— Prosternez-vous devant la puissance du Roi démon, bande de paysans !
— Jamais nous ne nous rendrons ! Ma lame pourfendeuse du mal et moi te vaincrons !
— Qu'est-ce qu'un piètre Hylien et son jouet pourraient donc faire contre l'incarnation même du Chaos ? Assez rêvé, les ténèbres maintenant t'engloutissent !
— Hé ! Ce n'est pas ce qui est censé se passer ! C'est moi qui doit planter mon épée dans le corps du Roi démon, pas l'inverse !
— Bah, c'est toujours la même chose ! Pourquoi est-ce qu'on ne pourrait pas changer pour une fois ?
— Les héros triomphent du mal dans les légendes, sinon Hyrule n'existerait plus. Nous devons respecter la tradition du Festival où le malheur s'abattra sur nous !
Le vacarme de la dispute parvint à Linkle comme une vague nostalgique faisant écho à une enfance insouciante. La jeune femme s'arrêta un instant pour observer les enfants s'amuser, comme si elle se languissait de retrouver ce passé qu'elle chérissait tant mais ne pouvait revivre. Et pourtant, ce choix lui avait appartenu six ans auparavant, lorsqu'elle avait laissé ses proches pour poursuivre ses idéaux. Regrettait-elle la décision précoce qu'elle avait prise alors ? Peut-être bien, elle ne savait pas vraiment.
— Linkle, on ne doit pas s'arrêter, n'oublie pas ! murmura quelqu'un le plus bas possible.
C'était à peine si elle avait entendu Hergo la rappeler à l'ordre. Après un dernier coup d'œil envieux, elle accéléra discrètement le pas pour regagner sa place dans la formation, ce que sa supérieure remarqua sans peine.
— Soldate Arielle ! aboya Ash à son adresse. Est-ce que cette patrouille vous ennuie tant que la discipline n'existe plus ou êtes-vous si vaniteuse qu'elle ne mérite même pas votre attention ?
— N-Nullement, capitaine ! balbutia Linkle, alarmée.
— Alors cessez de rêvasser et maintenez le rythme !
Les remontrances du Capitaine Ash provoquèrent les ricanements des passants et les soupirs des autres membres de l'escouade qui sentaient déjà arriver les rapports venimeux de l'officier et une belle punition pour l'exemple. Embarrassée et irritée, Linkle effaça ses souvenirs de ses pensées et reprit la marche d'un pas décidé.
— Je m'appelle Linkle, pas Arielle… maugréa-t-elle indistinctement.
Il y avait si longtemps qu'on ne l'appelait plus pas son prénom de naissance. Arielle était un nom qu'elle avait abandonné alors qu'elle n'avait même pas dix ans. Elle et son frère adoraient les légendes concernant les Héros et les Dieux combattant le Malin pour libérer Hyrule de son joug. Ils admiraient en particulier le mythique Héros du Temps et sur un coup de tête propre aux gamins de leur âge à l'époque, avaient décidé de se renommer après lui. Ainsi naquirent Link et Linkle, bien qu'il fallut des années pour que leur entourage se mette à les reconnaître comme tels. Même Malon avait du mal à décrocher de Ravio et Arielle, ayant passé toute sa vie à les appeler par leurs noms initiaux.
Cela faisait à peine deux semaines qu'elle était affectée à l'escouade de Ash en accord avec son cursus militaire. Après six longues années d'étude théorique, de préparation physique et des heures et des heures en détention pour insubordination, elle passait désormais ses premières expériences en tant que soldate de l'armée de Hyrule.
Toutefois, les seules missions qu'elle avait à accomplir durant le premier mois consistaient à patrouiller inlassablement dans les rues de la Citadelle, non seulement pour obtenir un avant-goût des devoirs incombant à tous les chevaliers du royaume, mais aussi pour se familiariser avec l'agencement des artères de la ville. Bien que la tâche fut importante pour son éducation, elle s'en lassait rapidement. Marcher à travers les quartiers de la Citadelle ne l'avaient réjouie que les trois premiers jours, quand elle ne les connaissait pas encore toutes. Et plus les jours avançaient avec la même perspective, la même routine barbante, plus son humeur et sa motivation se dégradaient. Aujourd'hui encore, il lui avait suffi de voir des bambins s'amuser pour décrocher de son devoir et envier leur liberté.
L'escouade continua à errer pendant ce qui semblait à Linkle une éternité. Une paix durable s'y était installée depuis que l'armée royale avait éradiqué les derniers camps de monstres autour de ses murs et l'intérêt même de la présence de soldats — apprentis de surcroît — lui échappait complètement. Néanmoins, elle suivit les ordres à la lettre et rumina en silence jusqu'au retour de son groupe aux casernes peu avant la tombée du crépuscule.
— Aaaaaah, j'en ai marre de ces patrouilles inutiles ! éclata-t-elle en s'asseyant à une table de la messe, un plateau-repas dans les mains.
Le dîner ce soir-là ne comptait que deux ou trois autres escouades en plus de celle de Linkle et encore, quelques soldats manquaient aussi à l'appel, ayant pris des congés pour profiter pleinement du Festival des Masques qui s'étalait sur la semaine. À sa table ne restaient que deux étudiants sur les huit soldats sous les ordres de Ash.
— On ne peut pas dire que c'est la plus passionnante des tâches, j'en conviens, répondit le plus grand et le plus large des deux. Quand pourrons-nous vraiment aller sur le terrain, je vous le demande.
— Pas de sitôt j'imagine, ajouta le petit aux dents proéminentes. Quand bien même on nous laissait sortir, on ne ferait que patrouiller le long des routes à la place, ce qui ne t'enchanterait guère plus, Hergo.
— Hyrule est bien trop calme ces temps-ci, gémit Hergo en replongeant dans sa tambouille. Pas un seul monstre n'a été aperçu ces dernières années, à quoi bon devenir soldat si on ne peut pas se battre ?
— Notre rôle ne se limite pas à prendre les armes, tu le sais bien. Notre présence rassure les citoyens et dissuade les criminels à travers Hyrule, surtout ici où la pauvreté sévit encore.
— Nico a raison, Hergo, intervint Linkle avant que l'intéressé ne puisse répliquer. C'est essentiel pour l'équilibre du Royaume. Mais je suis d'accord avec toi, j'aurais aimé passer mes journées à faire autre chose…
— Très bien, très bien, vous dites vrai, capitula Hergo. Il n'empêche que j'aurais préféré pouvoir mesurer mes aptitudes face à une horde de monstres bien vicieux qui ne demandent qu'à mourir de ma main. Et notre commandant est le capitaine Ash en personne, on dit que c'est une combattante hors pair capable de tenir tête à dix Bokoblins toute seule. Je paierais cher pour la voir à l'œuvre !
— Ça ne m'étonne pas de ta part, souffla Nico.
— Moi non plus, renchérit Linkle. C'est comme si tu ne vivais que pour montrer tes muscles.
— Qu'y a-t-il de mal à cela ?! s'écria Hergo en se redressant, manquant de faire tomber son assiette à moitié vide.
Linkle et Nico partirent d'un rire franc et moqueur, mais Hergo ne s'en indigna qu'une petite seconde avant de les rejoindre. Leur camaraderie était le fruit de toutes leurs années passées ensemble à l'académie militaire. Ils avaient sué, préparé leurs examens, subi les épreuves et la violence verbale de leurs instructeurs ensemble et avaient ainsi tissé des liens forts entre eux. Aux yeux d'autrui, le trio représentait un groupe très soudé quoique mal assorti et aux personnalités incompatibles. Hergo avait une carrure imposante et résolvait tous ses problèmes par la force, Nico compensait sa faiblesse physique par son esprit créatif et analytique, et le corps fin et délicat de Linkle contrastait avec sa flexibilité, ses talents acrobatiques, son courage débordant de confiance. Leurs qualités leur valurent d'ailleurs le surnom à la fois flatteur et railleur des «Apôtres de l'Académie».
Contrairement aux apparences et à leur attitude en public, Hergo avait souvent démontré son sang-froid en calmant les ardeurs parfois trop téméraires de Linkle qui avait tendance à foncer tête baissée dans les dangers. Et sous ses airs supérieurs, il écoutait toujours les conseils avisés de ses amis, surtout ceux de Nico qui s'arrachait de sa timidité dès lors qu'il fallait élaborer une stratégie de combat ou seulement se montrer plus rusé que ses adversaires. En retour, Linkle possédait une intuition décisive sur lequel ses deux compères avaient appris à compter ; et les bons mots pour les pousser vers l'avant, tantôt provocateurs, tantôt encourageants. Leur travail d'équipe et leur cohésion les avaient propulsé à la tête de leur promotion.
Finalement, ils expièrent leurs frustrations du jour comme à l'accoutumée en discutant autour de leur repas peu ragoutant. Ils menaient une vie morne qui persisterait dans les jours futurs, indubitablement. Nico orienta alors la conversation vers l'avenir plus lointain où leur patience serait enfin récompensée. Terre à terre et réaliste quant à ses aptitudes, il n'envisageait pas une carrière dans l'armée, bien qu'un poste de stratège profiterait bien de son intelligence. De son côté, Hergo l'ambitieux se voyait déjà vénéré par les sujets Hyliens pour ses prouesses et ses hauts faits en tant que Chevalier Héros du Royaume.
Les deux apprentis débattirent avec vigueur à propos de leurs rêves et espoirs, chacun braillant si vite et fort qu'ils ne s'écoutaient même plus. Quant à Linkle, elle ne fit aucun effort pour défendre son point de vue. Ce n'était pas dans ses habitudes de les ignorer, mais une mélancolie profonde la submergeait à chaque fois qu'on mentionnait ce sujet, un fait qu'elle ne souhaitait dévoiler à ses amis.
— Bon, je pars devant ! annonça-t-elle faiblement en se levant. Je retourne m'entraîner un peu.
Il fallut à Hergo et Nico cinq bonnes secondes pour comprendre qu'elle prenait congé d'eux, ce qui les coupa dans leurs élans. Néanmoins, elle avait quitté le réfectoire avant qu'ils n'aient pu protester. Ils comprirent à sa hâte qu'elle avait besoin d'espace et décidèrent sagement de ne pas la suivre.
L'air frais du soir était bien agréable et revigora Linkle qui sentit une petite crispation dans ses genoux fatigués à force de marcher tous les jours. Cela ne lui ressemblait pas de s'éclipser en douce, mais depuis quelques mois un doute constant l'accablait. Elle qui avait toujours su prendre ses décisions rapidement et s'y tenir, qu'elles fussent correctes ou non, avait perdu de vue ses objectifs. L'adolescente fougueuse qui avait rejoint l'académie militaire ne souhaitait plus vraiment devenir chevalier car l'image qu'elle se faisait de cette fonction avait drastiquement changé au cours du temps. Autrefois, la naïveté et les rêves insensés l'avaient emporté sur sa raison, et voilà qu'elle en pâtissait à présent pour n'avoir su distinguer la réalité du fantasme.
Elle parvint bientôt aux casernes presque vides, à cette heure-ci et se dirigea sans hésitation vers les aires d'entraînement. Pour Linkle, l'exercice physique et la maintenance de son corps représentaient une manière efficace de se défouler à l'écart des regards et de tenir ses doutes à distance. Malgré l'effort déjà déployé durant la journée, elle comptait bien s'entraîner pendant deux heures.
Quelle ne fût sa surprise quand elle vit le Capitaine Ash s'exercer à l'arc sur un mannequin. L'officier enchaînait les tirs avec rapidité et ne manquait jamais son coup, ses flèches concentrées à moins de vingt centimètres les unes des autres au cœur de leur cible. L'adresse dont elle faisait preuve et l'élégance de sa posture arrachèrent à Linkle un soupir d'émerveillement, oubliant même son objectif premier pour étudier la forme de sa supérieure.
— Vous cherchez quelque chose, soldate Arielle ?
Linkle sursauta à son appel, elle n'avait pas eu l'intention de dissimuler sa présence mais ne pensait pas non plus s'être montrée indiscrète. Ash était simplement très attentive à son entourage.
— Que faites-vous si tard ici ? s'enquit Ash avec sévérité.
— Capitaine ! salua Linkle en reprenant ses esprits. Je me disais que je pouvais m'entraîner un peu plus ce soir en solitaire.
— Vraiment ? Au repos, soldat. Il n'y a que nous deux ici, inutile de s'encombrer des formalités de l'armée. Vous comptiez effectuer des répétitions ?
— Oui, capitaine. Je pensais également à emprunter un mannequin…
— Quelle arme ? Quels mouvements et quel style de combat ?
Ces questions prirent Linkle de court. Elle ne savait effectivement pas ce qu'elle voulait travailler exactement. Un comble sachant que Ash répétait en permanence qu'un bon entraînement nécessitait une idée claire de son déroulement.
— L'épée j'imagine, hésita-t-elle avec embarras. Désolée, je n'y ai pas vraiment réfléchi…
Elle attendit les sermons en se mordant la lèvre, se prépara à une réprimande épicée pour son inconscience. Toutefois, Ash se contenta de la dévisager quelques instants et se tourna vers l'emplacement des armes avant de lui répondre avec douceur.
— Si vous avez besoin d'une oreille pour soulager votre confusion, sachez que je ne vous refuserai jamais la mienne, Linkle.
La recrue releva la tête, les yeux grands ouverts de stupéfaction. C'était la première fois que Ash l'appelait par ce nom et peu de gens pouvaient prétendre l'avoir entendue troquer son ton stoïque pour un autre beaucoup plus maternel. Comment donc avait-elle su ?
— Vous êtes une élève assidue, appliquée et de manière générale très professionnelle malgré votre évident dégoût pour la routine, commença Ash pour répondre à son interrogation silencieuse. Vous vous conformez au mieux aux règles strictes de notre unité alors que vous n'appréciez pas ce qui limite votre vision ou vos désirs, et même lorsque vous allez trop loin, vous le faites avec conviction. En d'autres termes, vous suivez une route que vous avez déjà tracée depuis longtemps.
« Et pourtant, vous manifestez beaucoup moins d'entrain quant à vos études et passez plus de temps à vous morfondre ou à parfaire vos techniques de combat sans solliciter vos camarades. Et surtout, je n'entends plus parler de vos prétendues perpétuelles infractions. J'en déduis donc que quelque chose vous perturbe suffisamment pour douter de vous-même. Je suis certes une commandante exigeante qui demande le meilleur de ses hommes, mais je suis également votre instructrice et c'est ma responsabilité de prendre soin de vous, Linkle.
La soldate ne put qu'acquiescer vaguement, ébahie par l'exactitude des propos de l'officier. Elle avait grandement sous-estimé le sens de l'observation et les capacités de déduction de sa supérieure jusqu'à présent et son respect pour elle n'en fut que renforcé.
Instinctivement, elle sut qu'elle pouvait lui faire confiance et lui révéla tout, de ses aspirations en intégrant l'académie à la frayeur qu'elle éprouvait en pensant au futur qui se dressait devant elle, au bout du chemin désastreux qu'elle avait elle-même créé. C'était avec beaucoup d'émotions qu'elle déversa ce qu'elle avait sur le cœur. La peine qu'elle contenait en elle s'adoucit au fur et à mesure qu'elle parlait et Ash l'écouta attentivement, bras croisés, le regard dur mais encourageant.
— Pour résumer, vous souhaitiez poursuivre une carrière militaire, inspirée par les Héros d'antan, mais cette voie ne vous convient plus car elle manque cruellement d'exotisme et vient avec des restrictions auxquelles vous abhorreriez adhérer. Ai-je bien saisi votre situation ?
— Un peu brutalement dit, mais c'est bien l'idée.
— C'est tout à fait normal de redouter les conséquences de nos choix, en particulier quand ceux-ci proviennent d'une adolescence immature. En ce point, nous ne sommes pas différents. Ce que vous devez faire est de comprendre la source de vos hésitations, d'explorer les convictions que vous aviez lorsque vous avez décidé de rejoindre l'académie et de les confronter aux indésirables actuels de votre vie. Qu'est-ce qui a changé votre point de vue ? Où est-ce que vos idéaux sont remis en cause et pourquoi ?
Ash attendit patiemment que Linkle finisse de ressasser son passé. La jeune recrue se souvenait encore de l'épisode qui avait établi ses convictions et rit intérieurement en y repensant, car l'histoire était digne des contes pour enfants les moins originaux. Ce jour-là, des bandits avides et désespérés s'en étaient pris à Toal, espérant le piller rapidement et déguerpir vers les montagnes du sud où l'armée et la milice de Hyrule rechigneraient à les poursuivre. Leurs ardeurs furent très vite anéantis par la présence fortuite de l'unité du commandant Moï, originaire du village et revenu spontanément pour aider aux cultures. Linkle avait assisté au combat au premier plan malgré elle et avait été témoin de l'héroïsme et de la noblesse de ses protecteurs. C'était depuis cet instant qu'elle désirait devenir chevalier. Mais était-ce vraiment la source de tous ses maux de tête actuels, de cette angoisse accablante qui lui rongeait les entrailles ?
— Linkle, attrapez, fit soudain Ash.
La recrue saisit l'épée en bois que son capitaine venait de lui envoyer puis la vit empoigner une arme similaire avant de se diriger vers le centre de la zone de duel.
— À l'origine, vous vouliez vous entraîner, n'est-ce pas ? Alors, affrontez-moi.
Confuse, Linkle s'exécuta et se positionna à cinq mètres de Ash. Elle n'avait même pas eu le temps de formuler une réponse à ses questions.
— Je vous promets que cela en vaut la peine. Ne retenez pas vos coups, car je ne le ferai pas. Et dernière chose, ne vous limitez pas à ce qu'on vous a enseigné, utilisez toutes les ressources dont vous disposez pour me battre. Maintenant, en garde soldate Arielle !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Toutefois, Ash adopta une posture étrange : jambe d'appui en avant, le bras du même côté allongé et étiré comme si elle se préparait à lancer un javelot, la garde de son épée un peu au-dessus de l'épaule. Il ne s'agissait pas d'une position de défense réglementaire et Linkle ne l'avait jamais vu autre part que dans des livres. Toutefois, elle releva le défi avec plaisir et repensa à Hergo qui aurait certainement adoré se retrouver à sa place.
— Très bien, pensa-t-elle avec détermination. Si elle veut jouer comme ça, alors moi aussi !
Elle baissa son bras gauche, l'épée qu'elle tenait suivant le mouvement et rasant presque le sol sableux. Son bras droit se replia vers sa poitrine, et son visage se rabattit également pour que sa main cache une partie de son expression faciale. Si Ash espérait profiter de son agilité pour contre-attaquer, Linkle comptait employer la ruse et dissimuler ses intentions pour passer outre ses défenses. Aucune des deux n'avait fait le premier pas et le combat s'annonçait déjà bien plus intéressant que tout ce qu'elle avait pu effectuer les deux dernières semaines.
Elle s'élança la première, se rapprochant de son adversaire avec une vitesse fulgurante, visant son poignet. Ash pivota sur le côté et déplaça son centre de gravité plus bas vers l'avant pour frapper à revers avant que Linkle n'aie le temps de se repositionner. Celle-ci utilisa son élan pour rouler hors de portée de la lame de l'officier. Elle se retourna et para une nouvelle attaque de justesse et s'ensuivit un enchaînement effréné de parades, de feintes, d'estocades et de taillades. Les épées s'entrechoquèrent une dernière fois avant que Ash ne saute en arrière pour changer de stratégie.
Son style passa d'une défense fugitive à une offense implacable, Ash prit son épée à deux mains, pointe vers l'arrière comme une redoutable claymore. Le souffle court, Linkle étudia rapidement sa forme et estima qu'elle n'avait aucune chance de parer un seul coup sans risquer de perdre son arme sous la brutalité de l'impact. En conséquence, elle aussi adopta une nouvelle posture. Avec un sourire, elle tenta une approche plus osée et agrippa son épée à l'envers, à la manière d'une dague et fondit en avant. Ainsi, elle s'offrait plus de temps pour réagir aux actes de sa supérieure.
Cette dernière se jeta sur Linkle en décrivant un arc de cercle vertical massif, un mouvement si prévisible que l'esquive de Linkle fut parfaite. Face au dos de Ash, elle se prépara à en finir mais tomba dans le piège de son adversaire qui stoppa prématurément son attaque et lui asséna un violent coup de pied à revers. Linkle réagit de justesse en levant son épée, la paume opposée placée sur le plat de la lame en bois pour amortir l'impact au mieux. Le choc la fit valser en l'air si bien qu'elle atterrit avec fracas au sol, les poumons en feu. Miraculeusement, elle parvint à garder son épée en main et tenta le tout pour le tout. Son arme percuta férocement sur celle de Ash avant qu'elle ne l'atteigne, pressant tout son poids dessus pour bloquer l'attaque et déstabiliser son adversaire. Son pari se révéla efficace. Surprise, Ash tituba en arrière et prit un coup sur le flanc de plein fouet.
Inspirée par ce petit succès, Linkle décida d'en finir avec ce duel et s'avança. Instinctivement, elle bloqua la tentative de croche-patte de sa main libre, et son épée heurtad e nouveau celle de Ash, qui finit cette fois éjectée en arrière. Désarmée, le capitaine se retrouva à sa merci et Linkle allait stopper son ultime attaque juste devant son visage, signifiant ainsi la fin du duel. Toutefois, Ash avait encore un tour dans son sac et rejeta sa jambe sur le côté, désarçonnant Linkle qui n'avait pas réalisé avoir posé sa main dessus pour l'entraver. Elle lui saisit alors le poignet, la força à lâcher son arme et la tint à terre dans une position où elle était capable de lui briser les deux bras, remportant finalement le duel.
Choquée par cette tournure d'événements, Linkle sentit à peine la douleur lorsque Ash lui annonça sa défaite. Et pourtant, elle ne ressentit aucune frustration en saluant son adversaire comme le dictait la tradition. Au contraire, l'extase et l'adrénaline ne la quittaient pas. Jamais elle n'aurait cru pouvoir se mesurer au capitaine Ash dans une confrontation aussi acharnée, aussi intense et aussi intéressante que celle qu'elle venait de livrer. Elle était pleinement satisfaite de sa performance, sachant pertinemment que Ash était meilleure duelliste qu'elle en tout point. Sans entraînement préalable, elle avait réussi à employer des techniques qu'elle n'aurait jamais pu mettre en pratique dans le contexte de ses études ; et Ash lui avait également montré de nombreuses techniques auxquelles elle n'aurait jamais songé.
— Alors, Linkle ? Qu'avez-vous pensé de ce duel ?
— C'était incroyable ! jubila la recrue. J'en ai la chair de poule ! J'ai dû puiser loin dans mon recueil de tactiques pour vous déconcerter et non seulement elles vous ont à peine ébranlée mais en plus, vous avez fait preuve d'encore plus de créativité. Comment êtes-vous si ingénieuse ?
— Votre imprévisibilité est un véritable atout fort ennuyeux pour vos adversaires, et je ne dois ma victoire qu'à mes années d'expérience, sourit Ash. L'escrime est une discipline que j'ai développé depuis mon plus jeune âge.
— Ah, comme je vous envie ! Accepteriez-vous de m'enseigner votre art ?
— Si le temps et l'occasion se présentent, volontiers. Il semble que vous ayez retrouvé votre motivation.
— C'est bien vrai ! s'étonna Linkle. Je n'avais pas ressenti une telle curiosité depuis si longtemps, j'ai l'impression de revivre.
Les lèvres de Ash se redressèrent en un sourire énigmatique.
— Voilà l'origine de vos tracas. Ce dont vous aviez besoin n'était finalement qu'une nouvelle source d'intérêt.
— Je… ne vois pas où vous voulez en venir.
— Ce qui vous fascine, ce qui vous pousse vers l'avant, ce n'est pas la chevalerie comme vous le pensiez mais une soif incommensurable de découverte et un amour pour les défis. Vous avez démontré des qualités physiques époustouflantes et une compétitivité rare pour quelqu'un de votre âge. Et pourtant, la principale leçon que vous avez retenue après être passée à deux doigts de vaincre votre commandant demeure dans le potentiel d'apprentissage que vous pouvez encore assimiler. Votre curiosité ne connaît pas de limite et forge vos désirs. Les souvenirs que vous me racontiez tout à l'heure confirment également cette hypothèse. En rejoignant l'académie, vous ne vouliez pas exactement devenir chevalier pour le statut ou la fonction, mais suiviez un potentiel capable d'assouvir ce trait de personnalité.
L'argumentation tenait la route. En adoptant ce point de vue, Linkle se rendit compte que chaque enthousiasme sincère qu'elle avait éprouvé accompagnait un événement inédit dans sa vie. Même la morne routine qu'elle affrontait chaque jour avait commencé avec une réelle joie de faire ses preuves, d'appréhender ses nouvelles fonctions. Elle comprenait enfin les alertes de son esprit quant à l'avenir. En son for intérieur, elle savait déjà que les missions redondantes imposées aux chevaliers ne pouvait lui apporter satisfaction.
— Il n'est pas trop tard pour envisager une carrière différente, suggéra Ash. À vrai dire, il y a bien une discipline qui pourrait vous convenir et se servir de vos talents à bon escient.
— Quelle est-elle ? interrogea Linkle, pleine d'espoir.
— La recherche. Contrairement aux croyances populaires, les chercheurs ne restent jamais très longtemps enfermés dans leurs bureaux, le nez collé à leurs livres. Beaucoup d'entre eux voyagent, explorent des lieux uniques et des ruines anciennes. Les travaux extérieurs nécessitent une condition physique exemplaire. Le royaume est immense, regorge de secrets et est à bien des égards dangereux. Par ailleurs, plusieurs alumni de l'académie militaire ont choisi cette voie plus tard. Votre cursus se termine dans deux ans au plus tard, songez proprement à ce que vous comptez faire à présent, mais sachez que je peux d'ores et déjà vous mettre en contact avec une connaissance qui évolue dans ce domaine.
C'était une occasion inespérée que Linkle n'allait pas gâcher. Elle acquiesça avec une vigueur renouvelée et bien qu'elle s'engageait sur un terrain inconnu, le discours de présentation de Ash avait vraiment piqué son intérêt. Un sentiment d'excitation, d'impatience et de béatitude surplomba l'humeur morose et apathique qui la hantait. Elle devait cette transformation à sa chef d'escouade et lui exprima toute sa gratitude et son respect en s'inclinant profondément.
— Je ne vous remercierai jamais assez pour tout ce que vous avez fait pour moi ! cria-t-elle avec passion. Je ferai tout pour m'acquitter de cette dette à vie.
Ash la regarda avec de grands yeux, incrédule, puis s'esclaffa sans moquerie sous-jacente. Provoquer une telle hilarité pour celle qu'on surnommait parfois «la Princesse Froide» constituait un accomplissement en soi et Linkle se surprit à rire avec elle malgré son embarras.
— Ne vous occupez pas d'une broutille pareille, Linkle, dit Ash avec la bienveillance d'un instructeur fier des accomplissements d'un élève au potentiel inimaginable. Contentez-vous de suivre ce qui vous plaît et si votre cœur se prête aux sciences et à l'archéologie, œuvrez pour percer les mystères que Hyrule vous propose. Demain marquera vos premiers pas vers cet objectif mais je suis certaine que vous relèverez ce défi avec brio. En attendant, je vous souhaite une excellente nuit et un bon repos, soldate Arielle. Vous aurez fort à faire dès l'aube.
— Oui, capitaine !
Elles se saluèrent mutuellement puis repartirent chacune vers ses propres quartiers. L'insondable Ash s'éclipsa sans un regard en arrière, son devoir effectué mais Linkle, encore euphorique, mit un certain temps avant de se calmer et d'emprunter le chemin vers sa petite chambre individuelle.
Désormais, c'était une nouvelle vie pour elle. Ses jours n'allaient pas forcément changer de sitôt, mais l'obscurité qui avait infecté son esprit avait disparu. Ses espoirs avaient repris le contrôle de ses rêves et de ses pas. Avant de se coucher, elle pria les Dieux pour leur bénédiction, pria pour remercier encore le capitaine et se jura de ne plus jamais laisser le doute la corrompre. Enfin, ses dernières pensées allèrent vers son frère, qu'elle avait hâte de revoir dans quelques heures. Au moins, elle avait quelque chose de positif à lui raconter.
