. C'est vraiment pas le moment de parler de ça.

Rien ne va dans cette situation qu'il a provoquée, et il sait qu'il risque une explosion nucléaire s'il ne fait rien. Mais il n'y arrive pas. Il lui suffirait pourtant, pour une nuit, de laisser sa chambre à Jude, d'investir le canapé, ou même le lit d'Aitor. Quelque chose le tient, l'attache au matelas, comme si les draps étaient gorgés d'une eau de plomb et qu'il ne savait plus les soulever. Jude se relève aussi, pour faire face à son ancien compagnon, pour retrouver la même stature que lui et ne pas s'effacer.

Caleb est bien conscient que ce n'est pas lui qui est en position de force. Jude ne l'est pas vraiment non plus, mais il connait la puissance du jeune homme. Même si son état d'angoisse l'empêche d'y recourir, Caleb sait bien qu'il pourrait la sortir, d'un moment à l'autre, du chapeau, comme un magicien. Il se dit qu'il doit l'affaiblir, lui porter un coup.

- Aitor a entendu votre engueulade, avec Mark. Il m'a dit que tu t'étais pas défendu. Pourquoi ?

Il ne le regarde pas, et constate que son ton, sans le vouloir, a imité celui de Jude, plus tôt, sur le perron, lorsqu'il s'essayait à jouer les tragédiennes. Mais alors que ce ton avait permis à Caleb de comprendre la fausseté et le besoin de protection du jeune homme, il assomme Jude, qui se recouche, vaincu, et rejoint sa position de faiblesse contre l'oreiller. Caleb observe sa poitrine qui se soulève difficilement, comme si elle peinait à contenir la masse de son cœur. Lorsqu'il l'avait revu, devant sa porte, quelques jours plus tôt, il n'avait pas vraiment fait attention, mais il a perdu du poids, et du muscle. Jude a toujours été plus imposant que lui, plus puissant physiquement. Aujourd'hui, son corps tend à ressembler à celui de Caleb : long, plat. Jude pose son avant-bras contre ses yeux, comme s'il cherchait à se cacher d'une lumière. Mais la lumière dans la chambre de Caleb n'a rien d'éclatant ou d'aveuglant. Il s'agit juste de la lumière d'un croissant de lune.

- Mark est incisif, il l'a toujours été. Il a toujours tout deviné de moi, rien qu'en m'observant. C'est pour ça que je ne me défends plus. Quand il sait que je dérape, il me le dit, et ça me fait mal. Et ça me fait du mal de me battre contre lui, parce qu'il a toujours raison.

- T'es pas responsable de l'implosion de l'Iléveune.

- Un peu quand même. Si les membres historiques étaient restés… Je n'ai pas pensé aux dégâts, en partant.

- Sans rire, ricane Caleb. Et t'avais besoin de ton chef pour capter ça ? Sérieux, Jude. T'es l'un des mecs les plus intelligents que j'ai rencontrés, mais niveau sentiments, t'es à la ramasse. T'as jamais pensé à Riccardo, à Célia ?

- Je pensais que ça irait, sans moi.

- Mais ça a été. Riccardo est un brillant essayiste, Célia est une reporter ultra-sérieuse… Bien sûr qu'on a continué à vivre, malgré ton absence. A l'époque, je te trouvais très lâche, d'abandonner parce que ton mentor sortait de taule. Depuis, j'ai compris que ce n'était pas juste ça, ou juste du désintérêt pour ceux qui t'aiment.

Sa poitrine (laquelle ?) se meut plus frénétiquement, comme chaque fois qu'il s'apprête à énoncer une vérité dérangeante, qu'il aimerait mieux ne pas entendre. Caleb se rapproche de Jude, comme s'il valait mieux murmurer cette vérité, au cas où quelqu'un les espionnerait. Jude couvre toujours son regard, et cela vaut sans doute mieux pour tous les deux.

- En restant ici, tu aurais juste implosé de peur. Je pensais que c'était la sortie du livre de Dark, et j'imagine que ça a joué. Mais je crois aussi que la vérité, c'est que ce bouquin, ce n'était qu'un bout de papier, et que ton public t'aurait soutenu malgré ça. Et tout l'Iléveune savait déjà. Alors, de quoi avais-tu si peur ? J'en suis venu à la conclusion que ce qui t'angoissait, ce n'était pas ce livre. Mais son auteur. Et que c'était cette peur, et non pas un élan de liberté, qui t'avait motivé à le foutre derrière les barreaux, des années auparavant. Et que cette peur était tellement envahissante que tu étais incapable de réfléchir à quelqu'un d'autre que toi. Mais ce ne sont que des suppositions.

En commençant sa tirade, Caleb s'était promis de ne pas forcer Jude, à rien. Ni à le regarder, ni à l'écouter, ni à lui répondre. Il avait besoin de lui dire ce qui tournait dans sa tête depuis quelques jours, mais il ne pouvait pas exiger du jeune homme qu'il accepte cet élan de sincérité, lui qui ne réfléchissait plus logiquement depuis près de six ans.

Caleb se couche enfin sur son matelas. Il n'a plus besoin de surplomber Jude, il lui a porté le coup final. Quoi que fasse Jude par la suite, quoi qu'il décide (rester ou fuir, toujours), Caleb a donné ce qu'il voulait. Il encaissera le reste.

Après quelques minutes silencieuses où Caleb ignore si son hôte cherche à s'endormir, ou à avaler ses larmes, Jude éloigne son bras de son visage, sans regarder Caleb pour autant, mais celui-ci se dit qu'il s'agit d'une invitation, alors il se tourne et constate qu'il n'a pas pleuré, et que cela lui donne l'air encore plus fragile, car tout est encore en lui.

- Je le hais.

Sa voix atteint Caleb en plein cœur. Elle est grave, vibrante, et de fait, sincère. Sans réellement le contrôler, il pose sa main sur l'épaule de Jude, en se disant que le geste est rassurant, sans pour autant se prêter de trop à l'intime. Sans réaction.

- Tu peux pas savoir comme je le hais. Je hais ce qu'il a fait de moi, ce qu'il a créé en moi. Je voudrais n'avoir jamais croisé son chemin, ne jamais l'avoir laissé rentrer dans ma tête.

Et ce n'est pas uniquement « tête » que Jude veut dire, et cela donne la nausée à Caleb.

- Il a fait de moi ce que je suis, il m'a rendu célèbre, spécial. C'est monstrueux, mais je le remercie pour ça. Sans lui, je n'aurais sans doute jamais repris l'Iléveune avec Mark et Axel, je n'aurais pas connu la célébrité si jeune, ni accédé à ma chaire universitaire. Ça me semblait normal qu'il me demande quelque chose en échange. Il m'a appris l'acharnement. J'aurais dû lui prouver autrement.

Caleb n'ose pas intervenir, n'ose pas lui faire remarquer qu'il s'emmêle complètement, et qu'il confond tout. Jude se tourne alors, et le dévisage, et Caleb se tait toujours.

- Quand Riccardo est venu me voir pour que je le prenne comme apprenti, il était déjà très doué, mais aussi très naïf, très émotif. Et j'ai eu peur de ce que Dark avait insufflé en moi. C'est là que j'ai compris que je le haïssais, que je haïssais ce qu'il m'avait fait, et que je pouvais être un éducateur aussi talentueux que lui sans recourir à ses méthodes. Sans lui, je serais quoi ? Je ferais quoi ? Je suis un monstre, juste ça.

- Je crois au contraire que tu es très humain. Et que ça te va bien.

Jude se met à sourire, et foudroie le jeune homme à ses côtés, parce qu'il lui semble le redécouvrir, comprendre une part de lui jusqu'ici inaccessible, cachée, oubliée sans doute aussi. A ce moment, il comprend que c'est ça qui lui avait manqué, autrefois, pour tomber complètement amoureux de Jude : son innocence volée. Bien sûr, ce qui l'avait séduit, c'était sa force, son mystère, son charme, son charisme, son cynisme… Mais le voir, nimbé de fragilité, prêt à se briser et pourtant capable de lui offrir un sourire pour le remercier de sa franchise, cela lui transperce le cœur.

Il prend une décision, encore.

- Jude, je ne veux pas que tu aies peur. Mais j'ai très envie de t'embrasser.

Il approche lentement son corps de celui de Jude, sans brusquer aucun geste. Jude doit avoir le temps d'assimiler, et le temps de réagir s'il le souhaite. La main de Caleb quitte l'épaule du jeune homme pour se poser contre sa poitrine, où bat son cœur, sans doute pour le tranquilliser. Il prend appuie sur son avant-bras pour soulever son corps au-dessus de Jude qui le suit du regard, sans pour autant bouger. Caleb lui répète encore « je ne veux pas te faire de mal » et Jude ferme les yeux. Il répète encore : « je ne veux pas que tu aies peur », et pose sa bouche contre celle de son (ex-) amant, lentement, et sans peser contre lui, afin qu'il puisse se soustraire à l'éteinte s'il en ressent le besoin.

Quelque chose explose dans le ventre de Caleb, et il retrouve des sensations enfouies. Il retrouve le désir pour l'autre, l'intimité, l'envie. Le souffle de Jude est toujours le même, chaud contre sa peau. Son visage a toujours ces mêmes angles, sa joue est toujours rappeuse à cause des nombreux rasages, et sa poitrine se soulève toujours nerveusement lorsqu'il perd le contrôle. Pourtant, il ne s'aventure pas plus loin, il ne bouge pas de sa position, la bouche toujours posée sur la bouche. Il a peur de lui faire peur. Il ferme lui aussi les yeux, pour n'avoir à se soucier de rien d'autre. Après quelques secondes, alors qu'il pense s'éloigner et laisser Jude terminer sa nuit, il sent le mouvement d'une main accrocher sa nuque et son corps cède sous la pression, se cognant contre l'autre. Alors il arrête. Les barrières tombent, et il se jette à corps cogné, à corps blessé, à corps perdu, dans ce baiser. Il se perd dans les cheveux de Jude, il s'y cramponne furieusement et sert son torse. Sa bouche se meut contre sa peau, elle erre contre le visage, en revenant toujours aux lèvres. Et sa langue se débat violemment pour explorer tout ce qu'i explorer et que ses mains ne touchent pas encore. Elle se délecte de la saveur réminiscente de celle de Jude, rouillée et timide.

Cela dure une minute, un siècle. La montre sur le bureau de Caleb, elle, constate que cela dure depuis trente minutes, mais que les deux garçons ont oublié le concept de temps. Caleb a rattrapé, en l'espace de vingt minutes, toute la timidité et toute la distance instaurée entre eux depuis quatre jours. Maintenant qu'il sait que Jude n'a pas l'envie de s'enfuir, n'a pas la crainte de cette proximité, il surplombe Jude, il pèse de tout son poids sur son corps allongé. Les soupirs de Jude l'encouragent, non seulement à comprendre que la situation ne lui fait pas peur, mais aussi qu'elle peut à présent évoluer. Alors Caleb laisse évoluer sa main vers les profondeurs du corps de son (ex ?) compagnon. Elle se faufile sous son T-shirt fin où elle retrouve sa peau, elle la frôle, elle la caresse, et ne s'attarde pas. Très vite, elle prend la trajectoire du ventre. Les doigts, longs, blancs, de Caleb effleurent les côtes, mais leur but se situe encore plus bas. Il ne fait plus attention aux battements de cœur de Jude, il ne fait plus attention à la pression qu'il exerce, au poids qui pèse sur son corps. Lorsqu'il glisse sa main sous l'élastique du jogging du jeune homme, dans un souffle, on lui murmure : « arrête ».

Comme brûlé, il retire précipitamment sa main et son baiser. Il ouvre les yeux, voit que Jude a aussi ouvert les siens. Les battements de cœur lui viennent à l'oreille, ainsi que le poids de son corps, lui aussi brûlant. Il s'écarte, brusquement, coupable. Pour qui s'est-il pris ?

- J't'en prie.

Caleb entend une prière de souffrance, parce qu'il se perd dans sa honte de ne s'être pas contrôlé. Plus tard, il saura que ce n'était pas l'intention de Jude.

- Pardon. Pardon !

- Je pense que je ne suis pas encore assez solide pour ça.

- Je suis tellement désolé ! J'ai pas voulu.

Il se réfugie au bord du lit, loin de Jude, comme pour calmer la tentation. Jude lui offre un sourire las, mais sincère. Il se redresse, s'approche de lui-même, et Caleb ne peut plus s'éloigner sans tomber du lit. Contre toute son attente, Jude l'enlace, de son corps entier, et dépose lui aussi un baiser, fugace, sur ses lèvres, un baiser de pardon.

- N'en veux pas à mon corps. Il n'est plus aussi puissant qu'autrefois. Donne-lui du temps, sois patient. Je me débats avec les violences que je lui ai infligées lorsque j'étais jeune, alors je ne peux pas le perturber davantage pour l'instant.

- Je suis tellement désolé… Je ne voulais pas te faire peur.

- Ce n'est pas toi qui me fais peur, mais ce que ma peau a enregistré avec quelqu'un d'autre que toi. Caleb, tes baisers, ils me font du bien, ils me rassurent. C'est le reste qui est désaccordé chez moi. Mais n'arrête pas de m'embrasser. Embrasse-moi toute la nuit, pour que je ne pense à rien d'autre, pour que je ne puisse même pas m'endormir et rêver d'autre chose. Fais-moi oublier qu'il existe un monde en dehors de cette chambre et de toi.


Que le jour recommence, et que le jour finisse : Réplique tirée de la pièce de Racine Bérénice.