Le plateau avec la théière, les mugs, le verre et l'eau l'attendent déjà sur la table basse quand il entre dans le cabinet. Il se laisse tomber sur le divan et se sert une tasse, une autre pour le doc. On n'est pas des sauvages. Il n'aime pas son psy mais il a toujours appris à Sammy d'être poli avec tout le monde, même les mecs coincés qui vous trifouillent le ciboulot. Novak murmure un merci en venant s'asseoir dans son fauteuil.

Dean renifle avec plaisir la volute de fumée qui s'élève de son mug, promenant le regard dans la pièce pour ne pas avoir à se faire happer par le bleu le plus bleu des bleus. Il découvre peu à peu la pièce qu'il visite pourtant pour la troisième fois. Bravo l'enquêteur.

- Vous tirez à l'arc, Doc ?

Vu le machin qui trône au-dessus de la porte, ce serait du gâchis si ce n'était pas le cas. Un géant à poulie, noir laqué, le genre qui vous dégomme sans bruit à cent mètres.

Novak avale la gorgée qu'il a prise en suivant le regard de son patient et hoche la tête.

- Oui, c'etait mon arc de compétition lorsque j'étais jeune. J'ai arrêté il y a quinze ans quand j'ai commencé la fac. Je n'en fait plus que pour le plaisir maintenant.

- Vous ne tirez que sur cible ?

- La plupart du temps. Mais il m'est arrivé de chasser avec.

Dean hausse les sourcils.

- Vous avez l'air étonné.

Putain oui, comment ça se passe pour toi avec ton balais dans l'cul, j'veux dire, ça doit gêner.

- Je ne vous voyais pas capable de tuer quoi que ce soit à vrai dire.

Le son grave est bref, presque un aboiement, mais pas du genre Chihuahua hein, plutôt Dobermann. Ça claque et ça râpe, ce rire. C'est classe et beau.

- Ne vous fiez pas aux apparences, Dean.

Allez prends-toi ça, Agent Spécial Winchester. Tu ne l'as pas volé, c'est de bonne guerre.

Il se recule dans le divan, les doigts autour de son mug comme un écureuil qui tient une noisette. Il fait seulement gris, aujourd'hui, c'est mieux. Ou pas. Y'a même pas de pluie pour apporter un peu de vie à ce monochrome fadouille. Jamais content.

- Comment s'est passé votre week-end ?

Retour du bloc note et du stylo, la récré est terminée.

- Sammy a sourit.

Bon, et rien que ça, c'est déjà beaucoup, non ?

- Pourquoi ?

- J'ai commandé des pizzas, j'ai dormi dans mon lit, c'est tout con.

Et je le referais juste pour voir les iris hazel qui éclatent dans les spots de la cuisine. Sa jambe droite tressaute un moment avant qu'il ne se force à arrêter. Pas envie de gâcher le bonheur liquide qu'il tient dans ses mains avec un faux mouvement. Il s'en envoie une bonne gorgée, claque des lèvres.

- Votre sommeil s'est amélioré ?

- J'ai toujours la même gueule de déterré, j'imagine que non.

- Le retard de sommeil, surtout sur une longue période, met du temps à être rattrapé. Votre dette est conséquente.

Un Winchester paye toujours ses dettes, t'inquiètes Doc. Il termine son chaï et pose son mug, avant de chercher une position confortable sur le divan. Il a le dos en compote à force de bosser sur la table basse, alors il finit allongé, les yeux au plafond. Il fourre les mains dans la poche de son sweat gris, triture un fil qui dépasse à l'intérieur.

- Bobby nous a invité Samedi, j'ai laissé Sam y aller seul.

Novak attend la suite, sans forcer.

- J'avais du boulot, c'est déjà assez chiant de bosser à la maison, j'ai pas tout sous la main. J'ai repensé à ce que vous aviez dit la semaine dernière.

Il se tortille un peu et se tourne vers le psy, qui se présente toujours de ¾ dos. Il attrape un des coussins et le glisse sous sa tête, c'est plus confortable que l'accoudoir.

- Quand vous avez dit qu'il s'en était pris à l'être plutôt qu'au corps. On avait déduit de… De son changement de mode opératoire qu'il avait peut-être été interrompu, ou pas loin de l'être. Mais aucune trace d'une troisième personne dans la maison, aucun témoin ne s'est manifesté, alors si il n'avait pas peur d'être repéré, peut être que c'était elle, qui l'a dérangé.

Il voit Novak qui hoche la tête. La lueur dorée des ampoules qui joue sur le noir corbeau.

- Peut être qu'elle lui a dit quelque chose qui lui a déplu et qu'il a voulu la faire taire, ou peut être même qu'il la connaissait. Alors j'ai essayé de recouper les liens possibles entre chaque victime, voir s'il y avait un point commun.

Le doc tourne un peu la tête, fragment de saphir qui rencontre l'émeraude qui s'illumine d'excitation. Trop content d'avoir une piste à suivre.

- Mais j'ai pas encore trouvé. Ce sont des personnes isolées physiquement et socialement qu'il vise, il doit pouvoir faire ses saloperies tranquille sans être dérangé par un parent ou un ami qui débarque.

- C'est un point commun, la solitude.

Dean fronce les sourcils, se gratte la tête avant de ranger sa main sous le coussin.

- Ouais mais… Je sais pas, je suis persuadé qu'il a un moyen de les trouver facilement, c'est pas du hasard. Et en général, les personnes seules font pas de vague, je veux dire, y'a pas plus invisible, non ?

Le psy se lève, et marche vers le bureau de bois cerise sombre - merisier, y'a le même chez Bobby - sans un mot, suivi des yeux par un patient confus. Il ouvre un tiroir, fouille deux secondes et revient vers le divan, raide comme la justice. Balai, doc, essaye juste juste une fois sans, tu vas voir, ça change la vie.

Dean se retrouve avec un dépliant sous le nez, qu'il attrape en regardant Novak comme s'il lui avait poussé une deuxième tête. Un prospectus du genre S.O.S amitié, avec un numéro de téléphone, une adresse de forum sur internet et d'une antenne locale. Oh putain.

- Votre Raptor dispose de nombreux moyens de débusquer ses victimes, Dean. Ce dépliant n'est qu'un exemple, il existe de nombreuses associations de ce genre dans le pays.

Oh merde, l'aiguille dans la botte de foin.

- Il pourrait bosser dans un de ces centres.

- Ou il pourrait participer bénévolement sur un forum d'entraide, ou se faire passer pour un usager. Ce n'est pas la solution offerte sur un plateau mais…

- Non, non, c'est bien, c'est cool, ça me donne une nouvelle piste à explorer, merci Doc !

Novak incline juste un peu la tête, il a repris sa place et son bloc.

Dean essaye de se souvenir si des papelards du genre ont déjà été retrouvés chez les victimes précédentes. Ça ne lui dit rien, mais dès qu'il pose un pied à la maison, il appellera Charlie. Il a envie de rire, brusquement, un pic d'adrénaline lui noie le cerveau, y'a comme un rayon de soleil dans sa grisaille.

- Est ce que l'enquête est la seule raison qui vous a poussé à refuser l'invitation de Robert Singer ?

Ah, boulot boulot hein, pas l'temps de niaiser. Dean fourre le prospectus dans la poche de son sweat et remonte ses jambes en chien de fusil. Il a encore sur la langue le goût sucré et épicé, il a encore assez chaud.

- Je lui en veut de m'avoir mis sur la touche, de m'envoyer ici. J'ai pas envie de lui parler en ce moment. La dernière fois… Bon, c'était assez moche.

Il contracte les doigts de sa main droite, celle qu'il a envoyée dans le mur à quelques centimètres de son presque père. Il a bien douillé, pourtant il est au courant que dans ces cas là, c'est toujours le mur qui gagne, surtout quand c'est du béton.

- Vous n'êtes pas sur la touche puisque l'affaire ne vous a pas été retirée.

- Non, mais j'ai plus le droit de venir au bureau, ni d'aller sur le terrain. C'est tout comme.

- Quelles sont les raisons qui vous ont été données ?

Tu sais très bien pourquoi, la même qui fait que je me retrouve ici, dans ton canapé beige que je suis en train de pourrir avec mes pompes. Il déglutit et ça s'entend.

- Parce que je suis instable et que j'ai failli coller mon poing dans la figure de Bobby.

- Mais vous ne l'avez pas fait.

- Non, je me suis juste cassé deux doigts et un métacarpe contre le mur.

Comme si ça allait me servir de leçon, plus con tu crèves.

- Avez-vous eu un nouvel accès de colère depuis ?

- Non. Enfin, pas à ce point là.

J'en ai même plus la force. Je tremble quand j'essaie d'ouvrir une bière, alors démonter quelqu'un, laisse moi rire.

Il ferme les yeux une minute. Qui s'étire et s'allonge, l'air de rien. Sans bruit, sans protestation. Par surprise.

Castiel Novak tourne la tête quand le silence s'éternise. Il cligne des paupières plusieurs fois quand il remarque la respiration calme et profonde qui contraste avec les yeux entrouverts de son patient. Pourtant il l'a vu les fermer à de nombreuses reprises. Trop difficile de dormir complètement, une illusion d'éveil pour masquer l'abandon, la vulnérabilité. Presque roulé en boule sur le divan, il a l'air petit, tout petit.

Il se lève en silence et retourne à son bureau. Il sort son portable, règle le réveil pour laisser vingt bonnes minutes de sommeil à son patient. Hésite un peu, et tapote rapidement un message. La réponse arrive quelques secondes plus tard, lui arrachant un sourire en coin. Il profite des quelques minutes libres pour recopier ses notes dans le dossier de Dean. Il parle beaucoup pour quelqu'un qui ne voulait pas consulter. Il s'attendait à des heures de mutisme buté, mais non. D'habitude les agents envoyés de force sont beaucoup moins enclins à se dévoiler. Et même si Dean balance l'important comme une broutille, il le fait. Il voit bien les éclats de colère qui transpercent dans ses yeux entre deux réponses. Il a probablement été rhabillé pour les dix prochains hivers. Peu importe. Robert l'avait prévenu, que "son gamin" allait lui en faire voir de toutes les couleurs. Pour le moment, on a vu pire, bien pire. Mais ça va venir.

Il surveille du coin de l'œil son patient entre deux lignes, regarde l'heure tourner. Quand on se réveille, il y a en général quelques secondes entre le sommeil et l'éveil. Pas pour Dean. Si Castiel avait cligné des yeux au mauvais moment, il aurait raté l'instant infime entre l'inconscience et le retour à la réalité de son patient. 11:58:24 : Dean est allongé, endormi. 11:58:26 : Dean est assis, raide comme un piquet sur le divan, prêt à se lever et se sauver, le souffle court, comme si une corne de brume venait de sonner à son oreille.

- Merde je… J'ai dormi longtemps ?

Il cherche le doc du regard pendant une seconde, avant de le trouver dans le fond de la pièce à son bureau. La honte. Il cligne des yeux qui piquent un peu, lorgne la théière mais ce serait sûrement un peu abusé là, non ?

- Un peu moins de vingt minutes. Ce n'est pas grave Dean, je n'ai pas d'autre rendez-vous aujourd'hui.

Dean se racle la gorge, un peu sèche. Oh et puis merde, il n'a qu'à le virer si ça ne lui plait pas. Il se sert un mug, et le siffle en vitesse, comme un gamin qui chippe de la confiture dans le placard.

- Comment vous faites pour vivre avec si peu de patients ?

Novak sourit en plantant sur lui le bleu qui tourne un peu à l'orage dans l'ombre de la bibliothèque.

- Je suis employé par l'État, vous savez. Comme vous.

Ouais donc, qu'il voit une personne ou quinze par jour, c'est le même tarif. Bien joué Doc.

- Je… Je vais y aller, la séance est terminée.

Il retient le "non ?" qui le démange. Pas envie que l'autre prolonge la torture.

Un coup discret à une fenêtre éclate dans le silence. Novak lui fait un signe de main, lui demande d'attendre. Il ouvre le battant, échange quelques mots que Dean n'entend pas avec un interlocuteur invisible. Il s'en fout des mots. Le doc sourit, toutes dents dehors, et la vache, colgate a une nouvelle égérie. C'est plus blanc que blanc, aussi aligné que des touches de piano. Ça a duré deux secondes avant que les lèvres ne masquent à nouveau l'éclat qui tranche comme un rasoir sur sa peau un peu halée. Comment il fait pour ne pas avoir le teint cachet d'aspirine propre à la région ? Il ne l'imagine pas se dorer la couenne sous UV. Merde, les afro-américains du coin doivent se bourrer de vitamine D s'ils ne veulent pas tomber en miettes, Rufus râle assez là dessus. Peut être la chance d'avoir un pédigrée un peu plus bariolé que le sien tout droit sorti du Surrey en Angleterre. Veinard.

Le Doc referme la fenêtre, un sac plastique à la main.

- Venez, j'ai quelque chose pour vous.

Dean se lève, abandonne son mug sur la table basse, et se dirige comme un automate vers le bureau où Novak déballe quatre boîtes en carton. Oh la vache, burger. Il bave presque à la Homer Simpson, ça sent foutrement bon.

- Vous aimez le canard ? C'est la spécialité du restaurant familial.

Dean hausse les sourcils en s'asseyant. Attends, c'est légal de faire ça ?

- Votre famille tient un resto ?

- La brasserie française à côté de Columbia Park.

Dean ouvre la bouche, poisson hors de l'eau béat.

- Mais ça coûte un bras, là bas ! Je ne peux pas…

- Mangez, c'est offert par la maison.

Bon, on a tous des principes, hein, mais là, le fumet suffirait presque à lui faire vendre son âme et son corps avec si besoin. Et quand il mord dans le pain croustillant, c'est devenu une certitude. Prenez tout, je peux crever ici et maintenant. Il laisse échapper un grognement de pure félicité, c'est l'extase à l'état brut. Il voit Novak qui pose les yeux sur lui. Juge moi mon pote, rien à foutre, fallait pas me faire goûter le paradis. Que Sam aille se faire voir lui et ses graines. Il n'en laisse pas une miette, ça fait des mois qu'il n'a pas mangé autant, et son estomac se charge de lui dire que bon, faut pas pousser. Il fixe la mini tarte aux pommes qui l'attend sagement dans son carton, mais là, non, s'il continue il va tout rendre sur la moquette. Hors de question, ce burger lui appartient, il partage pas.

- Ne vous forcez pas, emportez la avec vous. Vous pouvez même prendre la mienne, je ne suis pas très sucré. Gabriel insiste toujours, mais au final c'est lui qui les mange.

Il remarque tout ce psy, c'est énervant.

- Votre frère ?

- Oui, lui et Balthazar - mon deuxième frère - ont repris l'affaire il y a quelques années. Gabriel à la cuisine, Balty comme sommelier.

- Vous féliciterez le chef, c'était vraiment… Divin.

Novak sourit, mais l'émail reste sagement caché. Dommage. Il remballe les deux tartes dans le sac plastique et le tend à Dean, avant de le raccompagner à la porte.

- A vendredi.

- A vendredi, Doc.

Il hésite à lui serrer la main. Mais bon, il vient de se baffrer un burger, il a probablement les doigts encore un peu gras, la serviette n'a pas suffit. Alors il se sauve après un petit signe de tête.