Salut les gens, ravie de vous retrouver avec ce chapitre très dialogué que j'ai beaucoup aimé écrire.
Bonne lecture !
Esperluette : Tu as assez raison, Aitor risque pas grand chose, mais bon... C'est Dark, quoi ! Oui, j'ai lu Lolita, une fois adolescente (et trop jeune, j'ai pas compris correctement ma lecture, je me suis mise du côté du narrateur alors que c'est pas du tout ce que veut l'écrivain) puis après la parution du livre de Springora, et je l'ai vraiment apprécié, même si le narrateur te donne des envies de meurtre parfois. (Je te conseillerais avec plaisir des romans, dis-moi juste ce qui te plait, et je verrai si je peux t'aider !). Je trouvais déjà Jude très touchant dans l'anime, j'ai juste voulu retranscrire cette fragilité à partir du point de vue de l'homme qui l'aime.
Le trajet en métro est long. Très long. Trop long. Plus long que jamais. Quarante-trois minutes. Quarante-trois putains de minutes interminables, que rien ne parvient à accélérer. Les stations défilent, et il y en a plus, deux fois plus, que d'habitude. Et tout le monde autour de lui se demande pourquoi il n'a de cesse de regarder l'écran digital au-dessus de lui qui indique l'heure et le nom du prochain arrêt. Sa jambe tremble et fait trembler tout le wagon, ses doigts pianotent anarchiquement contre la barre de métro la plus proche de la sortie, et son cœur commence à se décrocher de sa poitrine.
Dark à la maison
« Arrêt Dora Maar, ouverture des portes »
Caleb s'engouffre dans l'ouverture avant que les portes ne s'ouvrent, et il bouscule la foule, sans s'excuser. Il court à contre-sens, avalant les marches des escalators, débouchant dans son quartier ensoleillé comme s'il lui était vital d'y être, et se précipite dans la rue attenante à la sienne, pour rejoindre sa maison. Son cœur bat très vite, et son souffle n'arrive pas à tenir la cadence imposée. Il ralentit, parce qu'il ne veut pas paraître essoufflé en arrivant, mais force la marche. Aitor est seul, depuis deux heures, avec Dark, et cela le terrifie. Et il ne sait pas si ce qui le terrifie le plus est de connaître parfaitement Dark, ou bien de ne rien savoir de lui. Qu'est-ce qu'il fout chez lui ?
Il se retient d'enfoncer la porte, et prend la peine de l'ouvrir, mais la claque en la fermant. Face à lui, il voit le large fauteuil du salon où se tient bien droit Riccardo (jamais il n'a été si heureux de voir son carré parfaitement weavy), le regard droit face à lui. Sur le bras du fauteuil est assis Aitor, moins fier que son ami, la tête tournée vers Caleb. Ce dernier est furieux, et il ne parviendra pas à le cacher. Il se débarrasse de sa veste en l'abandonnant sur la rambarde de l'escalier, pose lourdement son sac à terre, et rejoint le salon.
- Ah, Monsieur Stonewall !
Sa voix est étonnante, à la fois grave, profonde, enjouée, narquoise. C'est la première fois qu'il adresse la parole à Caleb, la première fois qu'il l'entend de vive voix, sans le filtre de la radio ou de l'écran de télé. Il a assis son imposante silhouette dans le canapé où son costume bordeaux jure affreusement. Ses cheveux sont longs, attachés avec soin, et il cache ses yeux mesquins par de petites lunettes noires, comme s'il avait peur de ce qu'on pourrait y lire. Il a croisé ses très longues jambes, et cela lui donne encore plus de prestance. Il est terrifiant.
- Qu'est-ce que vous foutez chez moi ?
- Je passais dans le coin.
- Et vous avez décidé de prendre un café ? demande Caleb, acerbe, en remarquant la tasse vide posée devant lui.
- Oui, Monsieur Cazador a accepté de m'en servir un en attendant votre retour. Où étiez-vous ?
- Je vais pas me répétez, qu'est-ce que vous foutez là ?
- A votre avis ? J'aurais aimé m'entretenir avec mon apprenti. Mais c'est le vôtre que j'ai trouvé.
- On vous l'a déjà dit, intervient Aitor, Monsieur Sharp vit pas ici.
- Mais je ne le trouve ni chez Monsieur Samford, ni chez Mademoiselle Hills…
- Je sais pas ce que vous imaginez, mais il n'a aucune raison de vivre ici.
L'éditeur se contente de sourire, d'un sourire mauvais, et les trois jeunes hommes étouffent un frisson.
- Je veux juste lui parler. Une adresse, un numéro, et je m'en vais. Votre dernière parution était très intéressante, Monsieur Stonewall. Très introspective. Vous êtes allé puisez vos inspirations chez les psychanalystes ?
- Les garçons, dit soudain Caleb, vous pouvez y aller. Je vais terminer cette discussion et raccompagner . Je vous offre un autre café, et après ça, vous vous tirez d'ici.
- Avec plaisir.
- Merci Caleb, répond Riccardo, mais on est bien ici, on a le temps.
Caleb n'avait pas d'autre ultimatum en tête. Il regarde Aitor, qui semble très mal à l'aise, tandis que Riccardo a le regard dur, hautain, fier. Celui de Jude dans ses heures de gloires. Il se dit qu'il va proposer à cet homme de visiter la maison, de vérifier par lui-même que Jude ne vit pas ici. Dans la cuisine, le café est déjà prêt, il a juste à le réchauffer, et il s'en sert aussi une tasse. Cet homme va aller rencontrer Mark juste après, c'est sûr, il est le plus susceptible d'accueillir clandestinement Jude. Caleb se penche et tend le bras pour donner à Dark la tasse de café remplie. Dark déplie son grand corps qui vient à la rencontre du jeune homme et attrape la tasse. Lorsqu'il se replace dans le fauteuil, Caleb remarque ça : Dark monte sa jambe droite au-dessus de la gauche, et croise étroitement les deux, en les gardant parfaitement parallèles. Et Caleb connait cette posture. Dark sourit, et émet un son, sans doute celui qui précédait l' « Eurêka » d'Archimède :
- Armani ?
- Pardon ?
- Votre parfum. L'eau de nuit, d'Armani ?
- Je porte pas de parfum, répond Caleb, et il se mord la langue.
- C'est drôle, ça y ressemble. C'est le parfum que j'ai offert à Jude Sharp pour ses dix-sept ans, vous le saviez ? J'ai un goût aiguisé pour les parfums.
Tout dérape. Caleb ne contient plus rien. Il s'assied, et engloutit son café en brûlant sa langue mordue. Il ne connait pas le parfum de Jude. Il ne visualise pas le nom inscrit sur la bouteille en verre, dans la vitrine de sa salle de bain. Tout ce qu'il parvient à visualiser, ce sont les jambes croisées de Jude sur la chaise de son bureau, celles qu'il écarte pour accueillir le corps de son partenaire. Il visualise le corps alangui de Jude, ses membres et ses cheveux éparpillés au milieu des draps blancs et froissés, son sourire qui s'embrase, qui embrasse sa bouche à lui. Il se revoit lui, allongé sur ce corps, le surplombant, le dominant, le contrôlant, le possédant. Et son corps s'allonge au-dessus de Jude, et prend des traits qu'il ne reconnaitrait pas dans un miroir. Sa voix se déforme, s'approfondie, comme mangée par les années et les cigares. Ce ne sont plus ses mains aimantes qui caressent les cheveux de Jude, ce sont des doigts crochus, des doigts d'ogre, qui s'emparent d'une victime. Ses oreilles bourdonnent, elles sont pleines des soupirs de son compagnon, mais aussi de ses sanglots, des sanglots qu'il imagine, parce qu'il ne les a pas provoqués. Mais toujours dans ce corps qu'il aimait, quelques heures auparavant. « Ralentis. Arrête. Arrête ! »
- Caleb ?
Il ouvre les yeux sur le monde, sur son salon. Il n'a pas bougé, une seconde s'est écroulée. Qu'est-ce qu'il fout ici ?
- Ça va ?
- Oui, tout va bien. J'ai eu une nuit courte.
- Agréable, j'imagine…
Son armure, sa belle armure en fer forgée dans les mines, cette armure est sur le point de craquer, d'exploser. Il sait bien que ses yeux bleus sont incapables de tenir, qu'ils reflètent toutes ses émotions, que son visage est une scène de théâtre en mouvement où tout se lit, tout se joue. Il n'ose pas le lâcher du regard, cet ogre trop maigre. Et lui n'a pas besoin de ça, il contrôle tout : la Capitale et la situation. Caleb veut qu'il sorte de chez lui, et il a peur qu'il sorte de chez lui, qu'il poursuive sa chasse. Même si tout le monde le sait, la rencontre sera inévitable, Jude a besoin de temps. Le temps de se réhabituer au Monde avec Dark, il a besoin de retrouver son panache, son royaume et d'extraire l'épée de sa pierre enchantée. Et ce sera long. Et tous ses efforts seront anéantis si Dark le trouve avant. Mais Jude est un insupportable petit bourgeois qui ne sait pas abandonner ses habitudes, même lorsqu'il s'agit de se protéger des loups. Jude sans sa Capitale, sans ses quartiers huppés, ça perd de son charme. Et ça gagne en fragilité.
- Finissez votre café, Monsieur Dark, et partez.
Caleb se tourne vers Aitor, vers cette voix mal assurée, mais au moins présente. Caleb n'a pas de voix, pas de moyen d'expression. Les images de Jude passent devant ses yeux, des images fictives qu'il ne veut pas identifier, qu'il ne veut pas comprendre. C'est quoi ton parfum, Jude ? Qui t'a appris à croiser les jambes comme ça ?
On frappe à la porte de l'entrée, et tout le monde tourne la tête. Dark sourit.
Qui t'as appris à avoir honte de ton propre corps ?
Putain.
Ni Caleb, ni Riccardo, ni Aitor ne parviennent à enclencher une démarche, à se lever pour ouvrir la porte. La porte s'ouvre. Putain, Jude… Dis-moi que tu ne m'as pas suivi… Dark continue de sourire, pas besoin de le voir.
- Caleb, t'es là ?
Respire. Ravale ton putain de sale sourire.
Cette voix enjouée, timbrée, vaguement éraillée par le vent, ce n'est pas celle de Jude, c'est celle de Mark. Mark qui n'est jamais entré ici sans y être invité. Il passe une tête au salon, en souriant (façade, façade) et regarde immédiatement Caleb. Il porte un survêtement large, comme s'il revenait d'un marathon jamais démarré, et tient un sac en plastique blanc, rempli, dans sa main.
- Je t'ai ramené de quoi déjeuner, si jamais on s'éternise (s'éternise où ?). Monsieur Dark.
- Monsieur Evans.
Mark a perdu son sourire, et affiche sa mine sérieuse, en tendant la main vers l'homme d'édition. Puis il rejoint Caleb sur le canapé.
- J'ai cherché à vous contacter, Monsieur Evans.
- On me l'a dit. Et je n'ai pas tenu à vous répondre. Mais maintenant, je suis là. Qu'aviez-vous à me demander ?
- Je cherche Jude. J'ai supposé…
- Vous avez mal supposé. A présent, puisque je vous tiens, je vais être très clair : une demande a été formulée au nom de Jude pour vous interdire de l'approcher, en attendant le procès. Et si vous continuez à harceler l'Iléveune, vous le regretterez amèrement. Si vous voulez la guerre, vous l'aurez.
- Oh, je n'en demande pas tant ! rit-il. Après tout, que puis-je face à la grande Iléveune ? Que puis-je face au petit-fils de David Evans ?
- Mon grand-père vous a déjà mis hors d'état de nuire une fois, c'est sans doute dans mes gênes.
- Vous avez raison, je n'ai pas la lame suffisamment fine. Je vais vous laisser. Monsieur Stonewall, ce fut une agréable rencontre. Saluez notre ami de ma part.
- Je vous raccompagne, dit Mark en se levant.
Caleb est immobile, et ne tend pas la main à Dark, pour l'inviter à partir. Il laisse Mark s'occuper de tout. Il l'entend l'amener à l'entrée, ouvrir la porte, la refermer presque aussitôt. Lorsque le bruit sonore de la porte sécurisée lui parvient, Caleb passe ses mains sur son visage, pour se réveiller, pour éliminer le cauchemar qui se forme sous ses yeux. Il étend l'encolure de son pull, s'y cache, respire, respire.
- Putain Aitor, comment il a eu votre adresse ?!
- J'en sais rien, j'en sais rien ! Des potes… C'était pas secret, j'avais pas prévu ça !
- C'est la maison d'édition Ad Vitam, celle de Dark, explique Mark. Ils ont l'ancienne adresse de Caleb, lorsqu'il louait à la Capitale, quand Jude l'avait proposé à l'édition chez eux. Dark leur a demandé un service, ton ancienne logeuse a donné l'adresse où elle avait fait suivre ton courrier.
- Mais sérieux ?! s'exclame Aitor. Et vous, comment vous avez su qu'il serait là ?
- Mon grand-père garde Dark à l'œil, quelqu'un d'Ad Vitam l'a prévenu, je suis venu dès que j'ai su.
Est-ce qu'il faut prévenir Jude ? Est-ce qu'il faut l'enfermer à double tour dans son nouveau palais enchanté ? Enfermé au milieu de ses miroirs, de ses soieries, de ses parfums…
- Caleb, on doit y aller. Riccardo est à la bourre pour une répétition, et j'ai des réglages à faire au Tartuffe. Ça va aller ?
- T'inquiète Aitor, je reste là.
Le jeune homme sourit à son patron, attrape en vitesse une veste en cuir et quitte la maison, en compagnie de Riccardo, qui salue les deux auteurs de la main. Mark ne sourit plus. Il va dans la cuisine, remue les tasses, et revient avec un bol de café ultra-sucré. L'odeur du café brûlant réveille lentement Caleb, et son cœur se remet à battre, en comprenant que Dark a quitté les lieux, qu'il a été dans ces lieux. Il porte le maillage de ses avant-bras à son nez et inspire. Jude, c'est quoi ton parfum ?
- Je te sers du café ?
- Quoi ? Non. Putain, j'y crois pas…
- Je sais. Quand mon grand-père m'a téléphoné, j'ai cru que j'allais tuer quelqu'un. Je peux pas croire qu'il soit venu chez toi.
- Il se serait pointé quelques jours avant, Jude était là… Et je faisais quoi ?
- Laisse le conditionnel, on n'a pas le temps. On fait quoi maintenant ?
- Tu y crois, à l'interdiction d'approcher ?
- Je suis sur le coup. Axel est sur le coup, en fait. Il connait quelqu'un qui connait quelqu'un. On verra. Ecoute, on fera comme tu veux, mais je pense qu'il faut pas affoler Jude, pas encore. Mais le surveiller. Dark a pas de piste, il sait pas encore où il est, ça nous laisse quelques jours.
Il se sent à deux doigts de trembler, comme si l'adrénaline du stress lui courait soudainement dans les veines. A moins que ce ne soit le stress d'anticipation… Les deux. Il se sent en danger, et il met en danger son colocataire. Et Jude, et Jude… Rien d'autre ne fleurit dans son brillant esprit, rien d'autre ne parvient jusqu'à lui. Il enfonce son dos dans le canapé, tourne la tête pour remarquer le léger renfoncement laissé par l'assise de Dark, et qui ne tardera pas à disparaître, laissant le fauteuil retrouver sa courbure naturelle. Il porte son pouce à ses lèvres, passe le métal chaud de sa bague contre celles-ci, et la mord, pour trouver un goût de sang. Mark pose son bol en plastique jaune sur la table. Il prend son portable et pianote dessus, rédigeant sans doute un message à l'adresse de son compagnon. Caleb ne tourne pas la tête vers lui.
- Mark ?
- Hm ?
- Tu connais le parfum de Jude ?
- Son parfum ?! Non, pourquoi je saurais ça ?
- Je sais pas, répond Caleb en haussant les épaules. Quand vous partez en vacances, lorsque vous vous retrouvez pour des conférences…
- Désolé, j'en sais rien. Pourquoi tu me demandes ça ?
- Un truc italien, super cher ?
- Oui, ça lui ressemble assez. Caleb ?
Il prend sa tête dans sa main, et s'enfonce et s'enfonce dans le canapé en sky, en priant pour s'y fondre. Il a beau se concentrer, il n'y a rien, pas une odeur, pas une note de parfum qui lui revient en mémoire. Pourtant, il a plongé dans ce cou, il l'a mordu et l'a léché. Mais rien. Rien. Lui, il ne reconnait pas son parfum.
- Il a voulu rallumer le chauffage. J'ai pas fait attention, il a pris mon pull. Il l'a porté le lendemain… Y a même pas trois heures, il était contre moi, il portait ce pull. Dark a reconnu son parfum sur mon pull. Et il a cette posture, c'est la même… Putain, y a trois heures, j'étais dans son pieu ! Et j'arrive pas à oublier ça : que lui aussi il l'avait fait, lui aussi il l'a baisé, lui aussi ! J'avais ces images, son corps immense, sur celui de Jude, et…
- Caleb, arrête. Respire.
Il pose sa main sur son épaule, pour le ramener sur terre, loin de ses songes sombres et opaques. Il plonge dans les yeux bruns, transperçants, de Mark, qui le mènent lentement à la réalité dont il a besoin. Il soupire. Dark est parti, Jude n'est pas ici, il n'a sans doute même pas encore quitté son lit. Son cœur se tranquillise, doucement, grâce au regard apaisant de son ex-leader. Il frotte ses yeux de la paume de sa main, persuadé d'avoir les yeux plus orageux qu'habituellement. Il se débarrasse de son pull, et reste en T-shirt, pour quitter cette odeur, à mi-chemin entre la sienne et celle d'un autre. Mark lui demande si ça va aller, et Caleb lui répond que oui, en hochant la tête. Les beaux yeux de Jude, grâce à un effort de colosse, s'éloignent de ses pensées, et retournent contre l'oreiller se fermer. Mark a raison, il y a plus urgent, il y a plus important que ses états d'âmes et ses inquiétudes sur le passé de l'homme qui partage ses nuits.
- Byron pense qu'on doit se méfier des méthodes de Dark, qu'il peut devenir dangereux.
- Je peux juste te dire que mon grand-père m'a toujours interdit de m'approcher de lui. Dark est un homme intelligent, saoulé au pouvoir et à la réussite, et on n'arrive pas où il est arrivé sans se salir un peu les mains. Tu sais, si le maire de la Capitale dégage, si on arrive à élire quelqu'un qui nous soutient, si Nelly et Xavier reviennent, si Jude gagne le procès…
- Ca fait beaucoup de « si »…
- On a nos chances, Caleb. L'Iléveune, comme avant. Sans manigance, sans procès, sans scandales…
- Va falloir virer deux trois membres, alors…
- Pour l'instant, Dark a le contrôle, et c'est là qu'il est le plus dangereux. Il est calme, froid, méthodique. Tout le contraire de l'Iléveune. On doit le faire vriller, lui faire perdre son sang froid. Et le seul qui a jamais réussi à lui faire perdre le contrôle, c'est Jude.
Décidemment. Il va bien falloir s'y faire. Jude est le centre névralgique de cette histoire, il faut le compter dans l'équation, quoi qu'il arrive, quoi que son cœur à lui, dicte. Caleb réfléchit, il a besoin de contenance, et il a déjà bu deux cafés, et son cœur bat suffisamment vite, pas besoin de lui infliger un tempo de disco. Alors il privilégie la cigarette, et enflamme la tige blanche. Il se dit aussi que l'odeur de tabac brûlé est si tenace qu'elle imprégnera la laine synthétique de son pull. Il souffle la fumée, puis reprend la conversation.
- Tu crois que Jude l'a déstabilisé ? Tu crois pas que c'est l'inverse ?
- Je crois que Dark croit avoir eu le contrôle de la situation. Et qu'il est suffisamment intelligent pour savoir que c'est faux, qu'il ne l'a jamais eu.
- Donc on en revient à un Jude bourreau et un Dark victime ?
- On en reste à la même chose. Jude n'est responsable de rien. Je dis pas que Jude a pas été contrôlé par Dark. Mais, je pense pas que Dark avait vraiment prévu tout ça. On ne lui connait aucune autre victime, rien de ce genre, et il a soixante ans aujourd'hui. Donc, soit il a déjà agi par le passé, et il faut qu'on trouve d'autres victimes, soit (et c'est la piste à privilégier) il n'y a eu que Jude. Pourquoi il serait allé se compromettre à ce moment-là ?
- Jude l'a provoqué.
- Oui, et c'était ni le premier ni le dernier. Non, Jude avait quelque chose de spécial, qui a attiré Dark. L'intelligence, la malice, la fierté, la mentalité, la soif de pouvoir… Jude était plus que tous les autres. Il a craqué. Il a perdu le contrôle de la situation, de son corps, de son désir. Et tu vois, c'est sa ligne de défense. Comment on fait pour faire perdre le contrôle à quelqu'un réputé imbrisable ? On le provoque et on s'acharne.
- Je comprends rien du tout, Mark. Jude est encore et toujours bourreau, dans ton histoire.
- N'oublie pas. Jude était enfant, et face à son supérieur. Notre défense, c'est que Jude était jeune et influençable. Mais le fait est que si Jude n'avait pas persévéré en revenant sans cesse voir Dark, peut-être (peut-être) que rien ne serait arrivé. Dark a succombé à cette autre qualité de Jude : la persévérance. Alors, comment, aujourd'hui, déstabilise-t-on cet homme ?
- On demande à Jude de persévérer ? demande Caleb, en haussant un sourcil peu convaincu.
- On lui demande de se lever, de se battre. Quelles armes a-t-il à sa disposition ?
- La plainte, soupire Caleb.
Le problème, lorsque l'on sort officiellement avec un membre de l'Iléveune, c'est que la relation devient tout à coup publique, même lorsqu'on se veut discret. Et tout le monde dans la grande famille littéraire a son mot à dire sur la façon dont doit évoluer cette relation. Mais le pire, c'est de sortir avec un écrivain en pleine crise que tout le monde cherche à protéger. Mark, du haut de ses trente-quatre ans, s'est octroyé un rôle de grand frère protecteur que personne ne lui a demandé d'endosser. Et parfois, être avec Jude veut dire demander la permission à son grand frère de substitution. Comme si la relation n'appartenait pas tout à fait au couple, mais à une tierce personne.
Caleb est épuisé, et il n'est pas encore midi. Il ne s'imposera pas dans les réflexions personnelles de son compagnon. Son regard se veut dur, mais il sait bien que face à Mark, ça ne fonctionne pas vraiment. Et depuis le temps, Caleb a compris : ça ne sert à rien de discuter. Alors il décide de changer de sujet :
- Je vais proposer à Riccardo de venir à la maison, le temps que ça se calme. Je veux pas que Dark débarque lorsque Aitor est seul.
- Panique pas. Il sait que Jude est pas là, et Aitor ne risque rien.
- Peut-être, on n'en sait rien. Il a sans doute soudoyé des gens pour obtenir mon adresse, je prends juste des précautions. Et puis, je sais pas si c'est une bonne chose de laisser Riccardo seul.
- Si tu veux. Avant que tu m'en parles, j'ai récupéré Shawn à la maison. Il insiste pour rester à la Capitale, et ça me va. Mais la solitude commence à lui peser. Alors bon…
Caleb fait tournoyer sa cigarette sur elle-même, entre ses doigts, et sourit. Il n'en peut plus.
Sans titre [main-coquillage] : Photographie/collage surréaliste de Dora Maar. J'ai découvert l'oeuvre de cette photographe avant d'écrire ce chapitre, j'ai adoré l'étrange, le mystère et le malaise qui s'en dégageait, tout autant que sa douceur, et je trouvais que ça collait bien avec Jude. Et puis, c'était aussi pour rappeler son talent, parce qu'avant ça, je la limitais à avoir été la femme et la muse de Picasso (et sa victime aussi, du coup, parce que Picasso...)
