Il faisait nuit. Lena s'était assise sous le porche de son chalet emmitouflée dans une énorme veste kaki. Elle avait ensorcelé le brasero. Les flammes dégageaient une belle lumière. L'odeur du feu de bois était agréable. La chaleur aussi. Le vent était frais, le ciel était dégagé. Le son des braises qui crépitaient avait quelque chose de rassurant. Sous les aiguilles des pins, elle distinguait les étoiles. Jamais elle n'en avait vu autant en ville. Sauf lorsqu'elle volait dans les bras de Kara au dessus des nuages.

Elle révisait des sorts de défenses, grimoire posés sur les genoux, lorsqu'elle entendit des feuilles mortes crisser. Elle tendit l'oreille. Le bruit n'était pas habituel. Avec les semaines, elle avait apprivoisé les sons qui l'entouraient. La chouette ne la faisait plus sursauter. Elle ne s'inquiétait pas des roucoulements matinaux des pigeons, ni des brindilles qui craquaient quand un chevreuil passait.

En position prête à jeter un sort, paumes tournées en avant, elle attendait, scrutait l'obscurité, sans rien distinguer en dehors des troncs des arbres, passé son pick-up.

« Ne tire pas, c'est moi ! » Une silhouette s'avança, traversa la clairière. Entre le bonnet, l'écharpe et le volume du manteau, Lena resta en position de défense.

- C'est moi, Lena !, fit Kara, en ôtant son bonnet. Ses cheveux blonds cascadèrent sur ses épaules. Lena baissa sa garde.

- Viens. J'ai sorti deux vieux fauteuils du débarras salle de bain. On est bien, ici.

La blonde grogna en s'installant. Le coussin du fauteuil était largement fatigué. Elle aussi avait les traits tirés.

- Merci d'être venue.

- Pas de quoi. J'avais dit que je viendrais. On dirait que tu n'attends pas que ma visite.

- Ça se pourrait. Peut-être. En fait, je me méfie d'un peu tout le monde, ces temps-ci.

- Quelle menace ? Des mages, des sorciers, des aliens fous ? Des humains belliqueux ?

- Rien de particulier. Ça a juste à voir avec mon nom de famille.

- Ah. Comme d'habitude, quoi.

- Comme d'habitude, quoi.

Lena saisit deux bières, les décapsula et en tendit une à Kara en s'asseyant en tailleur dans son fauteuil. Elle était nerveuse. Elle s'était joué cette conversation des dizaines de fois dans son lit, les yeux fixés au plafond, qu'elle connaissait maintenant par cœur. Il fallait se lancer. Elle prit une inspiration, une gorgée de sa bière. Croisa le regard de Kara, sans rien pouvoir y lire. Elle attendait.

- Tu es en danger, Kara.

- Première nouvelle.

- Je suis sérieuse. On veut te tuer. Et on va réussir... à te tuer.

- Bon, si c'est tout, je vais rentrer. J'ai mis une demi-heure à venir jusqu'ici à pied.

Kara se leva péniblement. Lena se leva et la repoussa de quelques pas.

- Ça suffit, maintenant, tu vas m'écouter ! Vous allez m'écouter ! Sérieusement, Kara, on veut ta peau, et on va réussir à te tuer, je ne serais pas là si j'avais pu empêcher ça, alors maintenant, tu va me prendre au sérieux deux secondes ! Merde ! Je ne reviens pas seulement pour foutre le bordel comme tout le monde a l'air de le croire, lâcha-t-elle, en martelant son indexe sur la poitrine de Kara, qui se laissa glisser dans son fauteuil à nouveau.

Lena fit quelques pas, tourna en rond, puis fit face à Kara.

- Désolée. Je ne devrais pas m'énerver. C'est juste que personne ne me prend au sérieux.

La blonde resta silencieuse. Tapota le siège à côté du sien.

- Commence par le début.

- D'accord. D'accord.

Lena reprit tout dans l'ordre. Comment elle était partie de National City. « J'ai rejoint l'un de mes labos en Europe. Ils avaient des recherches intéressantes en cours sur plusieurs maladies. J'ai travaillé là-bas plusieurs mois, le temps qu'on trouve les bonnes formules. Aujourd'hui, c'est tout juste commercialisé. »

- Le nouveau traitement pour le cancer, et les contraceptifs féminins qui n'ont aucun effet indésirables ?

- Oui.

- C'est une sacrée avancée médicale. Impressionnant.

- Je me suis retrouvée un peu par hasard à Londres. Un soir, en sortant d'un pub, je me suis retrouvée nez à nez face à un dinosaure.

- Ah. ce sont des choses qui peuvent arriver.

- J'ai d'abord cru que j'avais trop bu.

- Ça aussi, c'est une chose qui peut arriver.

- J'ai lancé quelques sorts, pour essayer d'immobiliser le dinosaure. Je n'avais jamais fait ça sur quelque chose d'aussi gros. C'est là que je suis tombée sur les Légendes.

- Ahhh je comprends mieux, maintenant, sourit Kara. « Le dino, tout ça... C'est un peu leur spécialité ».

- J'ai découvert ça. Et je suis repartie avec eux. Il n'y avait pas grand chose qui me retenait à Londres. Sara trouvait que j'avais certains talents.

- Du pur Sara.

Lena sourit. Elle avait passé de très bons moments avec les Légendes. Certains de ses fous-rires les plus mémorables. Certains de ses sauvetages les plus fous. Elle s'était reconnue en eux. Cette capacité à se mettre dans la merde, et à essayer de s'en sortir, tout en empirant les choses. Elle avait trouvé la même confiance qu'avec les superfriends. Elle ne l'aurait jamais avoué, mais le travail d'équipe lui plaisait. Elle n'était plus une solitaire qui faisait les choses dans son coin. Plus maintenant.

- Un jour, on a dû intervenir dans le futur à National City. En gros, dans quelques mois.

- Ah.

- Je n'étais pas vraiment sûre de vouloir y aller, sur ce coup-là. Mais pas le choix. L'anomalie était plutôt « énorme », d'après Gideon. On est arrivé au milieu d'une bataille, en plein centre-ville. Supergirl... contre Supergirl.

Kara l'écoutait. Le regard de Lena était perdu dans les braises devant elles. Tout son corps s'était crispé, comme dans ses souvenirs. Elle n'avait rien pu faire, pendant dix secondes. Présente, sans l'être. Jusqu'à ce que Sara lui hurle dessus. Là, elle était sortie de sa transe et s'était jetée dans la bataille.

- Au départ, on a eu du mal à identifier la véritable Supergirl. Elles étaient parfaitement identiques. On a compris quand le clone a utilisé de la Kryptonite. Tout ce qu'on a pu faire, c'est le mettre en fuite. Et essayé de sauver la Supergirl qui était mourante, sur le bitume. On a essayé. Une fois. Deux fois. Trois fois. Après, j'ai arrêté de compter. Mais ça ne marchait pas. On avait beau faire des allers-retours dans le temps, elle finissait toujours par... mourir. Et le clone prenait sa place. Contrôlait la ville. Imposait sa loi. « Il y a des choses qu'on ne peut pas changer. Des personnes qu'on ne peut pas sauver. Peu importe ce qu'on fait, ça ne marche pas. On l'apprend, difficilement. Nous ne sommes pas des dieux ». C'est ce que Sara m'a dit. Je ne l'ai pas crue.

La blonde devenait la suite.

- Tu n'as pas arrêté d'essayer, hein ?

- Non.

- Et ils ont fini par te débarquer là.

- C'est ce que je leur ai demandé, oui. Je n'avais pas essayé dans le présent. Je préférerai ne pas avoir trouvé de traitement pour le cancer et réussir à te sauver.

- Tu ne peux pas dire ça, Lena.

- Si. C'est égoïste, mais si. Je le dis. Et je le pense.

Son regard était sombre. Déterminé. Le regard d'un Luthor. Qui ne souffre pas l'échec. Ni la contradiction. Une partie de Kara avait toujours trouvé ce côté-là de Lena attirant. Cette volonté inébranlable.

- Qu'est ce qu'il se passe, après... ma mort ?, l'interrogea Kara, d'un ton neutre.

- Le clone prend le contrôle de la ville. Refuse l'autorité du gouverneur. Celle du président. Ça se finit... mal. Les superfriends meurent en essayant de l'arrêter. Superman se mêle de l'affaire. Toujours plus de destruction. Les agents du DEO sont autorisés à utiliser de la Kryptonite. Le clone et Superman meurent dans l'affrontement. La centrale nucléaire de National City est touchée. Ça explose. Une partie de la Californie disparaît, avec des millions de personnes. Les anti-supers se déchaînent, obtiennent la guerre contre les héros. Quand je suis revenue, six mois après, il y avait un champ d'astéroïdes à la place de la Terre.

- Tout ça à cause d'un clone ?

- Tout ça parce que je n'arrive pas à te sauver.

- Ça n'est pas de ta faute, Lena. Ce qui doit arriver... Doit arriver.

Lena se tourna vers la blonde. Elle ne l'avait jamais entendue être aussi fataliste.

- Tu veux dire que ça t'est égal ? Ta mort, la fin du monde, tu t'en fiches ?

- Je ne dis pas ça. Je dis que tu as visiblement essayé d'empêcher ça. Et ça ne marche pas. Autant s'y faire, fit-elle en se levant.

Kara restait pensive, adossée à un pilier du porche. Il s'était mis à neiger. Lena la rejoint, enfonçant les mains dans ses poches.

- Je ne m'y fais pas. Je ne m'y ferai jamais, fit-elle, sur le ton du constat.

- Fais ce que tu veux, Lena. Moi je suis fatiguée de ces batailles. Je ne remettrais plus le costume. J'en ai assez fait. Que ce soit un clone ou autre chose, je ne me battrais plus.

- Tu le feras. Je l'ai vu.

- Peut-être. Mais je ne lutterais pas contre le temps. Si un clone de ton frère doit me tuer, c'est ainsi.

- Tu sais ?, fit Lena, surprise.

- Qui d'autre ?

- Oui, c'est vrai, qui d'autre..., lâcha Lena, en faisant les cent pas.

Autant que la mort annoncée de Kara, ça la mettait hors d'elle. Même disparu de la surface de la terre, Lex continuait de lui pourrir la vie. Il avait encore trois coups d'avance. Quoiqu'elle fasse, elle était toujours mise en échec.

- Je me battrais, Kara.

« Je me battrais pour toi », se garda-t-elle d'ajouter. Kara haussa les épaules, paumes de mains tournées vers le ciel.

- Pourquoi ?

- Parce qu'il faut bien que quelqu'un le fasse.