Yo les gens ! Je reviens avec un chapitre qui complète le précédent, et qui évite qu'on accuse Jude de trucs dont il n'est pas responsable...

Bonne lecture !

Coco : Ravie que ça continue de te plaire ! Effectivement, j'ai une petit obsession pour l'Italie (et c'est d'ailleurs pas la première fois que j'envoie Jude se planquer en Italie), ce qui tombe bien avec Dark ! J'espère que tu aimeras le chapitre.


En pleine Capitale, appartement Evans

Lendemain, tôt

- Alors, tu savais ?!

Caleb est en colère, vraiment. On lui a encore menti par omission (spécialité evansienne) à propos d'une affaire qui le concerne de près, et il en a vraiment assez.

- T'énerve pas, ça sert à rien. On a discuté, il en a parlé, point.

Mark est calme, très calme, comme s'il cherchait à se faire le reflet inversé de Caleb. Lorsque son ami lui a téléphoné la veille, en lui expliquant la fuite (encore) de Jude et la raison de celle-ci, l'ex-leader de l'Iléveune lui a proposé de passer le voir ce matin. Caleb a frappé à la porte à sept heures. Il a donc été accueilli par Mark, en jogging et sweat, mais aussi par Shawn qui s'est endormi sur le canapé après avoir travaillé avec Axel la veille sur un essai à quatre mains. Le dramaturge n'a pas eu le temps de proposer un café, un thé, un biscuit. Caleb, drogué à la caféine et à la nuit blanche, a agité les bras, s'est promené dans tout le salon, en poussant sur sa voix éraillée, si bien que Mark a dû lui rappeler plusieurs fois qu'il ne vivait pas seul, et que d'autres ici dormaient encore. Caleb se calme alors, quelques secondes, et remonte dans les tours.

Au moins, le salon de Mark est grand. Il l'a voulu ainsi pour y loger sa grande collection de manuscrits originaux de Tchekhov, ses livres théoriques, ses prix… Et puis, Axel étant un noctambule, il fallait bien séparer les espaces de travail (anecdote qui a fait fondre le cœur de petit rebelle fleur bleue de Caleb, puisque Mark a investi cet appartement alors qu'il était séparé du beau romancier). Aujourd'hui, ce grand salon clair et bordé de livres permet à Caleb de marcher, et de marcher, et de dépenser son énergie.

- C'était pour ça ? Lui faire confiance, lui laisser du temps ?! Merde, Mark !

- Hey ! s'énerve Axel, qui apparait soudain dans l'embrasure de la porte, torse nu, cheveux éparses sur les épaules. Vous voulez pas crier plus fort, je pense que Julia est pas encore tout à fait réveillée ? Et pour info, Aitor est planqué dans le couloir depuis dix bonnes minutes.

Mark n'avait pas prévu ça, mais la belle vue qu'offre son compagnon au réveil a le mérite de calmer Caleb. Ça et le fait que son colocataire qui n'a rien à voir dans cette histoire l'épie. Ce dernier décide alors d'apparaître dans le salon, et vient s'asseoir, en retrait, sur une chaise. Caleb se laisse alors tomber sur un fauteuil rouge vif en vinyle, à côté de Shawn qui est resté silencieux, sous son plaid. Axel disparait quelques minutes en cuisine, et revient avec un plateau en bois où sont disposées de grandes tasses remplies de café qu'il distribue à tout le monde avant d'en prendre une pour lui et de s'installer sur le canapé, aux côtés de son compagnon. Tout le tapage a évidemment réveillé sa petite sœur, qui se joint à l'assemblée dans une chemise de nuit délavée et prend place à côté d'Aitor. Ça commence à faire beaucoup de monde à qui raconter cette histoire.

- Qu'est-ce qui se passe pour que tu cries si fort, et si tôt ? demande Axel.

- C'est Jude, répond Caleb, d'un ton de chien perdu.

- Oui, j'avais compris, y a que ça qui te met dans cet état. Qu'a-t-il encore fait, notre petit prince national ?

- C'est justement à l'internationale qu'il a fait quelque chose, signale Shawn.

Le jeune homme s'applique alors à rappeler les faits exposés vitesse grand V par Caleb, afin que tout le monde dispose de la même quantité d'informations. Shawn a toujours une voix douce, posée, grave, éthérée. Tout le contraire de Caleb. Et il n'aime pas du tout découvrir que quelqu'un parvient à raconter son histoire en captant mieux que lui l'auditoire. En l'espace de quelques minutes, la vie personnelle de Caleb, et donc la vie sexuelle de Jude, est entendue par trois personnes qui n'avaient rien demandé, et qui s'en seraient bien passé. Il y a des yeux qui s'ouvrent grand, ou bien qui se ferment exagérément, mais pas d'indignation, pas d'éclat de voix. Sans doute que tout le monde considère qu'il s'agit du privilège de Caleb. Lorsque Shawn se tait, personne ne prend la parole. Axel allume une cigarette et envoie le paquet au conteur, puis regarde son compagnon, le bras gauche en appui sur le dossier du canapé.

- Depuis quand tu savais ?

- Depuis Florence. Je devais venir lui rendre visite, il m'a téléphoné pour me dire qu'il avait quitté Rome. Il fallait bien qu'il m'explique. J'ai pas été tendre avec lui.

- Et toi, demande Caleb en regardant Axel, tu savais ?

Il secoue la tête de droite à gauche. La parole a du mal à venir. Pourtant, Caleb sait comment ça va se passer. Il va y avoir les défenseurs de Jude (Axel, Shawn) et ceux qui se placeront du côté de Caleb (Mark, Aitor), comme s'il fallait choisir un camp. Pour ou contre Jude, en gros. Et Caleb ne sait pas encore si c'est l'action de Jude qui sera jugée, ou bien la suite.

- C'est à cause de ça que vous l'avez engueulé dans notre cuisine ? interroge alors Aitor, toujours pas remis de la violence de son patron et idole.

- Ouais, en partie. Je lui ai conseillé d'en parler, de pas garder ça. De toute façon, on allait l'apprendre d'une façon ou d'une autre.

- Pourquoi on aurait appris un truc aussi absurde ? demande Shawn. Hormis Caleb, on n'avait aucune raison de le savoir, c'est la vie de Jude. Qu'il informe la personne avec qui il couche, c'est normal, ça reste un traumatisme. Mais nous…

Un traumatisme. Shawn a choisi son camp. Jude n'a jamais prétendu ne pas être consentant, alors pourquoi un traumatisme ? Lorsqu'il était adolescent, lorsqu'il était son élève, bien sûr, malgré l'apparente indolence, ce n'était pas un vrai consentement. Donc pas un consentement du tout. Mais à vingt-quatre ans, est-ce qu'on peut encore parler de traumatisme ? Jude avait la force, la maturité, la reconnaissance pour refuser.

- Est-ce que tu penses que Dark pourrait… Putain, oui. Il pourrait.

D'ordinaire, Caleb adore cette façon dont Axel regarde Mark, cette faculté qu'il a à lire en lui et à le comprendre. Mais lorsque lui-même est en proie aux doutes et à l'épuisement, ça l'agace. Et le café commence à prendre le pas sur son système nerveux. Et Axel et Mark continuent leur conversation psychique, en se dévorant des yeux, sans s'inquiéter du monde mortel autour d'eux.

- Bon les gars, on peut décoder ?

- Je pense qu'il y a un risque pour que Dark ait pris goût à l'écriture sadienne…

- Tu veux dire qu'il va se mettre à nous rédiger un kamasoutra philosophique et littéraire ?

- Non, mais qu'il va profiter de ses passages en prison pour écrire. Et sur quoi Dark écrit-il ?

Putain.

Caleb comprend qu'il n'est pas le seul à le penser, à le dire. C'est la merde. Evidemment. Le visage enfoui dans ses mains, il dessine lentement les pages d'un livre futur prenant place en librairie, avec une nouvelle couverture rouge effroyable, un bandeau « autobiographie » blanc en papier par-dessus avec la tête grave et solennelle de Dark, et une accroche au dos « le nouveau scandale sulfureux de la littérature ». Et là, le public n'aura aucune pitié, aucun doute sur le comportement de Jude. Il sera coupable, juste coupable. Et Dark victime, complètement victime. Caleb croise le regard douloureux de Mark, qui réfléchit sans doute à cette éventualité depuis quatre ans, et comprend encore autre chose.

Putain.

- Attends. S'il sort ce bouquin pendant le procès…

- Ouais. C'est la merde. Dark va devenir une victime aux yeux de la morale publique, mais aussi de la loi.

- Donc pas de prison ?

- Donc pas de prison.

- Putain. Jude, qu'est-ce que t'as foutu ?

Quoi que son compagnon ait fait à Rome, quelle que fut sa motivation pour le faire, cela ne devrait pas effacer ses années d'adolescence confiées à son mentor, volées par son éditeur. Il doit être jugé pour cela. Bon sang Jude, t'as vraiment merdé, là !

- Tu lui en veux, hein ? l'interroge Mark en prenant une bouffée de la cigarette d'Axel.

- Tu lui en voudrais pas, toi ? A ma place, je veux dire ?

- Caleb, rit Mark, jamais j'aurais été à ta place. Je suis pas suicidaire. Jamais je me serais amouraché d'un cas aussi torturé.

- C'est sûr que ton cas à toi, il se contente de tabasser des gens…

Axel lui lance immédiatement ce qui lui tombe sous la main (un livre, un Molière élimé), mais ne dit rien.

- Avoue que c'est très différent. Julia, bouche-toi les oreilles. Y a jamais rien eu d'illégal dans les coucheries d'Axel. Y en a juste eu beaucoup.

- Mark !

- Qu'est-ce qui te gêne tant que ça ? continue, inébranlable, Mark.

- Je sais pas ! Je comprends pas. Qu'est-ce qui le pousse dans le lit de ce type, alors qu'il a abusé de lui quand il était enfant ? Pourquoi il le laisse faire ça ?

- Dans son lit ? Mais putain Caleb, t'as imaginé quoi ? Un dîner aux chandelles avec une chambre remplie de pétales de roses ? Tu veux que je te raconte, moi, comment ça s'est passé ?

Non.

- Aitor, Julia, bouchez-vous les oreilles. T'as raison, Jude a pas dit non, jamais. Mais personne n'a jamais appris à Jude à dire non, qu'il avait le droit de dire non. Tu crois qu'il a vraiment consenti à ça ? Parce que Jude lui-même le sait pas vraiment.

- Et quand t'es pas sûr d'être consentant, y a pas mal de chances pour que tu le sois pas, philosophe Shawn.

- Y a pas eu de grande explication, y a pas eu d'étreinte ou d'intimité, et y a pas eu de lit. Dark a allumé les lumières, a foutu Jude devant un grand miroir, il l'a déshabillé et l'a baisé, sans même retirer son propre pantalon. Point. Alors ouais, Jude a rien dit, et Dark savait que ça tournait à son avantage. Mais tu connais Jude. Tu t'imagines agir comme ça avec lui ? Tu l'imagines prendre du plaisir comme ça ?

- C'est pas pareil.

- Pourquoi ? Parce que toi tu l'aimes ? Axel, t'aurais pu vivre un truc comme ça, à l'époque où vous couchiez ensemble ?

Bien que ce soit tout à fait inutile, parce que tout à fait rhétorique, Axel fait l'effort de secouer la tête de droite à gauche. Là encore, Mark ne l'avait pas prévu, mais il comprend que, depuis quelques jours, son compagnon a un effet relaxant sur Caleb. De fait, le jeune homme s'enfonce dans le fauteuil, et ne cherche pas à élever la voix, à avoir le dernier mot. Alors Mark se dit que ça ne sert à rien de continuer à jouer les professeurs sévères, et qu'il est temps de soulager un peu Caleb en endossant le rôle de l'ami compréhensif. Il baisse un peu sa voix et reprend :

- Dark a une emprise sur Jude que tu n'imagines même pas. Dark peut revenir demain, dans cinq ans, ce sera toujours pareil. Parce qu'il a éduqué Jude comme il le voulait, pour qu'il réagisse comme il le souhaite. Et ni mes sermons, ni ta colère n'y pourront jamais rien. Par contre, notre compassion et notre amour…

Caleb tourne les yeux vers la fenêtre tandis que personne ne termine la phrase laissée en suspens par Mark. L'ex-leader suppose que le message est passé. Il lui semble qu'aujourd'hui, il est du devoir de tous les anciens membres de l'Iléveune et ses sympathisants de mettre fin à la domination de Dark. Pas seulement pour Jude, pour lui sauver la vie, mais aussi pour améliorer le paysage urbain et littéraire. Arrêter de proposer des livres imbuvables où se cache la lubricité d'un homme qui prend sa revanche, arrêter d'accorder de l'importance à ceux qui ne respectent rien, arrêter d'effacer les propos de la jeunesse littéraire. Ça, c'est leur boulot : rendre sa liberté à la Capitale. Et pour ça, ils doivent prouver à celle-ci que Jude Sharp n'est pas responsable. Et si l'Iléveune s'occupe de l'opinion publique, elle aura moins le loisir de se pencher sur l'opinion personnelle de Jude Sharp sur lui-même. Celle-ci, c'est à Caleb de la rétablir. Et pour ça, il faut que Caleb cesse de jouer les adolescents éconduits.

Des accents rock empruntés aux eighties s'élancent dans le salon, et Axel met la main à sa poche de jogging. Il échange quelques mots sans quitter le canapé, puis raccroche et présente des excuses. Il doit partir maintenant, son rendez-vous a été avancé. Sans embrasser Mark (jamais en public), il se lève et se dirige vers la chambre pour se changer. Avant de quitter la pièce, il se retourne vers Caleb.

- J'ai rendez-vous dans le 11e, je te dépose ?

Il lève les yeux, franchement fatigué. Le 11e est l'arrondissement où Célia a ses quartiers. Est-ce qu'il a vraiment envie de voir Jude, aujourd'hui ?

- Non. Je vais aller faire un tour vers les collines.

- Cool, je t'accompagne, s'exclame Shawn. J'ai besoin de marcher un peu.

La Colline, 18e arrondissement

Une heure plus tard

La colline est un quartier très touristique, et en ce moment, il ne fait pas bon appartenir à l'Iléveune et se promener au milieu de touristes. Caleb est assez peu sollicité par les curieux, la faute à ses grands yeux froids. Shawn, par contre… Shawn est un discret, en retrait, et son côté mystérieux agit merveilleusement auprès du public. Le charme de la douceur, qu'on retrouve assez peu dans l'Iléveune. Finalement, bien que récalcitrant au début, Caleb se dit que ce n'est pas si mal d'être ici, dans un coin de la colline peu visité (en ruine, donc), face à la ville, le vent dans les cheveux, à partager une cigarette, sans rien dire d'intéressant. Aitor a décidé de rester encore une nuit chez Mark, pour profiter jusqu'au bout de Julia (plus que deux jours avant le départ, Caleb sent que l'adieu sera déchirant), alors il va pouvoir se poser à son bureau, et écrire enfin. Parce que depuis que Jude est revenu, il cavale, et son éditrice commence à en avoir assez. Déjà qu'il n'aura pas le Médicis !

- Comment va ton mec bodybuildé ?

- Kevin ? sourit Shawn en recrachant la fumée. Il étouffe à la Capitale, alors il va pas tarder à partir, je suppose.

- Et tu vas repartir avec lui ?

- Non. Je pense que Mark a raison, on doit boucler le dossier Dark. Ça fait des années qu'on y pense, qu'on repousse. Fallait bien que ça explose. Et malheureusement, on a un blessé.

- Tu sais, j'avais pas exactement signé pour jouer les tuteurs d'âmes en perdition.

- Alors laisse-nous faire.

- C'est pas ce que je voulais dire.

- Alors, rit Shawn, tu voulais dire quoi ? Jude est pas la première âme brisée de l'Iléveune, mais enfin, tu le sais. Tu as bien vu Axel. On est presque tous passés par là, à part le chef. Mark a une solidité qui défie l'entendement. Crois-moi, quand je suis entré à l'Iléveune, j'étais dans un sale état, j'ai même pas assisté à ma nomination, j'étais sous médicaments à l'hosto, et c'est Axel qui est venu m'annoncer la nouvelle. J'ai mis huit jours à comprendre. Pareil pour Byron, quand on l'a récupéré, c'était un chien errant qui passait son temps à mordre.

- C'est vrai que vous l'avez sorti du trottoir ?

- Ouais. Fils d'immigrés, il est arrivé à la Capitale sans rien d'autre que son talent et son joli minois. L'un des deux paie mieux, et plus vite. Ce que je veux dire, c'est qu'on a tous des passages très compliqués. Après tout, si on est artistes, c'est qu'on est un peu torturés, je suppose. Et on s'en sort. Parce qu'on croit à notre art, et qu'on n'est pas seuls. Axel m'a pas lâché pendant mes crises dépressives, Sue a apprivoisé Byron… Nous sommes une famille, tu vois ?

- Terriblement incestueuse, ta famille…

- Oui, un peu, soupire Shawn, avant de reprendre lentement. Caleb, on est là, pour toi comme pour Jude, et t'as pas à te taper ça tout seul, parce que c'est très lourd, comme fardeau. Ton arrivée a remué l'Iléveune, et elle en avait besoin, et Jude en avait besoin. Mais on est là, si tu te sens pas assez solide pour l'instant.

- Je sais pas si c'est ça, ou bien le fait de pas savoir comment me positionner. Le retour de Jude a été une tornade, j'ai l'impression de plus avoir le temps de penser. Et j'ai peur de prendre les mauvaises décisions, pour lui. De le juger trop vite, alors que, qu'est-ce que j'en sais, de ce qu'il vit ? Et je veux pas de ça. Je veux qu'il se sente en sécurité, et chez lui, et qu'il n'ait pas peur avec moi. Mais j'y arrive pas, parce que j'ai son passé qui sonne à la porte tous les deux jours, et qui me crie qu'il a vécu avant moi, et que je ne peux rien modifier.

Shawn rit, et c'est un rire doux, franc, intime, qui n'a rien à voir avec le rire demi-conscient de Jude, ou le rire théâtral de Mark, ou le rire moqueur de Caleb. C'est un rire complice, cristallin, revigorant. Dans la voix, dans les yeux de Shawn Froste, il y a une complicité, une fragilité aussi. Et, même si Caleb ne connaît pas bien Kevin, il se doute que c'est ça qui l'a fait craquer. Et il le comprend. Dans ces yeux, il n'y a pas de jugement, juste une réflexion sur l'autre. Le poète tourmenté écrase élégamment sa cigarette contre le fond du cendrier en pierre placé sur la barrière à et se tourne vers la Capitale, en plongée, baignée dans l'ombre qui la recouvre lentement. Caleb suit ce mouvement, et la vision (de Shawn ou de la ville) le rassure, et le calme. Et il se dit que la Capitale est plus tranquille, moins tragique, lorsque Shawn Froste la surveille, de ce regard bienveillant. Comme la ville a dû lui manquer, ces deux dernières années, pour l'observer ainsi.

- Tu en es drôlement mordu, de notre petit Prince, n'est-ce pas ?

- Je sais pas. Je suis paumé, j'ai pas le temps d'y réfléchir.

- Tu es un héritier des surréalistes, Caleb ! Les sentiments ne se pensent pas, ils se vivent !

- C'est compliqué, Shawn. Je sais pas ce que c'est, de passer ses nuits avec un homme qui ne sait pas parler, qui a peur de s'offrir, qui ne comprend rien au monde qui l'entoure. Je veux pas tomber amoureux de quelqu'un qui menace de se tirer du jour au lendemain, et qui ne saura jamais me répondre en retour.

- C'est pas parce que tu t'interdis d'aimer que tu n'aimes pas.

- T'as entendu Mark, c'est suicidaire d'aimer Jude.

- Tout comme c'était suicidaire de m'aimer.

Son ton est triste, presque pathétique. Caleb comprend alors deux choses : Jude n'est pas le premier à recevoir cette sentence de Mark. Shawn en a déjà fait les frais, et l'a sans doute jugée vraie. Peut-être a-t-il même déjà éconduit l'un de ses prétendants, pour l'épargner. Et Shawn est aimé.

- C'est pas Mark qui a mis cette phrase au point. C'est moi. Quand tu vas mal, c'est compliqué d'assumer tes propres sentiments, alors ceux des autres ! Et puis, ça finit par tomber. Et ça fait mal, et ça fait peur. Très peur. Au point de fuir, parfois.

Faux. Jude n'a pas fui Caleb, il a fui Dark. Et Shawn le sait. Ce n'est donc pas de ça qu'il parle.

- Alors, tu l'aimes, ce Kevin ?

- Comme un dingue, répond lentement le jeune poète. Comme j'avais jamais aimé. Et j'ai flippé, parce que c'était trop, que j'avais l'impression que mon corps ne pouvait pas contenir autant. Mais il le peut. Aujourd'hui, j'ai appris à vivre avec cette angoisse d'exploser mon cœur, de déformer mon corps pour qu'il accepte tous mes sentiments, de consumer mon esprit à trop le désirer. Mais au début, j'étais terrifié, et instable, j'avais peur de lui, de ce qu'il représentait pour moi. Tu vois, je suis un peu excessif. Et quand j'ai appris que lui m'aimait, j'ai cru que j'implosais. Je savais même pas vraiment ce que ça voulait dire, je savais juste qu'on ne devait pas, qu'on ne pouvait pas, l'employer pour moi.

- Elle est terrible, ton histoire…

- Non. Parce que tu sais la suite, et tu sais que cette suite dure depuis deux ans. J'ai appris à dompter tout ça, parce que ça fait partie de moi. Kevin a été ma planche de salut, il est arrivé dans ma vie lorsque j'en avais besoin, et il a défoncé des barrières érigées depuis l'enfance.

- C'est facile à faire quand on est une armoire à glace de deux mètres et cent-dix kilos !

- Mais tu es plus malin ! Trouve la clef, ou le mot de passe pour briser les barrières, ça marchera tout aussi bien. Mais seulement si tu penses que ça vaut le coup.

- Ca en vaut le coup.

- Alors, va libérer notre petit Prince de sa tour de marbre et d'angoisse.


Les 120 Journées de Sodome : Manuscrit que Sade a écrit en prison, et qu'il n'a pas pu achever car la prise de la Bastille a éclaté et il a fallu le changer de prison. Le manuscrit a été perdu, retrouvé, jugé trop dangereux pour être publié, et c'est l'Italie qui l'a finalement publié au XXe siècle avant qu'il ne retombe dans les mains des français. Et c'est un livre que je ne conseille pas, même si j'ai trouvé sa lecture incroyable, parce qu'il est très dur, et d'une violence inouïe, notamment parce que Sade aborde le viol, la torture, l'emprisonnement, le meurtre avec un regard neutre, sans jamais dénoncer, parce qu'il montre jusqu'où peut aller l'Homme lorsqu'il a le pouvoir, l'argent et l'impunité.