Lena serra le frein à main du pick-up. Elle prit le temps de contempler où elle était. À perte de vue, des arbres, sous un ciel qui commençait à virer au bleu encre. Le chalet paraissait minuscule, lorsqu'elle levait la tête vers la cime des pins. Les aiguilles crissaient sous ses pieds. L'air sentait la terre humide. L'intérieur était sobrement meublé, deux pièces, sans superflu, une cheminée d'un côté, une petite cuisine, une table, un canapé et un lit qui ressemblait plus à une banquette. L'autre pièce faisait à la fois office de salle de bain et de débarras.
« Encore une citadine qui vient pour se reconnecter à la nature, hein ? », lui avait lancé la propriétaire du chalet, en ville. Elle n'avait pas nié, avait payé comptant un mois en cash, pris les clefs et était partie. Son visage d'emprunt faisait merveille. Elle maîtrisait de mieux en mieux le sortilège sur la durée.
Elle n'était pas venue à Midvale par hasard. C'était forcément par là qu'il fallait commencer à chercher Kara. À peine avait-elle déposé son sac qu'elle était repartie en ville. Elle avait erré quelques minutes avant d'entrer dans le seul bar, bien nommé « Le Bar », poussée par une averse de fin d'après-midi. Elle s'était installée au comptoir, en nouant ses cheveux en chignon.
- Je vous sers quoi ?
- Un scotch. Sans glace.
Le barman haussa un sourcil.
- Vous n'avez pas l'air d'avoir le gabarit pour.
- Vous seriez étonné.
- Et voici.
- Merci.
Elle pris une gorgée, qui lui réchauffa tout l'intérieur du corps. Elle frissonna. Il n'y avait quasiment personne dans le bar. Le barman, Dany, restait là, accoudé près d'elle. La bonne cinquantaine, une moustache grisonnante. L'air d'avoir passé toute sa vie derrière le comptoir. Aussi hors du temps que la déco du bar : néon de marques de bières, coupures de journaux des équipes de sport locales. Et, coincée au milieu, le symbole des Super.
- Vous êtes nouvelle, dans le coin ?
- Oui. Romancière. Je viens écrire au calme.
- Alors vous êtes au bon endroit. Il ne s'est rien passé ici depuis... En fait, il ne s'est jamais vraiment passé quoi que ce soit ici, lui sourit-il.
- C'est parfait. Je n'arrivais plus à me concentrer en ville. L'ambiance est trop... pesante.
- Je comprends. J'ai jamais aimé la ville. Non pas que j'ai essayé, mais je ne sais pas... Tous ces gens les uns sur les autres, ça ne m'inspire pas.
- J'y ai grandi. Mais récemment, je n'arrive plus à m'y retrouver. Ça m'oppresse. Ça a changé, depuis que les héros ne sont plus là.
- Ah, vous êtes de National City ? On a une de vos icônes locales qui vient de chez nous, fit-il en désignant du menton le symbole des Supers.
- Vraiment ?, fit Lena, en se penchant vers lui.
- Vraiment. Ici à Midvale on n'a pas vraiment compris ce qu'il s'était passé. Supergirl a toujours été quelqu'un de bien. Elle a toujours essayé de faire le bien.
- C'est bien vrai.
Content d'avoir trouvé quelqu'un de son avis, il lui servit un nouveau verre. « C'est pour moi », fit-il, alors qu'elle s'apprêtait à refuser. « C'est pas le tout, mais faut que j'ai bosser. Si je ne sers pas Robert dans les trente secondes qui vient, il va me pourrir ». Il se détourna d'elle pour aller à l'autre bout du comptoir, servir Robert et ses amis. Il était dix-neuf heures passées. On était en semaine. Il y avait un peu de monde, les habitués. En quelques semaines, elle en avait rapidement fait partie, en venant toujours en contrefaisant son visage l'aide d'un sortilège. Elle avait réglé un mois de plus en cash à la propriétaire du chalet.
Elle passait ses journées à vagabonder en ville, ou dans les bois. Elle s'y était finalement trouvée bien. Mieux que ce qu'elle aurait pu croire. Elle aurait pu passer le reste de sa vie comme ça, se disait-elle. À vivre simplement. Ça n'était que partiellement vrai. Elle s'était mise à écrire. Un roman. Maladroitement.
Plusieurs fois par jour, elle tentait le rite de localisation sur une vieille carte froissée du comté de Midvale. Il aurait pu fonctionner précisément si Kara avait sur elle le bracelet de mariage, ou son alliance. Tout ce qu'elle avait, c'était une vague idée. Elle était indéniablement proche de Kara. Dans un rayon de dix kilomètres.
Sa première intuition avait été bonne. Kara était bien revenue dans sa ville natale terrienne. Pas chez sa mère, elle avait été observer les alentours, se faisant passer pour une randonneuse égarée. Pas en ville non plus, elle ne voyait pas Kara aller en ville, après National City. Non. Elle la voyait bien comme elle terrée dans un chalet au milieu de nulle part. Elle allait tous les voir de près, les uns après les autres. La tache devenait difficile, l'automne avançait, et les chemins se faisaient abrupts et dangereux. Surtout, ce n'était pas les chalets qui manquaient dans ce comté. « Tu cherches un chalet ? Mais il y en a plein ! Au moins autant qu'il y a de familles à Midvale ! », lui avait répondu Dany. « Et puis qu'est ce que tu as contre le tien ? Je le connais, le chalet des Breers, il est très bien ». Elle s'était emmêlée dans ses justifications, et n'avait plus abordé le sujet avec lui.
Lena continuait de venir tous les soirs ou presque au bar. Ce soir-là, elle s'y était réfugiée en sortant de la bibliothèque. La journée avait été douce, presque estivale. Un orage avait éclaté sans prévenir, précipitant tous les passants à l'abri où ils pouvaient. Ses pas l'avaient guidée au Bar, comme une bonne dizaine de personnes. Dany avait ouvert grand les portes. « Allez, allez, entrez donc ! C'est pas près de s'arrêter ». Le brouhaha couvrait le bruit de la radio. Elle s'ébrouait près du comptoir, savourant par avance la chaleur de son verre de scotch tout en essayant d'égoutter ses cheveux trempés.
« Eh bien, c'est un sacré orage! Je n'en avait pas vu comme ça depuis longtemps ! »
Impossible de ne pas reconnaître cette voix. Lena tourna la tête. Kara était là. Elle venait d'entrer dans le bar, avec deux jeunes femmes. Lena se força à détourner le regard, lorsqu'elle croisa celui de Kara. Elle ne pouvait pas la reconnaître, avec ce visage. Ça n'était pas possible. Et pourtant, elle avait cru la voir froncer les sourcils un instant.
Il lui semblait être figée sur place. Elle se retourna, doucement, se concentra sur son verre. Elle grimaça. Elle n'avait pas l'ouïe de Kara. Rien de ce qu'elle entendait depuis le box ou les trois s'étaient installées ne lui parvenait distinctement. De temps en temps, elle leur jetait un regard. Des amies ? Plus sûrement des collègues. Des besaces pleines à craquer, des vêtements classiques. Un travail de bureau ?
Elle bouillonnait de rester sur place, les doigts crispés contre son verre. Elle attendait une ouverture qui ne viendrait probablement pas.
- Qui êtes-vous, au juste ?
La question l'avait prise de court.
- Euh, Kieran. Romancière. En quête d'inspiration. Et vous ?, répondit Lena, sans réfléchir.
- Kara Danvers. On se connaît. Je me trompe ?
- Euh... ça se pourrait.
- Ça se pourrait bien, oui. Rejoins-moi dehors quand tu auras fini ton scotch.
- Que...
Lena n'eut pas le temps d'ajouter quoi que ce soit, ni même de lui faire des reproches sur sa façon de lui parler. Sèche. Désagréable. Énervée.
Elle se content a de vider son verre d'une traite, en laissant un pourboire sous le verre, avant de la suivre dehors sous le porche. Les fumeurs avaient pris racine, regardant la pluie. Kara s'était mis un peu à l'écart, le regard perdu dans le vague. La grande rue était vide. Le bruit de l'averse couvrait les conversations.
- Kieran, vraiment ? Je pensais que tu ferais un peu mieux que ça. Ton sortilège est pas mal, ceci dit. Qu'est-ce que tu es venue faire ici, Lena ?
La brune s'était accoudée à la rambarde à côté d'elle. Elle était presque soulagée.
- À ton avis ? Pourquoi je serais venue m'enterrer dans un trou pareil, si ce n'est pour te trouver ?
Lena laissa passer quelques secondes. Kara ne bougeait pas.
- Il faut qu'on parle, Kara. Si j'avais pu faire autrement, je ne serais pas venue. Mais voilà, je suis là.
- Question de vie ou de mort, je suppose ?
Lena acquiesça.
- Il y a des choses qui ne changent pas.
Kara haussa les épaules, indifférente, avant de se retourner vers l'entrée du bar, les poings enfoncés dans les poches de sa veste de pluie.
« Demain soir. Je passe à ton chalet. N'essaie pas de me suivre ». Lena hocha la tête, la regarda rentrer dans le bar. Elle frissonna.
