Yo les gens ! Désolée de pas être très régulière, promis vous aurez la fin de l'histoire un jour, juste dans plus longtemps que prévu !

Bonne lecture !


- Vous êtes bien conscient de ce que ça représente ? Si je vous mets sur la liste des témoins, l'avocat de Dark va creuser, et déterrer tout ce qu'il pourra. Il va vous mettre en difficulté, démontrer que vous n'êtes pas un témoin fiable.

Il est seul, face à Lina Schiller, son ton froid et cassé, ses yeux sombres, sa posture droite. Tout déterrer. Tout. Révéler. Putain, Aitor avait raison, il était pas prêt pour tout ça. Pas prêt du tout. Il veut rentrer chez lui, chez sa grand-mère, oublier Jude, oublier ce bordel. Mais c'est trop tard. Sans lui, sans son témoignage, Jude risque de perdre. Il ne peut pas. Il n'a pas subi ces mois pour rien.

Ouais. Ouais, je sais.

- Ok. Alors, , qu'est-ce que Maître Wintersea va trouver dans votre passé ?

Palais de Justice

Jour 4

- Comment tu te sens ?

Caleb inspire, expire profondément. Il a envie de vomir le petit déjeuner qu'il n'a pas réussi à avaler, il rêve de se terrer dans sa chambre, les volets résolument fermés. Mais il est ici. Face à Axel, qui s'inquiète, à juste titre. Le jeune homme porte un pantalon de costume noir et une chemise blanche, il a laissé tomber la veste, il fait trop chaud. Caleb a été forcé par Schiller de porter un complet, parce qu'il doit faire bonne figure auprès des jurés. Il fait un signe à Axel, pour lui dire que tout va bien.

- Cool. J'ai un message de Jude pour toi, dit-il en sortant son portable. « Retiens Caleb, empêche-le de témoigner ». Je fais quoi ?

Il n'en peut plus. Sa gorge est tellement serrée qu'il a du mal à respirer. Tant pis pour la cravate, il la retire, déboutonne le haut de la chemise et s'adosse à la colonne derrière lui. Axel le dévisage, semble chercher une réponse. Caleb pince lentement ses lèvres, et lui fait « non » de la tête. La veille, il a déjà dû tenir tête à Jude, il ne veut pas remettre la conversation sur le tapis. Putain de Lina Schiller qui croit qu'elle doit être tout à fait transparente, révéler toute sa stratégie à son compagnon ! Jusqu'ici, Jude ignorait qu'on fouillerait le passé de Caleb. C'a été de trop pour lui. C'est aller trop loin. Caleb a demandé à ce que seuls Célia, Axel et Mark soient présents aujourd'hui, pour limiter les dégâts. « Caleb, j't'en prie… Ne fais pas ça… ». Putain. Les larmes de Jude, sa voix brisée…

- T'es sûr, hein ? Jude t'en voudra pas, personne t'en voudra.

- Si. Schiller. Et tu me pardonneras, elle me fait plus peur que n'importe lequel d'entre vous. C'est l'heure, hein ? Tu m'aides ?

Il hoche la tête, et prend la cravate des mains de Caleb. Précautionneusement, Axel entreprend de reboutonner la chemise, puis s'applique à ajuster la cravate grise (bon sang que la cravate lui va mal !) autour du cou de son ami. Il lui sourit pour lui signaler que c'est bon, il est prêt. Caleb ne sourit pas, mais il remercie le romancier. Ils n'entreront pas ensemble, Caleb doit attendre dans le couloir qu'on le convoque. Axel le devance donc. Avant d'entrer dans la salle d'audience, il se retourne, et regarde Caleb :

- Caleb, j'en ai rien à foutre de ce qui s'est passé dans ta jeunesse et dans ta vie. Et ça changera rien quand je le saurai.

Merci.

Le couloir est déserté, et la salle d'audience, les portes fermées, remue et s'agite. Il ferme les yeux, imagine Jude à côté de son avocate, toujours immobile, mort d'angoisse à l'idée que son compagnon soit appelé à la barre pour témoigner. La semaine dernière, il a déjà dû supporter la défense de Dark, qui se prétend plus victime que bourreau, réitérant à l'infini les arguments avancés dans son livre. Heureusement, les magistrats ont considéré que, puisque les faits ont eu lieu entre un adulte et un mineur, et que ces faits ont été relatés dans un livre, il n'était pas nécessaire de les décrire, ou de demander à l'un ou l'autre parti de les relater. Jude n'aurait pas supporté. Et Jude ne supportera pas de voir Caleb au tribunal aujourd'hui. En fait, Caleb soupçonne l'Iléveune de mettre en place des paris sur le moment exact où Jude craquera. Caleb, lui, se dit que chaque jour passé dans ce tribunal est un jour de plus, un jour de moins aussi.

- ?

Il soupire. Le couloir ne le protège plus, et il ouvre ses larges portes, sa large bouche édentée, et cherche à avaler le jeune romancier. Il soupire. Il entre. Tout le monde se retourne, et le seul regard qu'il cherche, c'est celui de Jude, pour le rassurer. Et son regard paniqué ne le rassure pas du tout. Il voit Schiller, son air dur et sûr. Il va s'accrocher à ça. Célia est à côté de son frère. Ça ira. Schiller l'a prévenu, c'est elle qui commencera par l'interroger. Ça, c'est la part facile. Ensuite, c'est l'avocat de Dark qui s'occupera de lui. Caleb est prêt.

Le juge lui demande de se présenter, d'expliquer en la qualité de quoi il est là. Caleb dit. Il dit qu'il est le compagnon de Jude Sharp depuis près d'un an. Il y a un petit murmure sur le banc des jurés, et le juge s'agace, les rappelle à l'ordre. Schiller lui pose alors des questions sur sa relation avec Jude (montrez que ça compte, qu'il y a un lien profond entre vous), d'expliquer la rencontre, la séparation, les retrouvailles. Elle lui demande de revenir sur leur rupture, sa cause (ne dites pas « Dark » tout de suite, ne vous en débarrassez pas. Soyez mystérieux, sous-entendez lourdement). Elle lui demande comment Jude gère la situation actuelle, comment lui la gère. Ensuite, et Jude baisse les yeux : Et votre vie intime, comment se porte-elle ?

Il tourne les yeux, il souffle, il n'a pas envie. C'est important Caleb, n'oubliez pas.

- Je précise que je ne cherche pas à exciter les passions en dévoilant la vie intime de deux stars de la Capitale. Nous cherchons à établir si, oui ou non, a déclenché et voulu une relation, et surtout si a mesuré les conséquences de ses actes avec un mineur. Et à quel point ces actes ont suivi sa victime… pardon. Son élève. ? Nous ne demandons pas de détails, mais une sensation…

Le banc des jurés est muet, mais respire très fort, comme si Caleb allait révéler le secret du siècle. Il sait bien ce qui est attendu, combien il va décevoir. Pour qui se prennent-ils ? Ses moments avec Jude, il va se les garder. Surtout qu'en ce moment, ils sont rares. C'est ce qu'il explique, de sa voix mal assurée. Il explique que, depuis le procès, son compagnon est pris de panique dans l'intimité, qu'ils vivent en suspens.

- Et avant l'annonce du procès ? C'était aussi difficile ?

Il reprend son souffle. Son dos brûle sous la pression des regards qui creusent son épiderme. Il a demandé plus tôt à Schiller : ça veut dire quoi, difficile ? Qui sort de l'ordinaire.

- Je crois que vous comprenez pas. Tout sort de l'ordinaire. Je suis un petit mec de la campagne qui débarque à la Capitale, qui se prend dans les feux d'un des plus grands romanciers du pays, qui tombe raide dingue du prince de la ville, bouffé par son talent, par ses démons, et qui sait pas comment on aime correctement. Y a jamais rien d'ordinaire, avec Jude. Maintenant, si vous voulez savoir, tout roulait bien, la première fois, et ça a été la merde quand on a appris que Dark sortait de prison. Bouffé par ses démons. Et il est parti, sans dire grand-chose, et il a rien dit pendant six ans. Et ensuite, ben ça a été long. Faut comprendre, Jude était plus exactement le même. Et niveau sexe, ouais je sais c'est ça qui vous interroge, ben un peu n'importe quoi. J'avais peur de lui faire mal, je crois qu'il avait peur de lui-même. Et puis c'est revenu, quand Jude a décidé de porter plainte. Et puis, y a eu le procès. Et je sais pas ce que c'est d'aimer ordinairement, parce que Jude Sharp est pas ordinaire.

Elle lui avait dit voilà, dites ça. Alors Caleb répète. Dans les grandes lignes. Schiller avait été un peu émue, la première fois. Le lyrisme ne fonctionne pas aussi bien sur les jurés, apparemment.

- Dernière question. Vous sentez-vous menacé par ?

- Menacé ? Quoi, comme une concurrence, ou comme un danger ?

- A vous de nous dire.

Il explique donc que, non, il n'a pas peur de Dark, pas personnellement. Qu'il a peur pour son compagnon. Qu'il a peur pour son colocataire. Qu'il n'est pas le seul, que Mark Evans aussi sent les menaces de Dark qui pèsent sur tout l'Iléveune. Caleb raconte comment Dark s'est infiltré chez lui deux fois, jusque dans sa chambre, à observer son compagnon dormir. Le banc de jurés est interdit. Caleb termine pour mettre les choses au clair. Dark aimerait être un concurrent pour Caleb, il ne l'est pas. Il est une ombre terrible dans la vie de Jude, et rien d'autre. Oh c'est faux. En disant cela, Caleb se rappelle comme il en a voulu à Dark, chaque fois qu'il lui rappelait comme il avait, lui, modelé son compagnon, comme il a créé sa silhouette et ses goûts. Comme ce qu'il aime, lui, chez Jude, vient de Dark.

Est-ce qu'il a peur ?!

Droit de réponse à l'accusation. Grand déballage. Schiller avait prévenu. Il va montrer que vous n'êtes pas fiable.

- , peut-on faire confiance à un meurtrier ?

Murmure froid, indigné. Caleb regarde l'avocat, droit dans les yeux. Il a un petit sourire fier sur son visage trop long, un petit sourire qui donne envie de le faire avaler. L'avocat sort le dossier juvénile Stonewall, redemande : peut-on vous faire confiance ? Il fanfaronne, Caleb attend. Le juge le rappelle à l'ordre. Là, Caleb décide (en accord avec Schiller) d'être sincère, et de révéler la vérité : oui il est responsable de la mort de deux hommes, du coma d'un troisième, non il ne l'a pas voulu, non il ne le referait pas, oui c'était de la légitime défense, oui il regrette. savait-il ? Oui, il savait. Jude a sans doute envie de crever.

- , vous qui vivez avec l'accusé, éclairez-nous. Comment décrit-il son mentor ?

Il change de sujet : ce qui l'intéresse, ce n'est pas Caleb. Il voulait juste le disqualifier auprès des jurés. La parole d'un meurtrier adolescent, que vaut-elle ?

- C'est un manipulateur, fourbe, vici…

- C'est qui le décrit ainsi ?

- Non. C'est moi, et je suis plus objectif (soupir). Jude le décrit comme un grand professeur, un mentor solide, un bon éditeur…

- Un homme complet, peut-être un peu omniprésent et imposant. Rien de bien négatif, donc ?

- Jude ne parle pas beaucoup de Dark. Tout est inscrit ailleurs. Ce sont des sensations, des cauchemars, des angoisses…

- Rien de concret.

- Comme souvent chez les victimes de viol.

- Bien, vous amenez le sujet, je le saisis donc au vol. , vous souvenez-vous de votre première relation sexuelle ?

Respire. Putain, ça devient carrément obscène.

- Pas vraiment.

- Ah oui ? Pourquoi ?

- Je sais pas, c'était pas dingue, et j'étais jeune.

- Jeune ? Je ne connais pas bien les mœurs de votre génération, à quel âge fait-on l'amour pour la première fois ? Moi, c'était à dix-sept ans.

- Je sais plus trop. Quatorze, quinze ans. Avec une fille de ma classe (de mon âge).

- Bon. J'ai un fils de quatorze ans, et en tant que père, j'ai du mal à imaginer. Mais enfin, tout père que je suis, il me semble que je n'ai pas à décider pour lui, pas pour ça ! Parce que, en tant que parent, on aime faire toute une histoire du sexe, mais enfin, qu'y a-t-il de plus naturel ? Qui sommes-nous pour décider de l'âge qu'il faut ? Qui sommes-nous pour condamner nos jeunes pour leur liberté ?

Ecœurant. Caleb est prêt à parier qu'il n'a même pas de fils. L'avocat répète, encore, que a été l'instigateur de la relation, que c'est lui qui a tout programmé. Caleb en est-il conscient ?

- Mais Jude avait treize ans !

- Voyons , vous venez de nous dire que votre première expérience intime (formidable choix de mot) relevait de vos quatorze ans. a simplement été un peu plus précoce.

Il veut lui hurler que non, ce n'est pas pareil, que Jude était face à un adulte, un homme qui avait tout contrôle. Mais l'avocat n'a pas posé de question, il n'a donc pas la possibilité de répondre. On le remercie pour sa collaboration, on le renvoie au couloir. Il s'enfuit et rejoint les marches du parvis, pour s'intoxiquer à la nicotine. Quelques secondes après avoir allumé sa cigarette, Axel le rejoint, sur les marches. Caleb ne dit rien, il n'a plus de mots. Axel lui signale qu'il tremble, qu'il ne l'avait sans doute pas remarqué.

- Je peux pas imaginer ce que tu ressens, et j'ai pas envie de faire l'effort. Mais enfin, si t'as envie de hurler, ou de frapper un truc, je comprendrais.

Il soupire, en retenant ses larmes. Il sait que les larmes qui comptent le plus en ce moment, ce sont celles de son compagnon. Il enfonce sa tête dans ses bras, pour maîtriser sa colère et son dégoût. Son portable vibre, il ne regarde pas. C'est sans doute Aitor, qui a décidé de passer la journée en compagnie de Ricardo, pour les derniers jours à la Capitale de Julia.

- T'es solide, Caleb. Je vais te dire le truc que t'as le moins envie d'entendre en ce moment, mais ça va aller. Ça va être terrible, mais ça ira, à un moment.


On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans : poème de Rimbaud