Salut les gens ! Désolée de n'avoir pas publié ce week-end, j'ai été un peu débordée. Il y a aussi des chances pour que je n'ai pas le temps de publier ce prochain week-end, auquel cas je publierai en début de semaine prochaine.

Au niveau du résumé de la précédente fiction, je reviens simplement sur Xavier Foster, puisqu'il va prendre de l'importance. Il s'agit d'un membre de l'Iléveune dont le genre de prédilection est la Science-Fiction. Il a quelques scandales officiels à son actif, comme le fait de "débaucher" les étudiantes de Jude Sharp, et quelques scandales officieux, comme le fait de draguer lourdement Mark et de se battre avec Axel à ce sujet.

Je rappelle au passage que je ne connais rien au domaine de la justice que ce que j'ai pu rencontrer dans les livres, films et séries. Donc rien n'est à prendre au pied de la lettre dans ce que j'écris.

Sur ce, bonne lecture !


Bibliothèque de quartier, Banlieue Sud

Milieu d'aprèm'

Il entend une voix féminine inspirer puissamment, et puis soupirer tout aussi bruyamment, visiblement ébahie. Caleb ne lève pas les yeux de son livre baroque, parce que tout le monde a le droit d'entrer dans la bibliothèque, et qu'il n'y a pas assez de monde pour qu'il ressente le besoin de s'y intéresser. Pourtant, les bruits de pas sur le parquet se dirigent vers lui, et il se doute qu'il va devoir lâcher son chapitre. Ces bruits s'arrêtent à sa table, et tirent la chaise pour s'asseoir, devant Caleb. Le jeune homme, à son tour, soupire, et accepte de retourner son livre pour bloquer la page.

- Tu maltraites les livres, et Jude t'as toujours pas quitté ? Tu sais qu'il a failli me tuer lorsqu'il a découvert que je prenais des notes au crayon gris dans mon édition de Villon ?

- Axel, je bosse, là, donc sois bref.

- Ben voyons. Y a toujours autant de monde ici ?

- Très drôle. Pourquoi t'es là ?

- A ton avis ? Devine qui a débarqué des US ce matin ?

- Ah ! sourit Caleb. Comment va Xavier ?

- Au top. J'ai déjà failli l'étrangler, alors j'imagine que tout va bien. Heureusement que Shawn a pris la chambre d'amis. Evidemment, Shawn a proposé de la libérer pour accueillir Xavier, mais comme Julia arrive dans une semaine…

- Je la prends chez moi, si tu veux.

- Même pas en rêve ! Je crois qu'il va dormir chez Sue, un truc comme ça.

Axel se perd en conjectures, et Caleb arrête assez vite de l'écouter. De toute façon, ce n'est que de la redite, le bel écrivain a juste besoin de vider son sac. Caleb renverse son dos contre la chaise en fer, et observe la bibliothèque presque déserte (la fille qui a soupiré est cachée avec un ami entre les rayons gros caractère et biographie), ce qui lui plait bien. Il peut choisir le CD qu'il veut diffuser, prendre un livre ou un manuscrit en cours sans se soucier de la porte qui s'ouvre, des enfants qui s'ébrouent au milieu des albums, des rendez-vous clandestins post-scolaires ou des égarés qui ne trouvent pas le dernier roman à la mode (la biographie qui parle du scandale autour d'un membre de l'Iléveune ? Ça ne me dit rien, vous avez essayé l'Enchanteur de Nabokov ?). Bercé par la belle voix grave de Billie Holiday et les éclats de la toute aussi belle voix grave d'Axel Blaze, il observe la très longue salle qui ressemble à un gros couloir bardé d'étagères où s'entassent des tâches de couleur que personne ne vient consulter. Et ce, malgré la présence d'Axel Blaze. La lumière traverse les fenêtres hautes face à lui et commence à le brûler sous son sweat brun, mais Axel n'a pas fini de se plaindre de la présence de Xavier Foster. Caleb l'a simplement interrompu pour savoir pourquoi il l'avait laissé seul avec Mark, mais Axel a continué son récit, alors Caleb a soupiré, comme la jeune fille cachée. Son patron, vaguement plus âgé que lui, passe une tête, s'apprête à réprimander le jeune homme de sa passivité, de sa désertion de poste, mais se ravise en voyant la belle crinière hirsute de lion blanc d'Axel. Dommage.

Après plusieurs longues minutes, la tête en appuie sur son poing, lui-même en appui sur le bras planté à la verticale sur la table, Caleb pousse un soupir plus bruyant que les précédents, et Axel s'arrête, le regarde, lui reproche.

- J'ai compris, ça t'emmerde de voir Xavier. Mais t'as pas à flipper, si ? J'veux dire, tu fais confiance à Mark, non ?

- C'est vraiment pas la question. Xavier est imprévisible.

- Et alors ? Il est pas là pour toi, il est pas là pour ton mec, il est là pour Jude. Déstresse.

- La prochaine fois que tu te plains de David, rappelle-moi de ne pas t'écouter.

- Ca marche, rit Caleb. J'imagine qu'on fait une fête, encore, pour le retour de Xavier ? Chez toi, dix heures, je ramène de la bière pour quinze ?

- Chez moi, après la fermeture, ramène de la bière pour six.

Caleb fronce les sourcils. Il compte, et recompte, alors qu'il sait qu'il n'en a pas besoin. Le couple+le squatteur montagnard+le réfugié américain+l'écrivain angoissé et abusé+Caleb, ça fait déjà six… Où est passé le reste de l'Iléveune ? Axel se penche en avant, et sa multitude de colliers se cogne contre le plateau en fer.

- Sauf si t'as parlé à Jude…

- Putain, tu vas pas t'y mettre aussi. T'étais pas sensé…

- Être de ton côté ? Si. Ecoute, Xavier a quelqu'un à nous présenter. Une avocate, elle…

- Tu te fous de ma gueule ?

- Elle est spécialisée dans les cas complexes liés aux abus sur mineur et qui perdurent.

- Mais vous me faites chier !

Sa voix commence à ne plus se maîtriser, et même si la bibliothèque est presque vide, elle ne l'est pas entièrement. Axel le regarde, semble le gronder de ses grands yeux noirs et lui intimer l'ordre de se calmer. Caleb mord sa lèvre, en écoutant les battements rapides de son cœur, et comprend qu'il va obéir. Ce n'est pas le lieu pour l'esclandre.

- Je ferai pas ça. Je viendrai pas ce soir, et je parlerai de rien à Jude !

- Putain Caleb, on n'a plus le choix ! Tu comprends ça ? Je fais ce que je peux pour protéger Jude, mais là on doit agir. Dark connait ton adresse, c'est qu'une question de temps avant qu'il trouve celle de Jude. Ecoute, Mark est décidé à parler à Jude, j'ai retardé le truc pour que Xavier aille pas le voir aujourd'hui. Mais c'est une question de jours.

- Pourquoi on peut pas juste respecter sa décision ?

- On peut. On le laisse participer au procès en tant que témoin. D'ici là, Dark aura laissé fuiter sa visite à Jude en Italie, et aucun juré n'aura confiance en lui. Dark sera déclaré innocent pour tous les chefs d'inculpation, jamais jugé pour ce qui s'est passé y a quatre ans. Jude t'a quitté pour moins que ça, tu te souviens ?

- Je déteste quand tu te la joues Mark Evans.

Axel n'a pas fait attention à l'orage dangereux qui pointe dans les yeux de Caleb. Il n'a pas non plus fait attention au ton doucereux et teinté de son propre discours. Mais son ami a raison, pourtant. Son compagnon aurait tout à fait pu employer ces mots, cette voix, cette rhétorique. Et, même s'il aime son compagnon aussi pour tout ça, il ne souhaite pas lui emprunter ces éclats. Il baisse les yeux, presque immédiatement, et présente ses excuses, parce qu'il est allé trop loin, trop tôt, que Caleb n'était pas prêt pour ça. La jeune fille cachée a tenté de se rapprocher, pour entendre un peu parler les écrivains, mais a décidé de partir lorsqu'elle a compris que c'était peine perdue. Hormis le patron planqué dans la salle de réserve, il n'y a plus personne, et Caleb se mure dans le silence en tournant les yeux vers le fond du couloir. Axel passe une main dans ses cheveux, pour masquer la gêne, et installe sur son portable une station de radio vaguement intello, parce qu'aujourd'hui, c'est au tour d'Hurley de venir plaider la cause de l'Iléveune (de Jude) au monde de la Capitale.

La voix enlevée et instable d'Hurley contraste avec l'ambiance de la bibliothèque, contraste avec les questions sérieuses du journaliste, contraste même avec ses propos qui rappellent crument les événements. L'avantage avec Hurley, c'est qu'il ne se laisse décontenancer par rien. L'inconvénient, c'est que son apparent détachement joue en sa défaveur, et en défaveur de ses intentions. Même s'il est malmené par le journaliste (encore un copain de Willy Glass qui ne digère pas qu'on touche aux icônes noircies), Hurley reste constant dans ses déclarations. Il réitère son amour pour la Capitale, son amour pour la littérature, son amour pour ses compagnons de plume. Il réitère ses engagements, son soutien, sa confiance en chacun des membres de l'Iléveune. Et cela tranquillise Caleb. Il se dit qu'avoir un homme comme Hurley Kane à ses côtés est indispensable, en toute période, et spécifiquement en celle-ci.

La mélodie iodée et roulante de son ton lui permet de réfléchir, et il ferme les yeux en repensant aux paroles d'Axel. Il a promis à Jude de respecter ses choix, de ne pas s'y confronter. Pourtant, il faut admettre que ce qu'il y a eu il y a quatre ans à Rome rabat les cartes. Et c'est à présent Dark qui a un atout dans sa manche. L'atout de l'Iléveune, c'est Jude, et ce n'en est pas un, pas vraiment, pas encore. C'est un homme angoissé et perdu qui ne sait plus comment agir. Et cet atout-là, on ne peut pas le jouer. Et si on abat les cartes de l'Iléveune maintenant, l'Iléveune perd, Jude perd. Et Jude ne doit pas perdre.

Le journaliste, passablement agacé par les réponses sans sens d'Hurley remercie les auditeurs, annonce une page de publicité et les actu de seize heures. Axel coupe son portable, et son ami tourne enfin les yeux vers lui, la main en barrage contre sa bouche, comme pour s'empêcher de parler, de dire ce qui est pourtant nécessaire.

- Demain, cinq heures, chez moi. Mark, Xavier, Shawn, l'avocate, et c'est tout.

- Pourquoi Shawn ?

- Parce qu'il est plus sensible que nous tous réunis. Je veux que quelqu'un soit du côté de Jude.

- Et toi ?

- Je le suis pas. Je voudrais. Mais t'as raison, et Mark a raison.

- Donc, pour Jude…

- Je gère.


Pavillon Sharp junior

Plus tard

- Sors d'ici.

Il a beaucoup crié, a pleuré aussi un peu, comme le ferait un enfant en pleine crise. Sauf que Jude n'est plus un enfant depuis une quinzaine d'années, et Caleb n'a pas su réagir. Il est resté dans le grand salon, à regarder son compagnon tourner comme un lion en cage, chercher à respirer. Il a failli hériter d'un bleu lorsqu'il a cherché à prendre le romancier dans ses bras et qu'il l'a repoussé, le propulsant contre l'étagère. Mais même le bruit des livres qui chutent et la plainte du jeune homme n'ont pas suffi à raisonner Jude. Pourtant, au bout de dix bonnes minutes d'éclats de voix, il a fini par se calmer, toujours en proie à l'angoisse et aux larmes, et s'est prostré dans le canapé en cuir blanc cassé, arrivé il y a quelques jours. Caleb a observé ce jeune homme, cet enfant, dans son T-shirt toujours un peu grand, avec ce jean décoloré, pieds nus, les lunettes embuées, et s'en est approché, s'est accroupi à ses genoux sans le toucher, en ayant peur de le toucher.

- Sors d'ici, Caleb. Tire-toi.

- Jude, est-ce qu'on peut se parler ?

- Non ! Tu croyais quoi ? Que tu pouvais décider à ma place, m'imposer tes choix ?! T'avais promis, Caleb, t'avais promis ! Je te faisais confiance, et t'as fait n'importe quoi… Laisse-moi.

Il se recule encore dans le fond du canapé, pour éviter que Caleb ne pose sa main sur son bras, alors que Caleb n'a pas amorcé le moindre mouvement. Il ne bouge pas, malgré l'inconfort de sa position, attend juste. Il inspire profondément, lorsqu'il estime avoir suffisamment attendu, et reprend :

- Ca ne t'engage à rien. Cette avocate est spécialisée dans les cas… enfin, les cas comme toi.

- Et c'est quoi, les cas comme moi ?!

- Les mômes qui se sont fait abuser et qui retournent dans les bras de leur bourreau, répond Caleb, cruellement, volant à Jude tout droit de réponse. Jude, je t'en prie, je veux t'aider, juste t'aider, mais je peux rien faire si toi tu veux pas t'en sortir. Va voir cette avocate, elle t'expliquera. Et si tu ne veux toujours pas porter plainte, je te jure que je ne dirai plus rien.

Il lève les yeux et regarde son compagnon, toujours recroquevillé comme un enfant en mal d'amour, enfouissant son visage rougi dans ses bras, refusant de parler. Alors Caleb soupire et se relève pour quitter le salon, en se demandant s'il vaut mieux prévenir Axel, Mark, ou Xavier en premier de la situation. Il n'a pas fait deux pas que la voix étranglée de Jude le fige :

- Dors ici. Dans le canapé, je veux dire. Je peux pas dormir tout seul, dans cette maison. Reste.


Chez Caleb

Le lendemain, en soirée

- J'arrive pas à croire que tu l'aies convaincu…

- Moi non plus. Je vais m'éloigner des conversations entre adultes, pour pas imploser. Tu me rejoins sur le balcon ?

Axel, les cheveux retenus bas par un élastique, acquiesce, et suit Caleb, refermant la porte vitrée derrière eux, avec pour unique consolation deux bières, un paquet de cigarette, un briquet pour chauffage, un building pour vue, les bribes de conversation juridique en ambiance sonore. Tout de suite, pour se débarrasser, Caleb raconte comment il a fait (donc comment il n'a rien fait) pour convaincre Jude. Comment pour la première fois depuis qu'ils sont de nouveau ensemble, il a dormi sur le canapé (en fait, depuis qu'ils sont ensemble. Caleb n'a jamais dormi sur le canapé). Comment Jude l'a pris dans ses bras au matin, en le priant de lui pardonner. Comment il a pardonné, parce qu'il ne savait pas quoi faire d'autre, parce que Jude menaçait de se briser comme une sculpture de verre entre ses doigts.

- Je parlerai à Mark et à Xavier. On peut pas continuer à forcer Jude.

- Laisse-moi parler à Xavier. Il la sort d'où, son avocate ? Elle l'a défendu lors d'une affaire de drague sur lycéenne ?

- C'est sa sœur, abruti ! rit Axel, en allumant sa cigarette.

« Ah ». Caleb tourne la tête pour observer la jeune femme, et se dit qu'Axel a tort de rire, parce que rien ne laisse envisager cette fraternité. Ni le nom, ni le physique, ils ne partagent rien. L'avocate est longue, le visage dure, froid, une petite quarantaine, des cheveux foncés et informes qui prouvent qu'elle ne doit pas souvent avoir le temps de passer chez le coiffeur, des yeux bleus inexpressifs surmontés de lunettes à bord noir. Xavier, à côté, semble calme, doux, attentionné. Pourtant, chacun sait que c'est à Shawn que revient ce rôle. On a évoqué la possibilité d'inviter Célia, mais Mark a refusé, parce que Célia est trop vindicative, qu'elle ferait fuir l'avocate. Alors tant pis pour le confort de Jude.

Ça s'agite lentement dans le salon, mais pas encore assez pour forcer Caleb à quitter sa retraite. Il a promis. Son compagnon de balcon décapsule une bouteille et la lui tend. C'est cliché, parce que c'est sans doute la troisième fois en quelques mois que la situation se répète. Mark, Jude dans le salon, Caleb, Axel sur le balcon. En ce moment, Axel se plaint un peu de Mark, ce qui fait toujours beaucoup, parce qu'Axel ne se plaint jamais de Mark. Mais Axel est un romantique, et il se nourrit de la violence du monde, de ses sentiments. Et en ce moment, la violence déterminée de Mark à reformer l'Iléveune l'inquiète un peu, et l'exaspère. Mais il ne veut pas embêter Caleb avec ça, lui qui a déjà son lot de violence en tenant entre ses bras un enfant torturé.

- On fait quoi pour Julia ?

- Pour Julia ? répète Caleb. Je sais pas. On la force à avorter ?

- Très drôle. Elle arrive la semaine prochaine, et elle est obnubilée par le fait de retrouver Aitor. Est-ce qu'il vaut mieux que je les garde à la maison, ou tu les prends ?

- Pourquoi on les laisse pas choisir ?

- Parce que j'ai Shawn dans la chambre d'amis, et que je veux pas le laisser seul. Mais Dark connait ton adresse, et ça me rassure pas.

- Tu sais, on aura beau les traiter comme des enfants encore longtemps, ça change rien au fait qu'ils ont tous les deux vingt ans passés. Alors, ils feront bien ce qu'ils veulent.

La conversation dévie lentement. Axel parle de sa rencontre sur un plateau télé avec Willy Glass, qui lui a dit tout le bien qu'il pensait de Caleb, Caleb a renchéri en le traitant de tous les noms d'oiseaux les plus fleuris, arrachant un rire à Axel. Lorsque leur dialogue dévie de nouveau, vers le terrible dernier roman de mille pages et quelques de Bailong, la porte vitrée s'ouvre de l'intérieur, et Xavier parait, pour déclarer de sa voix douce et éthérée :

- Caleb, on aurait besoin de toi.

Le jeune homme soupire. Il se doutait un peu de cette issue, mais bon sang que ça le fatigue, lui qui n'a presque rien demandé. Il écrase lascivement sa cigarette contre le fond du cendrier, déploie son corps et l'étire pour rejoindre Xavier. Axel l'imite, et tous deux rentrent dans la chaleur du salon, où personne ne semble heureux d'être. L'avocate darde son regard sur Caleb, pour lui faire comprendre que c'est lui qui sera interrogé. Jude, évidemment, regarde ailleurs, vers les étagères qu'il commence à connaître par cœur, Shawn à ses côtés qui sourit. Axel vient s'asseoir aux côtés de Mark tandis que Caleb prend place face à l'avocate. Xavier, toujours debout, reprend la parole.

- J'ai pas bien pris le temps pour les présentations. Aquilina Schiller, voici Caleb Stonewall. Lina est ma grande sœur, mais c'est pas pour ça que j'ai proposé ses services.

- Oui oui, je sais. Vous êtes spécialisée…

- Dans les traumatismes d'enfants, achève-t-elle d'une voix naturellement éraillée. Ecoutez, Monsieur Stonewall, je vais vous redonner les informations principales, pour que vous ayez tout en main. La plainte me semble la seule issue possible si le but est de condamner Ray Dark. Si M. Sharp porte plainte, le procès sera long, et douloureux. C'est toujours douloureux, et épuisant. Mais on a toutes nos chances. On a déjà obtenu l'interdiction d'approcher du domicile de , ça veut dire que la justice est consciente du problème.

- Dark ne peut plus approcher Jude ?

- En fait, on a voulu éviter qu'il connaisse l'adresse de . Alors il n'a pas le droit de pénétrer le quartier. , je veux que tout soit clair, avant que vous ne décidiez de vous lancer là-dedans. La justice va être forcée de fouiller dans votre intimité.

- Attendez, je comprends pas, on est encore au conditionnel, non ?

- A ce que je sache, aucune plainte n'a encore été déposée contre Dark. va y réfléchir. Mais, comme vous êtes en couple, il me semble que vous devez savoir que c'est en couple que vous serez interrogé.

- C'est-à-dire ? intervient Axel.

- Je vais pas tourner autour du pot. On vous posera des questions sur votre vie ensemble, sur les troubles de votre compagnon, et bien sûr sur votre vie sexuelle. Est-elle épanouie, tranquille, violente, néfaste…

- Ils ont vraiment besoin de…

- Oui, vraiment. On doit déterminer dans quelle mesure les actes de Dark ont influencé , et s'il lui reste des séquelles. C'est pour ça que vous devez tous les deux prendre cela en considération. Si l'un d'entre vous refuse de coopérer avec moi, on va droit dans le mur.

Avec la cruelle impression que cette information très personnelle est partagée par chaque personne présente dans le salon, Caleb tourne lentement ses yeux vers Axel (parce que Jude ne l'aurait pas regardé), se demandant quoi faire. Evidemment, son ami est désolé pour lui. Mais enfin, Caleb se doutait un peu de l'issue, et il lui semble que ce n'est pas tant lui qui sera mal à l'aise dans l'histoire. Si Jude accepte, il survivra. Il n'a cependant pas le temps de répondre, car Mark (qui n'a rien à voir dans cette histoire) vole la parole.

- Personne ne sait, pour Caleb et Jude. Alors, est-ce qu'on ne peut pas… passer ça sous silence ?

- Oh Mark, s'exclame Axel, tais-toi.

- Je dis juste qu'on n'est pas forcés de parler de lui.

- N'importe quoi !

- Caleb ! Je veux pas que cette histoire vienne polluer ta vie, ou ta carrière.

C'est la voix de Jude, calme et pédagogue, qui vient de se déployer. Et pourtant, rien ne sonne Jude, et tout trahit Mark. Jude ne berce pas dans le sentimentalisme, il pense toujours à lui d'abord. A bien étudier la situation, Caleb comprend qu'il aura plusieurs alliés si le débat s'éternise, et Jude n'aura que Mark. Mais n'avoir que Mark, c'est tout de même avoir Mark. Sans qu'aucun des deux clans ne parvienne à exposer son premier argument, Schiller, essuyant le verre de ses lunettes sur son T-shirt, reprend.

- Là encore, , soyons clairs. Si vous refusez de mêler votre compagnon au procès, je ne suis pas sûre de le gagner. est le témoignage nécessaire dans votre affaire. Il est célèbre et apprécié, ce qui ne gâche rien. Vous avez besoin de quelqu'un qui ne soit pas un ami, ou de la famille, de quelqu'un qui se représente votre intimité. Evidemment, on pourra demander un huis-clos pour cette partie de l'interrogation.

- S'il refuse, vous ne le représentez pas ? demande Shawn.

- Si. Mais le procès sera plus long, et je ne peux pas en prédire l'issue.

- Et si Caleb témoigne, vous êtes sûre de gagner ?

- Le risque zéro n'existe pas. Mais j'ai l'habitude de ce genre d'affaires, je sais comment les plaider. Il se fait tard, je vais devoir rentrer. Repensez à ce que je vous ai dit, , et rappelez-moi quand vous vous sentez prêt. Merci pour le café et la bière.

Aquilina Schiller se lèvre précipitamment, et sert toutes les mains qu'elle doit serrer, puis se dirige vers la sortie, suivie par son frère. Mark et Axel décident également de s'éclipser, et Jude demande s'il peut profiter de la voiture. Discussion close, fuite prévisible.

- Tu veux pas rester ? Aitor est chez Riccardo ce soir, on pourrait…

- Je suis pas vraiment en forme, Caleb.

- Parler, termine son compagnon.

- Oui. Mais non. C'est pas contre toi. Je crois qu'il faut que je digère ça tout seul, pour l'instant.

« On déjeune ensemble demain ? » propose-t-il néanmoins, et Caleb se sent rassuré. Il l'est tout à fait lorsque Jude vient l'embrasser de toutes ses forces, si bien qu'il le serre et se dit que c'est bien dommage de gâcher cette étreinte. Pourtant, Mark rappelle les garçons à l'ordre, et Jude se détache brusquement. Axel engueule Shawn, qui n'a toujours pas récupéré sa veste, et Caleb se dit que le voyage sera, soit mutique, soit tapageur. Alors, le jeune poète sourit, et demande de sa voix douce et grave à Caleb : « je peux te tenir compagnie ? »

- Ca y est, t'en a marre des slameurs inconnus, tu veux essayer un écrivain célèbre ?

- Non, rit Shawn, j'en aurai jamais assez des mal connus. Mais tu as une chambre de libre, et je pense que ça va être animé, ce soir, chez Axel et Mark. Promis, tu peux dire tout le mal que tu penses de Mark, je répèterai pas.

- Dans ce cas…


Shakespeare and Company : Aucune souvenir de pourquoi j'ai appelé ce chapitre ainsi. La Shakespeare and Co est une librairie dédiée à la littérature anglaise située à Paris.

Livre Baroque : Dans la Ville des veuves intrépides, un de mes livres favoris

François Villon : Poète rebelle du XVe siècle. Recommandation : La Ballade des dames du temps jadis, chanté par Brassens

L'Enchanteur, Nabokov : Livre qui précède "Lolita", tant par la chronologie que par ses thèmes : un homme en prédateur, une petite fille en proie. Beaucoup plus court que Lolita, et beaucoup moins sombre.