Yo les gens ! Bon, je publie à l'heure, et j'en suis ravie car j'aime beaucoup ce chapitre. D'où sa longueur. Je vous retrouve en bas.
Bonne lecture !
Université de lettres de la Capitale
Milieu d'après-midi
- Lina m'a dit qu'elle passera chez toi dans les prochains jours, elle a besoin de vérifier deux trois trucs avec toi. Elle a essayé de te téléphoner, mais tu répondais pas.
- Je sais, je réponds plus au téléphone depuis deux jours. Je sais pas pourquoi, tout le monde a soudain besoin de me parler depuis Mardi.
- Ouais, pardon, j'avais pas pensé à ça…
- C'est rien. Enfin, je survis, quoi ! Je vais répondre à ta sœur, mais je suis pas sûr de pouvoir l'aider.
- Tu verras bien ce qu'elle te veut. Tu viens chez Sue, ce soir ?
- Désolé, je suis pris.
- Je déteste les gens heureux en amour…
- Rappelle-moi, t'as pas mis le grappin sur un joli petit étudiant américain ?
- Qui n'a pas pu m'accompagner à la Capitale pour cause de partiels…
- C'est autorisé en Amérique, ça ?
- Ca quoi ?
- Coucher avec ses étudiants.
- J'ai pas de casier ou de bureau dans sa fac, alors je suppose qu'on peut pas vraiment considérer que c'est mon étudiant.
- Il pose ses fesses sur les bancs de ta salle de classe pendant que tu es sur l'estrade et que tu récites ton cours, et il attend que tu mettes une note au stylo rouge quand il te remet un devoir ?
- Dis-moi Caleb, t'as pas autre chose à foutre de ta journée, là ?
- Si, justement. Mon professeur particulier s'avance dangereusement de ma voiture. Je vais voir si je peux le kidnapper…
- Amuse-toi bien !
Il le remercie, raccroche et range son téléphone portable dans sa poche. Il a aperçu la démarche droite et fière de Jude, dans son costume bleu marine, cartable en cuir à la main, les cheveux au vent, protégeant ses yeux du soleil. Il est entouré d'une nuée de jeunes adultes, certains se permettant de lui parler. Avantage du joli temps qui s'est dessiné au fil de la journée, tout le monde est dehors pour voir le grand professeur Sharp reprendre ses fonctions après quelques années d'enseignement à l'étranger. De fait, même les étudiants qui n'appartiennent pas à la section lettres se retournent sur son passage, remettant à plus tard les conversations scientifiques et débats politiques, autant que les divertissements gastronomiques. Enfin arrivé au portail du parc de l'université, l'éminent professeur remercie ses élèves (Caleb suppose) et leur signale qu'il est attendu. Quelques étudiants regardent la rue où se trouve Caleb, et là encore, ce dernier se ravit de jouir d'une réputation d'écrivain taciturne. Les étudiants partent en courant et en adressant de grands signes à leur enseignant. Jude sourit alors, en regardant son compagnon adossé contre sa voiture. Contrairement à ce qu'a prétendu plus tôt Caleb, sa voiture, c'est celle de Jude. Une Cadillac sarcelle. Légère obsession pour les années 60.
- C'est gentil de passer me chercher. T'as eu peur que je me perde ?
- Presque. Faut que tu me rendes un service.
Jude hausse un sourcil, et s'engouffre dans la voiture, rejoint par Caleb. Le jeune homme enclenche le contact et le moteur, et roule quelques minutes pour s'éloigner de la fac où trop de paires d'yeux l'épient encore. Il se gare, et Caleb se penche aussitôt pour l'embrasser pendant de longues secondes, en sentant le sourire de Jude se dessiner contre sa bouche. Il glisse ses doigts dans ses cheveux pour les désordonner un peu (l'ordre, c'est bon pour ses étudiants), puis les déplace contre sa gorge où il sent pulser son organisme.
- Ok, dit Jude en reprenant le contrôle de son corps. C'était pour quoi ?
- Pour te féliciter. Et te dire que je suis fier de toi.
- Ah. Pour le retour à la fac ou pour le dépôt de plainte ?
- Pour les deux.
Il baisse le regard, par humilité ou par gêne, Caleb n'a pas encore saisi. Tandis que Jude regarde le volant, lui-même tord son corps et appuie un coude contre l'appui-tête, pour profiter de la vue de son compagnon qui attend pour réagir, un léger sourire aux lèvres. Jude relève les yeux vers Caleb.
- Moi aussi, je suis fier de toi, tu sais.
- Pourquoi ? rit Caleb. Parce que j'ai pas eu le prix Médicis ?
- Oui, sourit Jude. Parce que tu l'as pas eu, et parce que tu t'en fous.
Nouveau baiser, et Caleb bascule au fond de quelque chose qui prend forme mais qu'il ne formule pas encore. Le jeune homme enfonce son dos contre le siège, et dévisage son compagnon, qui sourit. Et ça fait du bien. Avant de remettre le contact, Jude lui demande : « C'est quoi, ton service ? ».
- Tu as deux minutes à perdre ? Puis trente ?
- J'en sais rien, ça vaut le coup ?
- Non, pas vraiment, mais j'ai une bouteille de Champagne au frais si tu es patient.
- Encore un piège ?
- Je n'ai pas de voiture.
Vaguement sceptique, et vaguement amusé, Jude accepte le procédé, et attend patiemment. Caleb jette un regard dans le rétroviseur. Son compagnon comprend alors qu'ils attendent quelqu'un, et l'identité de ce quelqu'un est de moins en moins mystérieuse, puisque Julia Blaze a quitté son Sud quotidien pour des vacances à la Capitale la veille. Et très vite :
- Salut ! Désolé pour le retard, on vous attendait près de la fac.
- On va être en retard !
- Ça vous empêche pas de dire bonjour.
- T'es encore de bonne humeur, toi ! remarque Aitor, maintenant engouffré dans la voiture, à côté de Riccardo.
- Et je vais l'être encore quelques temps, respecte ma tristesse !
- Tristesse rien du tout, ça fait un mois que tu sais que t'auras pas ce Médicis.
- Jude, dit Riccardo en se penchant pour couvrir le bruit, tu veux pas démarrer ? Je pense que ça va être long.
- Vous dormez tous les trois à la maison, cette nuit ?
- Rassure-toi, on vous laisse tranquilles. On passe à la maison et on repart tout de suite. Par contre, quoi que vous ayez prévu, et où que ce soit, je rentre tôt dans la matinée, c'est clair ?
Caleb enclenche l'auto-radio (années 60 a-t-on dit) et laisse le rock obscène d'Elvis envahir le véhicule. Jude comprend que c'est le signal de départ et quitte son stationnement pour rejoindre la gare. Là-bas, assise sur un banc, les jambes croisées, casquette rose vissée sur la tête, Julia attend sagement ses nouvelles amitiés qui se jettent hors de la voiture lorsqu'ils l'aperçoivent, alors que Jude leur demande d'attendre qu'il soit arrêté. Il signale alors à son compagnon qu'il a l'impression de plus en plus nette d'être père de famille en charge de deux ado amoureux de la même fille, et que ça ne lui plait pas. Caleb rit. Lui a l'habitude des caprices et des excès de son colocataire. Aitor est un jeune homme malin, observateur, cassant, mais terriblement sensible lorsque la situation ne l'exige pas. Au contraire, Jude est habitué à un Riccardo d'une constance à toute épreuve, qui ne se laisse jamais attendrir. C'est un trait de caractère qu'il a cultivé, parce que l'adolescence de Riccardo s'est construite sur beaucoup de colère et de pleurs. Comme quoi, on ne choisit pas un apprenti au hasard.
Lorsque la mini-colonie de vacances revient bruyamment s'engouffrer dans la Cadillac, Jude repart, et au bout de trois minutes, Caleb le supplie de griller les feux rouges. Comme il s'y attendait, Jude ne le fait pas. Comme il s'y attendait moins, Jude roule systématiquement cinq kilomètres au-dessus de la limite autorisée. Caleb envoie un SMS à Axel : « Garde partagée, je te préviens ».
Six Elvis plus tard, les enfants surexcités s'enferment dans la chambre d'Aitor pour se préparer pour une virée nocturne, et les adultes ferment toutes les portes pour trouver du silence, en s'installant sur le canapé. Sur son écran tactile, Caleb remarque qu'Axel lui a répondu que ce soir, c'était Sue qui les gardait dans son nightclub. « Frère indigne ».
- Tu penses qu'il est trop tôt pour le Champagne ?
- Oui. Disons qu'il risque d'être un peu tiède. Je n'ai que de la bière à te proposer.
- Je vais me réserver pour le Champagne.
Il faudra une heure au trio en furie pour s'habiller (donc parler)(piailler) et enfin quitter la maison et la plonger dans un silence qui se faisait attendre. Caleb promet de ne plus jamais accepter que Julia passe des vacances à la Capitale. Jude lui rappelle qu'elle fait bien ce qu'elle veut. Et qu'elle est là pour la semaine. Mais le Champagne est frais. Caleb l'apporte alors que son compagnon a mis la main sur une jolie édition cheap d'un Jules Verne aléatoire, et se dit qu'il va falloir l'en sortir.
- Tu comptes pas le lire en entier, rassure-moi.
- Pourquoi pas ?
- J'avais d'autres projets pour la soirée.
- D'autres au pluriel ? demande Jude en souriant mais sans lâcher le roman.
- Ben la soirée plus la nuit, ça laisse du temps.
- Eh bien, voyons si tes propositions sont plus intéressantes que celles de Mister Phileas Fogg.
Il n'a pas levé les yeux, alors, en guise de réponse, Caleb s'empare du livre et le pose à terre, d'où il ne bougera pas jusqu'au lendemain matin, soulevé par une main étrangère. Bien sûr, c'est avec entrain et plaisir que Jude accepte les lèvres, le corps de son partenaire contre lui. Ils s'embrassent, d'abord pour se féliciter du congé pris par les enfants. Puis pour assurer de nouveau leur fierté. Puis leur soutien. Et puis, pour rien. Les baisers sont si nombreux, si pressants, que l'horloge avance, mécaniquement, en les oubliant tout à fait. Et le Champagne, qui était frais, ils le dégusteront finalement tiède.
- Je suis vraiment fier, tu sais, souffle Caleb entre deux baisers. Pas comme, genre, toi, qui me dit que c'est mature de se ficher de rater le prix Médicis. Je suis vraiment fier de ce que tu as fait.
- Tu n'y croyais pas, n'est-ce pas ?
- Pas vraiment. Mais c'est pas moi qui compte. Tu es de nouveau le Jude Sharp que je rencontrais à mes débuts à la Capitale.
- Pas tout à fait.
- Non, pas tout à fait. Je crois que j'aime mieux celui-là.
Sans s'inquiéter toujours du Champagne languissant sur la table, sans s'inquiéter de la porte qui pourrait s'ouvrir ou d'un retour inopiné d'Aitor, ils font l'amour sur le canapé. Comme ça, sans parler, sans réfléchir, sans anticiper. Comme ça. Et ils recommenceront quelques heures plus tard. Et encore plus tard. Ils font l'amour juste avant de dîner, rapidement, dans la cuisine. Et puis, lorsqu'ils décident de monter se coucher, en sachant pertinemment exploiter le double sens du verbe « coucher », ils s'embrassent encore, enfiévrés, enivrés au Champagne dégazé.
C'est là que Caleb, en déshabillant son compagnon, remarque le corps qu'il embrasse. Ce corps qu'il a retrouvé amaigri, plat, il y a quelques mois, ce corps s'est renforcé au fil des rues de la Capitale, il a retrouvé son volume et sa musculature d'origine, d'avant la fuite. Jude reconstruit tout petit à petit : son habitat, ses relations, sa carrière, son corps, son avenir. Il lui prouve sa confiance en lui, un peu plus chaque jour, lentement. Lorsque Jude se trouve tout à fait nu sur le lit, Caleb se lève, et l'admire. Jude rougit, tourne la tête, et son compagnon en profite pour allumer la radio (ça lui rappelle leurs débuts sensuels, à grand coup de Joplin) et récupère un paquet de capotes chez Aitor (depuis sa rupture, il n'a plus la tête à ça). Il embrasse, encore et encore, il dévore le ventre, les épaules, il lèche la sueur et la peau, il gobe la langue et les soupirs. Et son propre corps se consume, et hurle au rythme lent et suave d'une version porno et féminine de « Ma Benz ». Chaque muscle se tord pour épouser la contorsion saccadée en attendant la fin de la chanson. Jude s'écorche aux hanches saillantes de Caleb, et il en prend le contrôle, et le contrôle du reste. Lentement, il bascule au-dessus de Caleb, il l'immobilise et le noie de baisers, pour le rassurer (Jude, t'es sûr ?)(oui). Ce soir, c'est lui qui mène la danse. Les années 70 s'invitent en fracas de percu, et Caleb, les mains ancrées sur les cuisses de son partenaire, observe, admire, le corps qui s'offre à lui en contre-plongée érotique, nimbé de la discrète lumière stellaire. Il entre en Jude, malgré lui, en accord avec lui. Les mouvements de son partenaire s'impriment en lui à grand coup de décharges électriques. Il se redresse sur les avant-bras, où il voit mieux le visage de son compagnon, concentré. Caleb sourit, accroche la nuque de Jude pour l'embrasser, mais la position est délicate, périlleuse, et bientôt il recouche son corps, et Jude se penche au-dessus de lui, et amplifie son déhanché rythmé, parce qu'il ne va pas tenir longtemps ainsi. Et qu'il a déjà épuisé deux orgasmes. Caleb le prévient, il sourit, recueille l'orgue du râle de son compagnon, le recrache presque aussitôt, à bout de force.
Ses muscles endoloris, tendus, l'invitent à trouver une position moins fatigante, et il laisse Caleb le basculer sur le côté, retirer le préservatif et le jeter, éteindre la musique, l'embrasser pour lui souhaiter bonne nuit. Il tire la couverture sur leurs corps, et Jude la repousse, parce que du corps de Caleb émane encore de la chaleur, suffisante pour le réchauffer pour la nuit entière. Ils s'endorment, blottis. Et c'est ainsi qu'ils se réveillent au petit matin.
En tout début de matinée, lorsque Aitor rentre, ils sont enlacés.
En milieu de matinée, Jude s'est éloigné, il a posé sa tête sur la poitrine de Caleb. Caleb s'en rend compte lorsqu'il se réveille, alors qu'il aurait aimé dormir encore une bonne heure. Caleb croit aux signes. Pas Jude. La preuve, Jude ne s'est pas réveillé lorsqu'un courant d'air s'est immiscé dans la chambre. Caleb, oui. Le courant d'air ne s'est pas infiltré dans ses rêves, il l'a juste traversé, de part en part, et l'a forcé à ouvrir les yeux. La porte de sa chambre est ouverte, et ce n'est pas normal. Son cœur bat très vite, et ce n'est pas normal non plus. La pièce est lourde, poisseuse, la chaleur est écrasante, et Jude a passé la nuit à repousser les draps. Il est dos à la porte, dos au courant d'air, en barrage entre la porte et Caleb. Comment n'a-t-il pas senti le courant d'air ?
Caleb voudrait se lever, regarder l'heure, fermer la porte, se recoucher. Il essaie, n'y parvient pas. A cause de son cœur qui bat trop vite et lui pompe son énergie. Alors il se contente de tourner la tête, en prenant garde de ne pas réveiller Jude, endormi contre sa poitrine. Le courant d'air se promène dans l'ambiance chaude et épaisse. Les yeux ensommeillés de Caleb se posent sur l'encadrement flou de la porte, ouverte, pénétré par une lumière faible, mais suffisante pour découper une silhouette. Le cœur bat, bat, et bat. Il mord sa lèvre au sang. La silhouette est allongée, grande. C'est la silhouette d'un ogre aux longues griffes et à la bouche édentée. Ce n'est pas la silhouette d'Aitor. Il ne sait plus bouger. La silhouette reste immobile, elle attend. Et les yeux gris de Caleb s'habituent à la semi-obscurité, comme un animal. L'ogre lui a jeté un sort, il l'a pétrifié, le temps qu'il se transforme et dévoile son vrai visage, sans ombre. Il ne sait plus respirer. Le monstre l'a privé d'oxygène. Un rayon dégainé par une bonne fée traverse subitement le vasistas, atterrit sur l'ogre et le transforme enfin.
Putain.
Dark. Ray Dark. Il se tient là, là où il ne devrait pas être, droit, fier, dans l'obscurité. Comment est-il entré ? Depuis quand est-il là ? Que fait-il ici ? Caleb ne voit pas ce que lui voit, mais il imagine. Il imagine son regard perdu dans le lit, accroché à ce qui s'offre, à ce qu'il voulait qui s'offre à lui. Jude est nu, endormi, sur ce matelas, et Caleb n'a pas le superpouvoir de créer une barrière entre le regard de Dark et la vision du corps de Jude. Il n'a pas non plus d'ami à bec pour aller crever les yeux du sorcier. Heureusement, le rayon de soleil a brisé l'enchantement, et il parvient à se mouvoir. Il emprisonne alors le corps de Jude de ses deux bras, remonte les draps pour le couvrir, en espérant ne pas le réveiller. Ne surtout pas le réveiller. Bien sûr, il remue, il veut encore éloigner les draps, mais Caleb tient bon, sans jamais quitter le méchant des yeux, mais sans savoir comment l'anéantir. Il se rappelle les vieux Disney, et les moins vieux, et le superpouvoir des baisers, qui permettent de ramener les morts à la vie, de rompre les sorts, de déglacer, en bref de sauver. Avec un peu de chance, les siens auront un effet soporifique sur Jude, et répulsif sur Dark. Mais il ne maîtrise pas encore la capacité magique des baisers, et Jude commence à se réveiller, en lui demandant l'heure qu'il est. Dark n'a toujours pas bougé.
- Il est tôt. Rendors-toi.
Dark bouge. Caleb suspend ses mots. Il bande ses muscles, prêt à sauter à la gorge de cet homme, s'il avance.
- Caleb ? Qu'est-ce que…
- Rien.
Dark n'avance pas. Il recule. Il se retourne, tire un peu la porte, et disparait, englouti pas le couloir. Où est-il ? Que fait-il ? Que veut-il ?
- C'est rien. C'est Aitor. Repose-toi.
Il l'embrasse calmement (que tu crois), et saute de son lit, en prenant juste le temps d'enfiler un jogging et attrapant un pull. Il prend soin de fermer la porte, enfile son pull en descendant les escaliers. Dark est dans le salon, il l'attend. Très bien. Il obéit à l'ordre tacite, le rejoint. Il prend place sur un siège en face de lui, assis sur le canapé. Il le fixe qui le fixe. Caleb est en colère, très en colère. Et il a peur. Mais il ne veut pas montrer ça. Sa colère, il la laisse poindre, juste assez. Il est trop fatigué pour la taire, de toute façon.
- Comment vous êtes entré ? (qu'est-ce que vous foutez chez moi ? Encore)
- M. Cazador m'a…
La porte s'ouvre effectivement sur Aitor, une tasse de café à la main, l'air désolé, face au sourire de Dark. Aitor s'excuse auprès de Caleb, Dark a débarqué il y a vingt minutes, Aitor n'a pas réussi à le foutre dehors sans créer du bruit (qui aurait réveillé Jude) et a préféré le faire entrer. Dark lui a demandé un café, il en a profité pour se faufiler à l'étage, en silence. Caleb est hors de lui.
- Vous vous prenez pour qui, sérieux ?
- Je passais juste rendre visite.
- Vous n'avez pas le droit d'approcher Jude, et vous le savez.
- J'ai reçu l'ordre de ne pas pénétrer son quartier, à la Capitale. Vous m'avez dit vous-même, , que Jude ne vivait pas ici. Comment aurais-je pu deviner qu'il serait ici ce matin ?
Laisse-moi deviner… La Cadillac garée devant ? Cependant, Dark a raison, il ne risque rien en venant ici, la banlieue ne lui est pas interdite, et techniquement, il ne pouvait pas savoir que Jude passait la nuit ici. Il a donc des informateurs. Sans doute à l'université. Mais un problème à la fois. Comment mettre l'éditeur à la porte, alors qu'il sait que Jude dort à l'étage ? Aitor a sans doute déjà prévenu Mark, il faut espérer le voir arriver sous peu, en compagnie de Lina Schiller et des muscles d'Axel. Gagner du temps, ne pas réveiller Jude.
- Alors, ça fait quoi de savoir que vous allez encore aller en taule ? On vous a déjà réservé votre cellule ?
- Ne soyez pas insolent, . Vous n'êtes à la Capitale que depuis six ans. Moi, je l'ai construite.
- Vous n'allez pas vous en tirer.
- Ah non ? Vous ne lisez pas beaucoup la presse, sans doute. Ou alors pas celle qu'il faut. Mlle Hills peut écrire ce qu'elle veut dans son canard, ça ne change rien. C'est moi qui ai le soutien de la Capitale.
- Vous avez violé un môme, je pense que ça devrait suffire pour le tribunal.
- Cela reste à prouver. Certains détails vous échappent sans doute.
- Je connais les détails. Même les plus récents. Même les plus violents.
- Et vous restez malgré tout. Quelle dévotion ! A moins… Serait-ce de l'amour, ?
- Ca n'a rien à voir avec l'amour, ça a à voir avec la justice.
- Ca ressemble à s'y méprendre à de l'amour.
- Allez vous faire foutre, et tirez-vous de chez moi ! J'ai pas de leçon à recevoir sur quoi que ce soit d'un type comme vous !
- Détrompez-vous, . J'en sais plus sur l'homme qui partage vos nuits que vous-même, plus sur son talent, sur son passé, et sur ses projets.
Il ne se fera pas avoir. Il n'en a pas la force, pas l'envie. Bien sûr qu'il sait tout ça, et que ça lui va. Il ne serait pas avec Jude, sinon, parce que Jude est mystérieux, taiseux lorsqu'il ne faut pas l'être. Caleb s'y est habitué. Et quand bien même, jamais il n'avouerait cela devant cet ogre aux dents acérées. Alors il reste parfaitement calme, impassible, comme si rien ne l'atteignait. Comme si. Comme lui. L'éditeur est toujours serein, le dos droit, les jambes croisées, le visage fermé. Il ne faut pas ployer devant ça. Ça lui ferait trop plaisir. Caleb se permet donc de prendre son petit déjeuner, en buvant la tasse de café qu'Aitor lui a amenée, et en mangeant lentement une banane de la corbeille à fruits du salon, puisqu'il ne peut pas quitter la pièce pour rejoindre la cuisine.
- Vous savez, on n'a pas beaucoup dormi cette nuit. Jude se lèvera pas avant deux heures de l'aprèm'.
- J'ai tout mon temps.
Vingt minutes. Si Caleb calcule bien, Mark devrait pouvoir se pointer d'ici vingt minutes. Il faut patienter jusque-là, avec le sourire curieux et malsain de Dark, avec l'angoisse et la précipitation d'Aitor, avec sa propre colère frémissante. L'éditeur boit lentement son café. Lui aussi sait que le temps est tout ce qui compte dans cette histoire. Il se doute que la cavalerie va arriver d'ici peu, et qu'il ne pourra pas résister. Reste à savoir de quel côté se placera le facteur chance.
- Vous avez eu l'occasion de lire le dernier Médicis ? Excellent roman. Un polar glacial.
Mark, fais vite !
- Je l'ai lu il y a quelques mois. Et ce n'est pas le meilleur de Bryce. Mais bon, le précédent est sorti quand vous étiez en taule, vous aviez autre chose à régler j'imagine.
- Et vous, une nouvelle création dans les tiroirs ?
- Oui. Un livre d'enquête. Ça va s'appeler « Comment j'ai vu le roi de la Capitale chuter de son trône et comment le salaud qui a abusé de mon mec s'est retrouvé derrière les barreaux pour la seconde fois ». A l'état de projet, bien sûr.
- C'est amusant, j'ai également un projet en cours, et il rejoint un peu le vôtre. Je vous ai apporté le premier jet. J'aimerais l'avis d'un presque-Médicis.
Il penche son long corps en avant, au-dessus d'une mallette en cuir noire, distinguée mais désuète, et tire une pochette en carton violette, plate. Dans cette pochette, il y a maximum trente feuilles. Dark dépose délicatement la pochette sur la table basse, comme s'il s'agissait d'un trésor. De l'ébauche d'un trésor. Au marqueur noir, il est inscrit le nom de Caleb. Son nom, uniquement. Il n'y a pas de titre permettant au jeune écrivain de savoir de quoi il s'agit Il se doute. De toute façon, il n'ouvrira pas cette pochette.
- C'est quoi ?
- Un essai biographique, en quelques sortes.
Il comprend cependant que ces feuillets pourront intéresser quelqu'un : l'avocate de Jude. Et effrayer quelqu'un : Jude. Il prend la pochette dans la main gauche et la retire de la table. Elle trouvera place sur son étagère, au niveau des romans américains du XXème siècle que Jude ne lit pas.
- Vous vous la jouez encore Nabokov low-cost ?
- Nabokov était romancier, pas essayiste.
- Qu'est-ce que votre petite vie minable peut avoir de si passionnant pour que vous en écriviez deux tomes ?
- L'éditeur que je suis…
- … que vous étiez.
- … sait reconnaître les récits qui plaisent.
- Et qui vous font passer pour une victime, non ?
- J'offre mon point de vue. C'est au public de juger de ma vie, et des gens qui ont agi sur ma vie.
- Je vais pas tourner autour du pot. Si vous parlez de Jude, on porte plainte.
- On ? Jude et vous ? Ça alors, un petit écrivain de gauche qui vient des quartiers populaires et écrit dessus, et qui réclame la censure ?
- On, l'Iléveune. Mais ouais, moi aussi. Je vous laisserai pas foutre en l'air sa vie une nouvelle fois. C'est pas une œuvre, votre truc, c'est un plaidoyer !
Dark sourit, et Caleb mord sa langue. Il commence à perdre son calme, à hausser le ton. Et il ne faut pas. Ses oreilles bourdonnent. Il est fatigué, il est en colère, il est agité, et il crève d'envie d'enfoncer son poing dans le visage de l'homme qui lui fait face. Lui faire avaler son sourire et toutes ses dents, exploser le verre de ses lunettes rectangulaires, graver la marque de sa bague dans sa peau. Aitor le regarde, paniqué. Alors il se reprend. Et Aitor est toujours paniqué. Parce que lui n'est pas agité, il n'est pas concentré sur Dark, mais sur tout le reste.
Jude.
- Ray… Que faites-vous ici ?
Je sais. C'est pas gentil. Le chapitre était déjà super long, il fallait le couper. Mais le chapitre prochain est déjà corrigé, donc promis, je le publierai Dimanche, sans faute !
Burning Love : Chanson d'Elvis Presley, sans doute ma préférée du chanteur.
Cadillac sarcelle : Inspiration du film "The Shape of Water" de Del Toro, qui se passe dans les années 60.
Verne et Phileas Fogg : Fogg est le personnage principal du livre de Verne "Le Tour du Monde en 80 jours"
Janis Joplin : Chanteuse qui avait accompagné la première nuit d'amour de Jude et Caleb dans ma fiction précédente.
Ma Benz : originale de NTM, mais la version "féminine et porno" est celle des Brigitte, que j'adore, et qui n'est pas du tout porno mais ultra érotique, et qui avait été arrangée pour un festival du film érotique par le duo.
Serait-ce de l'amour/Ca n'a rien à voir avec l'amour : Grosse inspiration de la VF du dialogue entre Loki et Natasha Romanoff dans le film "Avengers" lorsqu'ils discutent de Clint après l'emprisonnement de Loki. Et la voix d'Alexis Victor qui le double me rend ouf !
