Salut les gens !

Ravie de vous retrouver avec ce nouveau chapitre, hautement inspirée de l'affaire Matzneff, et je vous résume ça après le chapitre. Je préviens aussi qu'à partir de ce chapitre, j'inclus des liens judiciaires, et je précise tout de suite que je n'y connais rien en justice française, notamment concernant les peines, les délais... Bref, même si je donne des chiffres, ils ne sont pas du tout exacts. Cette histoire, bien que très inspirée de la France, n'est pas réaliste, donc ne prenez pas pour argent comptant les informations que je place dans la bouche de mes personnages.

Sur ce, bonne lecture !

Esperluette : Je suis d'accord avec toi, le chapitre précédent était une vraie respiration, dont j'avais besoin avant d'entrer dans le dur. Et que j'ai aimé l'écrire ! Pour Aitor et Caleb, moi aussi j'adore leur relation. Même si je retire toute la malice de l'anime du personnage ! Et pour le couple Mark/Axel, il était temps que je leur offre une vraie belle histoire. Parfois j'ai envie de laisser un peu le petit couple torturé Caleb/Jude pour Mark et Axel, parce que j'aime beaucoup les écrire.


Capitale, 6e arrondissement, Studios 104

Milieu de la matinée

« Bonjour à tous, il est presque dix heures, et je vous souhaite la bienvenue sur A la Lettre, l'émission hebdomadaire qui vous parle de littérature, en compagnie des plus grands spécialistes. Et aujourd'hui, notre invité n'est pas n'importe qui, puisqu'il s'agit du grand écrivain Caleb Stonewall, auteur du récent et apprécié Crier avec le caniveau. Ancien membre de l'Iléveune, il a su conquérir… »

Etc…

Caleb commence à s'ennuyer. A peu de choses près, il lui semble qu'il connait déjà la présentation qu'on fera de lui, et il s'en fiche un peu. Et le public s'en fiche. Et l'animateur s'en fiche aussi. Ce dernier est un ex de Célia (vaguement, a-t-elle dit, et Caleb n'a pas compris), ancien journaliste reconverti dans l'animation radio du matin, pas vraiment littéraire, mais suffisamment opportuniste.

- Caleb, bonjour.

- Bonjour Willy.

Willy Glass lui pose quelques questions, sur lui, sur son choix de vivre en banlieue sur son futur Médicis… Caleb répond sans conviction : tout va bien, la banlieue m'inspire, nous attendons les résultats, mais le roman de Bryce Wittingale semble très prometteur… Abrégeons, ça n'intéresse personne, venons-en à l'essentiel (à mon essentiel). Willy Glass tient quatre minutes.

- Caleb, vous vous doutez qu'il y a un sujet que nous devons aborder. J'aurais préféré ne pas le faire, mais je n'ai pas le choix.

- Ah oui ? Quelqu'un vous retire votre salaire si vous ne m'en parlez pas ?

- Si vous saviez… Je rappelle qu'hier dans l'après-midi, deux articles sont parus dans le journal la Colline, rédigés par sa rédactrice en chef, Célia Hills, dans lequel nous apprenions coup sur coup que Jude Sharp, le grand écrivain à succès, était de retour à la Capitale. Rappelons que nous étions sans nouvelle du jeune homme depuis l'explosion de l'Iléveune et la sortie du livre autobiographique de Ray Dark où nous apprenions la relation entre Sharp et son mentor. Quant au deuxième article, il révèle que l'enquête menée contre Dark concernant cette relation sera portée devant la justice, l'Etat attaquant le célèbre mécène pour abus de confiance sur mineur et relation sexuelle non consentie sur mineur de moins de quinze ans. Est-ce que l'Iléveune savait ?

Ça, c'est quelque chose que Caleb a très vite compris : l'Iléveune est trop ancrée dans la culture de la Capitale pour s'en effacer tout à fait, si bien qu'on continue à parler d'elle au présent, parfois. Pendant que Willy résume les articles de Célia, Caleb se dit que l'émission va être lourde pour tout le monde. Willy dresse subtilement un portrait à charge de Jude, en plaçant Dark comme une victime dupée. Ça aussi, ça arrive souvent. Comme il n'est resté qu'un an à l'Iléveune, on a tendance à considérer que Caleb peut tout entendre, qu'il n'a pas d'affect particulier. On ne se permettrait pas cela avec Mark. Le problème, c'est que Caleb a de l'affect, beaucoup d'affect, mais qu'il ne doit rien montrer. Mais il doit défendre Jude, parce qu'on (il) compte sur lui. Et que le public qui a aimé l'Iléveune a droit à la vérité.

- Eh bien, j'ai appris que Jude était rentré il y a quelques jours, et j'ai appris pour le procès en même temps.

- Nous avons demandé un entretien à Jude Sharp, il ne donne pas suite. Vous pensez qu'il est dans quel état d'esprit ?

- A votre avis ? Il revient à la Capitale pour témoigner à un procès contre son ex-mentor pour abus sur mineur, ce n'est pas facile. Il sait qu'il va devoir affronter les journalistes, les paparazzis, les juges, alors qu'il voudrait juste se retrouver en famille.

- Vous avez dit « témoigner » ? Il ne porte pas plainte ?

- Pas à ma connaissance. C'est l'Etat qui poursuit Dark.

- Et l'Iléveune, dans tout ça ?

- Nous apportons notre soutien à Jude, bien sûr. Il a été abusé par un adulte, qui plus est son professeur et éditeur, et il a besoin de savoir que nous sommes de son côté.

- Pour l'instant, plusieurs membres ont signé une tribune dans la Colline pour défendre Sharp. Célia, bien sûr, Evans, Blaze, Sue, Samford, King… Mais c'est silence radio du côté de Nelly Raimon et de Foster.

Caleb remarque, et ne relève pas, que l'animateur, sans vraiment en être conscient, donne un prénom aux femmes et un nom aux hommes, et ça lui déplait, et il comprend que Célia l'ait largué. Il soupire.

- Nelly est, comme vous le savez, au beau milieu d'un démarchage politique, et elle n'est pas joignable pour l'instant. Et Xavier est aux Etats-Unis pour un cycle de conférence. Mais dès qu'ils rentreront, ils se joindront à nous.

- C'est juste qu'on pourrait légitimement se demander s'ils soutiennent Sharp. Foster avait par ailleurs déjà eu des déconvenues liées à Sharp.

- Déconvenues qui ont toujours été réglées, en toute sérénité. Il n'y a pas de rancunes entre les anciens membres de l'Iléveune, surtout pas à ce sujet.

- On raconte que les treize membres de l'Iléveune savaient pour cette relation. Pourquoi personne n'a jamais rien dit ?

- Willy, répond Caleb en maîtrisant sa colère, vous avez déjà posé cette question il y a deux semaines à David Samford, et en fin d'année dernière à Byron Love, et il y a plus de trois ans à Hurley Kane, et il y a six ans à Célia Hills et Riccardo Di Rigo. La réponse est toujours la même.

- « Ce n'était pas à nous de nous en charger », c'est ça la réponse que j'ai eue. C'est pas un peu facile, quand ensuite on laisse l'Etat s'en occuper ?

Ok, c'est donc une guerre ouverte. Willy Glass ne cherche même plus à masquer son animosité. Il a décidé de faire porter le chapeau à Jude. Shawn a déjà essayé de lui expliquer, avant sa retraite montagnarde : Dark est un pilier de la Capitale. Il était là lors de la création de l'Iléveune originelle, par David Evans, il a toujours fait partie du paysage intellectuel, en occupant plusieurs fonctions : écrivain, critique éditeur, journaliste, mécène, conférencier… Il est le fils d'un écrivain (peu brillant par ailleurs), il est le découvreur du talent de Jude Sharp, de David Samford, de Joseph King, de Byron Love (si si, je t'assure, Byron a été débusqué par Dark en arrivant à la Capitale)… Shawn le lui a assuré, c'est difficile d'accepter que quelqu'un qui existe depuis toujours dans la ville, dans la vie de tous, soit foncièrement mauvais. On a accepté pour le détournement d'argent, parce que cela ne blessait personne. Mais la « relation » (employé trois fois par Glass, qui donne la nausée à Caleb) avec un mineur ? Un membre de l'Iléveune, qui plus est ? Là, c'est lourd à avaler. Alors beaucoup de personnes préfèrent se retourner contre Jude, parce qu'il est plus facile de rayer de la carte de la Capitale le nom de Sharp, qui ne s'y inscrit que depuis une dizaine d'année, que celui, gravé dans le marbre, d'un homme d'art et d'esprit, de Dark. Willy Glass est de ces hommes de trente ans qui sont nés avec Dark, et qui ne connaissent pas la vie sans lui, et ne veulent pas l'imaginer.

Ou alors, il tient toujours rancune à Célia de l'avoir quitté.

Caleb comprend qu'il n'y arrivera pas. Willy ne lui laissera pas le dernier mot, rien ne sert d'insister. Il se penche sur le micro, retire son casque, et calme sa respiration.

- Je vous rappelle que nous parlons de l'Etat, de notre Etat, qui a lu, digéré, un livre autobiographique dans lequel Dark, oui, le Dark qui révèle des talents et permet à des écrivains de vivre, avoue avoir eu des relations sexuelles avec un enfant de treize ans, son élève, et ce pendant plusieurs années, relations qui tombent sous le coup de la loi, puisque la majorité sexuelle est à quinze ans pas à treize. J'aimerais qu'on arrête de sans cesse réfléchir au fait que c'était Dark, que c'était Jude. Vous, moi, on connait tous des mômes de treize ans, on connait tous des hommes de quarante ans. A quel moment peut-on croire que l'homme de quarante ans est impuissant face aux avances d'un enfant ? Je crois que l'Homme n'est faible que lorsque ça l'arrange. Ici, typiquement. Dark aurait dû parler à Jude, lui expliquer les choses, ne jamais l'encourager, ne jamais répondre, ne jamais céder. Il aurait pu. Il ne l'a pas voulu. Jude n'était qu'un enfant privé de sa sœur et de sa mère, vivant avec un père absent, en quête de reconnaissance, d'amour. Il les a pris où on les lui proposait, c'est tout.

En ayant tout dit, en ayant trop dit, Caleb se lève et quitte la salle d'enregistrement. Willy explique alors qu'il ne peut pas assurer la promo de son livre, dans ses conditions, mais quelque chose souffle au jeune écrivain que, de toute façon, il n'en avait pas l'intention. Il passe dans la loge qu'on lui a attribuée, récupère son manteau, ses clefs, ses papiers, son paquet de cigarette et son portable et se tire, en claquant la porte. Sur son portable, plusieurs membres de l'Iléveune le félicitent de son passage dans l'émission, son éditrice lui signale qu'il aurait pu être plus doux, Aitor lui assure qu'il a été parfait, et Célia lui demande pourquoi il n'a pas simplement insulté Willy.

Il descend rapidement les marches de l'immeuble, passe devant l'accueil sans saluer personne, pour ne pas voir les regards noirs des employés qui soutiennent sans doute l'animateur. Avant même de se présenter devant les portes vitrées automatiques, il remarque une petite foule agglutinée, comme un amas indéchiffrable de couleurs et de piaillements, autour de quelqu'un. Il s'approche prudemment, et distingue un bonnet orange parmi la foule, au centre de la foule. Le bonnet signe quelques autographes, discute avec une jeune fille (malgré la fin de l'Iléveune, Mark continue de recevoir des C.V longs comme le bras). Lorsque le bonnet (Mark, donc) aperçoit le jeune homme, il sourit et présente ses excuses, il a un rendez-vous. La foule est déçue, mais respectueuse, et se disperse, tout en continuant d'épier le dramaturge, murmurant en voyant Caleb approcher. Ce dernier, qui se moque pas mal de la rumeur, penche la tête sur le côté et plisse les yeux, pour vérifier qu'il s'agit bien de Mark. A vrai dire, il n'a pas de doute, mais ne comprend pas bien ce qu'il fait là.

- Tu viens me chercher à la sortie de l'école ?

- Je viens vérifier que tu as été sage.

- J'ai engueulé Willy Glass et lui ai rappelé les lois judiciaires avant de me tirer.

- C'est bien, Papa est fier de toi. Je t'invite à déjeuner ?

- C'est un piège ?

- Un peu.

Parc Apollinaire, 6e arrondissement

Une heure plus tard

Comme il fait beau, ils se sont installés dans un parc peu fréquenté, un sandwich à la main. Pour être exact, le parc est assez fréquenté, seulement de nuit, puisqu'il s'agit d'un repère de rencontres tarifées que les gens bien comme il faut, mais aussi les autres, évitent de côtoyer de journée, pour ne pas être assimilés à la débauche. Idéal, donc, pour deux écrivains populaires, puisqu'il n'y a pas de passage. De toute façon, Mark a un problème de son dans l'un de ses théâtre, et il va y passer l'après-midi, donc il est pressé. Caleb attend juste qu'il ait fini de lui raconter combien Aitor est un merveilleux ingénieur, combien il est ravi de l'avoir rencontré, combien Julia a de la chance de le compter parmi ses amis (oui, Aitor passe à présent la moitié de ses nuits chez Mark et Axel, dans la chambre de Julia, à blablater jusqu'aux heures indécentes)(Axel a proposé de l'adopter).

Mark est allongé sur un banc en bois, exposé au soleil, tandis que Caleb est assis sur le dossier de celui-ci et mord dans son sandwich rassis. Le jeune dramaturge informe son ami qu'Axel lui a raconté son entrevue avec Willy Glass, qu'il s'en est très bien tiré. Et Caleb lui signale qu'il n'est sans doute pas venu jusqu'ici pour le féliciter de sa prise de parole, arrachant un sourire à son ancien leader.

- T'as vraiment été très bien, Caleb. T'as sacrifié ta promo, quand même.

Caleb déchiffre. Ce que Mark essaie de lui dire, c'est qu'il a eu le courage d'abandonner la promo de son bouquin pour sauver le soldat Jude, par amour ou par amitié pour lui. Il voudrait lui dire qu'il n'a jamais fait grand cas de ses promo, qu'il les plante assez souvent de toute façon, et que ça n'a rien à voir avec l'amour ou l'amitié, que ça a à voir avec la morale et la justice. Mais Mark sait déjà tout ça, alors il se tait.

- Je sais que l'Iléveune est divisée, et qu'on n'a pas réglé tous nos griefs, Willy a raison là-dessus. Mais je crois que là, on a besoin de faire front pour soutenir l'un de nous. Comme on l'a fait avec Nelly lorsqu'elle a voulu affronter son père pendant sa campagne électorale.

- Comme on l'a fait en soutenant Byron lorsqu'il a caché un réfugié politique ?!

- Voilà. Bon exemple de grief. Ok, on n'a pas été bons sur ce coup, on a même été franchement dégueulasses en nous en prenant à Byron. Mais je crois qu'aujourd'hui, on doit faire bloc, ensemble. On est restés de grands écrivains, tous les treize, et populaires, on nous écoute toujours. On doit prendre la parole.

- C'est pas déjà ce qu'on fait ? Avec la tribune ?

- Signer un article, c'est rien. On doit ruer dans les brancards, mettre la Capitale de notre côté, du côté de Jude, et du côté de tous les jeunes qui ont vécu quelque chose de similaire. Je veux mitrailler les médias, que pas un jour ne passe sans qu'un membre de l'Iléveune ne fasse une déclaration, et ce jusqu'à la fin du procès.

Il n'a pas bougé, il a toujours la tête tournée vers le feu irradiant du soleil. Caleb a arrêté de manger, il regarde son ancien chef, et se rappelle pourquoi il a été chef. Sa voix s'anime, son ton vibre furieusement, parce qu'il parle de ce qu'il aime, de ceux qu'il aime. Un jour, Axel lui a avoué que la moitié de l'Iléveune était déjà tombée amoureuse de Mark Evans (ah oui, même Jude). Tu m'étonnes ! Il a ça dans le sang, il a le théâtre engagé, la tribune, le verbe dans le sang. Même Caleb, qui a pourtant l'habitude de ne se laisser séduire que par les bourgeois torturés, se laisse envoûter. Il sort une canette de soda ultra-sucrée, et boit deux gorgées, réfléchit, bercé par le son clair de la rivière qui coule en contre-bas, et qui constituera dans quelques heures un lieu de perdition et une cachette parfaite.

- Tu sais, le procès risque de s'étaler sur plusieurs mois, dans le meilleur de cas.

- C'est l'avantage d'être douze.

- Pourquoi tu t'excites autant ? J'veux dire, Dark va finir en taule, quoi qu'il arrive.

- Oh je sais, et il le sait aussi. Mais tu sais, Dark est tellement influent, tellement célèbre. On peut pas le laisser s'en tirer avec deux ans de prison.

- Deux ans pour un adulte qui a violé un adolescent ?!

- Pour avoir eu des rapports sexuels avec un mineur « consentant », mineur qui maintenant adulte ne portera pas plainte. Tu vois où je veux en venir ?

- Quoi ? on va devoir compenser le silence de Jude ?

Il acquiesce et sourit, mélancoliquement. Mark a une nature nostalgique, il a la passion du regret, et il s'en nourrit pour écrire comédies et tragédies. Caleb spécule, il se dit que le dramaturge regrette de ne pas avoir agi avant, de ne pas avoir convaincu son meilleur ami du caractère malsain de Dark, de l'avoir jugé à ce propos.

- C'est pas toi qui engueulais Jude dans ma cuisine, y a quatre jours ?

- Et alors (d'où tu sais ça) ? J'ai toujours engueulé Jude quand j'estimais que je le devais. Je suis pas toujours d'accord avec ses choix, ses non choix.

- Qu'est-ce qu'il a fait (j'ai mes sources) pour que tu sois si en colère ?

- Il t'en parlera en temps voulu, je suppose. Mais c'est pas… Ce que Jude a vécu quand il était adolescent, c'est pas qualifiable, et j'ai jamais considéré Jude comme responsable, parce qu'il ne l'a jamais été.

- Et aujourd'hui, concrètement, on fait quoi ?

- Célia et moi, on va appeler tous les journaux, tous les médias pour proposer nos noms. On va saturer l'info, ne pas laisser les détracteurs s'imposer plus de vingt heures sans réponse. J'ai chargé Byron et Axel de contacter Nelly et Xavier, pour qu'ils reviennent. Les autres cherchent des alliés.

- Et moi ? A part me faire humilier chez Willy Glass, je fais quoi ?

- Toi, tu vas avoir une tâche très lourde, celle de soutenir notre romancier en plein doute.

- Tu sais, j'ai pas prévu de lui imposer quoi que ce soit, genre porter plainte. Même si je pense que c'est la chose à faire, je lui demanderai rien.

- Sois là pour lui. En tant qu'amant, amoureux, ami, collègue, ou ce que tu veux d'autre. Je te le confie. Protège-le.

- Et je le protège de qui ?

- De ses détracteurs. De Dark. De lui.

- De Dark ?

- Dark a toujours su s'immiscer dans la vie de Jude, se rendre omniprésent, et ce n'est pas ce procès qui l'en découragera.

- Tu crois qu'il va chercher à le voir ?

- Je crois qu'il va faire comme toujours, et rappeler à tout le monde qu'il est là, qu'il ne partira jamais.

- Mark, qu'est-ce que…

- Il a essayé de rencontrer Axel, hier.

Il y a un oiseau, un corbeau, qui hurle dans un arbre, à côté d'eux, comme s'il cherchait à traduire les paroles de Mark. Le jeune homme n'a pas bougé, pas d'un millimètre. Sa voix n'a pas tremblé non plus. Il reste impassible, Caleb ignore comment. Peut-être la veille a-t-il crié, suffoqué, juré, et il n'y a plus rien à donner aujourd'hui. Le calme de Mark n'est pas feint, il est digéré. C'est un calme qui arrive après la tempête. La veille, il a sans doute explosé en apprenant cela. Explosé de rage, de panique, d'inquiétude, et de beaucoup d'autres choses que Caleb ne comprendrait pas.

- Il a attendu deux heures dans le fond d'une librairie de la Capitale, alors qu'Axel avait une séance de dédicace. Son éditeur a réussi à le faire partir, et il n'a pas pu lui parler.

- Je comprends pas.

- Il veut faire ployer l'Iléveune, et tous les potentiels soutiens de Jude. Il est là pour nous rappeler que, quoi qu'il arrive, il a du monde derrière lui. On n'est pas les rois de cette ville, on n'est que les valets. Lui, c'est l'As, le tout puissant, le premier. Il est pas intouchable, mais ineffaçable, tu comprends ? Aujourd'hui, il doit payer, mais pas pour ce qu'il a fait, pour ce qu'il a écrit. Tu crois que personne ne savait, pour Jude ? La secrétaire de Dark, son bras droit, la quasi-totalité de la maison d'édition, tous les grands intellectuels qui venaient poser leur cul dans le bureau de Dark… Tout le monde savait, voyait un gosse disparaître derrière la porte fermée à clef, pendant de très longues minutes. Personne n'a jamais rien dit. Parce que c'est Dark. Tu as lu son livre, tu as vu les réactions. T'en as compté combien du côté de l'enfant aguicheur ? Mais aujourd'hui, on doit réparer les erreurs de nos prédécesseurs. En tant qu'intellectuels, artistes, on doit montrer l'exemple, et rappeler que tout crime doit être puni, même lorsqu'il est commis par une figure populaire.

Mark se relève, en souriant. Il n'a pas touché à son déjeuner, mais il va devoir filer. Caleb est tout à fait fasciné par son ami, qui ne s'est jamais défait de son uniforme de leader, et qui sait toujours capter les foules. A lui seul, il gagnerait le procès. Il veut réparer les fautes commises par leurs paires, assurer la tranquillité à son ami, redonner foi à leur public, et surtout rayer de la Capitale un nom qui fait trembler ses murs. Caleb ignore comment on parvient à effacer une existence si profondément ancrée dans les esprits, et puis il comprend que Mark ne veut rien effacer. Effacer Dark, ce serait effacer Jude, et toutes les erreurs. Ce qu'il veut, c'est une révolution. Changer les choses en profondeur pour les ramener dans un axe plus favorable, rétablir des bases saines.

Il reçoit un SMS de Célia : « Iléveune – 3 + 3, Jeudi, 19H10, CAC ? ». Il soupire. Célia a tendance à vouloir prouver au monde entier qu'elle est toujours en train de courir, qu'elle n'a jamais le temps de rien, même pas de rédiger un SMS. Caleb a appris à décoder (et parfois, il se trompe) et suppose qu'il est convié à l'émission de Darren Lachance, Certains l'aiment chaud, en compagnie de dix membres de l'Iléveune, et de trois autres personnes qu'il imagine être Riccardo et deux autres apprentis. Deux minutes plus tard, il reçoit un SMS de Darren, confirmant sa réflexion : « Invitation à mon émission, Jeudi, avec l'Iléveune (moins Jude, Nelly et Xavier) et Riccardo, Arion et Victor ? ». Célia a sorti l'artillerie lourde. Les membres de l'Iléveune n'ont plus été vus ensemble devant une caméra à plus de trois depuis six ans. Darren va faire la plus grosse audience de l'année. Et il se fera taper dessus dès le lendemain, parce que l'objectif sera d'enfoncer Dark, et que Darren étant un proche de l'Iléveune, il sera subjectif, et il ne posera pas les questions qui fâchent. Mais en ce moment, ils ont besoin d'alliés, pas d'ennemis à l'affût qui attendent le moindre faux-pas. Cependant, Caleb sait que le scandale, ça fait vendre aussi. Alors il appelle son éditrice.

- On va dire oui à tous les médias qui demandent une interview.

- Tous ? Même ceux qui vont te détruire ?

- Surtout ceux-là. Tu vas pas aimer, mais je crois que je vais devoir dégainer mon arme secrète, et convoquer le sale gosse en colère tapi au fond de moi depuis l'adolescence. Celui qui n'écrit pas le monde, mais le déchire à coups de griffe.


Apostrophes : Emission présentée par Bernard Pivot. Je prends ce titre parce que je le trouve très poétique, mais pour en fait parler d'une autre émission de Pivot (Bouillon de culture ?). Lorsque Springora a sorti son livre le Consentement, toute la sphère intello a visiblement compris de quoi cela parlait, et la vidéo de l'écrivain, apparemment très populaire (mais inconnu au bataillon, malgré mes études de lettres) Matzneff a été sortie du placard. Dedans, il explique comme l'érotisme et le désir émanant des jeunes adolescents est incroyable. Et ça n'a pas l'air de beaucoup choquer les autres intellectuels présents, qui rigolent, hormis une écrivaine canadienne qui s'indigne. La vidéo date de 1994, je pense, et les paroles sont glaçantes...

"'il y a un sujet que nous devons aborder" : Je n'ai pas repris cette expression mot pout mot, mais je me souviens d'une interview, plutôt bonne, à Cannes, de l'actrice Soko, pour On n'est pas couché. Et de Léa Salamé (super journaliste, c'est pas la question) qui malheureusement lui explique qu'elle doit absolument lui demander comment elle se sent alors que son ex (Kristen Stewart) est aussi à Cannes, avant de présenter ses excuses pour la question, précisant qu'elle était forcée de la poser. Et Soko (merveilleuse comme toujours) de lui répondre qu'elle va bien, et de lui demander si on l'a payée très cher pour qu'elle pose la question.

Majorité sexuelle : J'ai eu l'idée de ce chapitre à l'époque où les politiques se targuaient de repousser l'âge de la majorité sexuelle lors d'une relation mineur/majeur, alors que ce n'était toujours pas satisfaisant (ça a été modifié depuis, mais de tête, c'était quelque chose de ridicule, genre 14 ans). Et j'avais été frappé par Camelia Jordana et Iseult, venues à Taratata pour un duo, qui expliquaient être révoltées par cette loi, et Jordana de dire que nous connaissions tous des enfants de 14 ans, et qu'elle imaginait bien que les politiques en place ne s'imaginaient pas avoir des relations sexuelles avec des enfants de cet âge, donc pourquoi proposaient-ils cet âge ?

Apollinaire : Je voulais un auteur qui permettrait à Caleb le surréaliste et à Mark le dramaturge de se retrouver. Apollinaire est une précurseur du Surréalisme, et il a aussi été dramaturge (et ses pièces sont méga chelou)