Chapitre 3 : De Charybde en Scylla

Je me réveille en sursaut, trempée de sueur malgré le froid du petit matin. Le soleil est à peine levé mais je vois que Djidane est déjà debout et en train d'observer une carte d'un air songeur. J'enfile mon pantalon aussi discrètement que possible pendant que Bibi sort peu à peu de son sommeil. Je m'approche ensuite du jeune voleur pour discuter de l'itinéraire à suivre :

« Il devrait y avoir une caverne au Nord d'ici qui permet de sortir de la Brume. » affirme-t-il en fronçant les sourcils.

Je fais semblant de jeter un œil à la carte qu'il tient, mais je sais déjà ce qu'il y a dessus. Je suis surtout occupée à essayer de maîtriser la panique qui est en train de s'installer en moi. Je veux dire, déjà, la Forêt Interdite, c'était horrible, mais ça ne va faire qu'empirer. Les monstres qu'on va rencontrer vont devenir de plus en plus terrifiants, et je ne parle même pas du premier Valseur, qui est probablement le boss qui m'a le plus bloquée dans le jeu. Je sais bien que c'est Djidane qui le vaincra seul et que je serai dans les vapes comme les autres à ce moment-là, mais en fait, ça ne me rassure pas une seule seconde. Savoir que je serai à la merci des éléments et des créatures de la grotte est plutôt pire, en fait.

« Ça va, Claire ? » me demande le voleur, qui a remarqué que je me sentais mal.

J'essaie de me contrôler pour lui répondre, mais rien à faire, mes mains tremblent, ma voix s'entrecoupe de sanglots, et je me mets à chialer. Il faut plusieurs minutes pour qu'il arrive à me calmer un peu. Ou au moins pour que je sois capable d'articuler une phrase cohérente :

« Je ne veux pas y aller, c'est trop dangereux.

- Je comprends, me répond-il d'une voix douce et rassurante. Mais on ne peut pas rester là non plus. Il y a des monstres partout sous la Brume, et les troupes de Branet sont probablement en train de fouiller tout le pays pour retrouver la princesse.

- Je sais bien, je souffle. Je sais qu'on n'a pas le choix. Désolée d'être si faible et inutile. »

Ça m'énerve un peu d'avoir autant besoin d'être rassurée. D'abord Steiner, maintenant Djidane. C'est probablement le seul point sur lequel ils ont réussi à se mettre d'accord : je suis absolument pathétique. L'espace d'une seconde, je me dis qu'on pourrait peut-être essayer de passer par la porte Nord, mais elle est bloquée dans le jeu, donc je n'ai pas beaucoup d'espoir qu'on puisse traverser non plus dans cet univers-ci. Et ça ne ferait que rallonger le trajet et nous mettre à portée des troupes d'Alexandrie qui sont en train d'attaquer Bloumécia. Finalement, je reprends la parole, d'une voix moins assurée que je ne souhaiterais :

« Je sais qu'il y a un petit village qui s'appelle Dali dans les montagnes entre les royaumes d'Alexandrie et de Lindblum. Si je me souviens bien, il y a une ligne d'aéronefs qui y passe. Si ta caverne débouche bien au-dessus de la Brume, on pourra peut-être tomber dessus et utiliser un vaisseau pour raccourcir notre trajet.

- C'est une bonne idée, effectivement. Mais on va déjà trouver cette grotte et la traverser, on avisera ensuite. Et sur le trajet, reste près de moi ou du vieux, on te protègera, t'inquiète.

Je rougis de honte, mais le jeune homme se lève et m'adresse un sourire charmeur et rassurant, avant de s'approcher du mage noir pour finir de le réveiller. Il se dirige alors vers la tente où dort la princesse, mais Steiner apparaît alors, comme par magie :

« Que crois-tu faire, brigand ?

- Je réveille Grenat, qu'est-ce que tu crois ? On ne va pas traîner là toute la journée.

- Je t'interdis d'entrer dans cette tente ! »

La dispute dégénère alors, jusqu'à ce que la princesse, encore à moitié assoupie, ne passe la tête par l'ouverture de la tente en demandant la raison de ce bruit.

Nous levons le camp aussi rapidement que possible, puis nous partons en direction du la Grotte des Glaces. Nous ne pouvons pas nous repérer grâce au soleil, car la Brume empêche complètement de voir le ciel, mais le trajet n'est pas long. En progressant, je vois que Steiner commence à ralentir et à dodeliner de la tête. Je m'approche de lui et je lui demande discrètement si tout va bien.

« Bien entendu ! » s'exclame-t-il un peu trop fort en se redressant.

Mais je m'aperçois que son visage est pâle et ses yeux incroyablement cernés.

« Ne me dites pas que vous avez passé la nuit debout ! je lâche, interloquée.

- Il fallait bien que quelqu'un monte la garde, et je n'allais pas faire confiance à ce malandrin. Qui sait ce qu'il aurait pu faire à la princesse ?

- Vous devriez lui faire un peu plus confiance, vous savez, je réponds. Il est plus honorable qu'on ne pourrait le croire. Après tout, c'est lui qui vous a sauvés, vous et Bibi, quand vous avez été empoisonnés. Il vous a littéralement portés sur son dos tout en repoussant les monstres qui vous menaçaient. Ce n'est pas exactement l'action d'un criminel sans foi ni loi.

- Quoi qu'il en soit, la princesse est sous ma responsabilité, et je ne faillirai pas à mon devoir, affirme-t-il avec conviction.

- Je ne vois pas comment vous pourriez la protéger si vous tombez de sommeil, je réponds en changeant de tactique. La prochaine fois, réveillez-moi, au moins, pour pouvoir vous reposer un peu aussi. Mais dans l'idéal, il faudra qu'on organise de vrais tours de garde. »

Le chevalier grommelle un peu, mais il acquiesce. Le groupe continue de progresser, avec Djidane qui ouvre la marche, suivi de la princesse qui discute avec lui en chuchotant, puis de Bibi, qui semble perdu dans ses pensées. Steiner ferme la marche, et je reste avec lui pour m'assurer u'il ne s'effondre pas de fatigue mais il fait preuve d'une endurance impressionnante. Nous devons repousser quelques groupes de monstres, en particulier une meute d'Eskuriax visiblement affamés, mais nous avançons à un bon rythme, je crois. Finalement, la façade de la montagne surgit à travers la Brume, et je distingue l'entrée de la Grotte des Glaces. Même à cette distance, la blancheur de la neige a quelque chose d'éblouissant, et la température se rafraîchit considérablement à mesure que nous approchons de la caverne. Je dois frotter mes bras contre mon torse pour préserver un peu de chaleur à travers mon sweat-shirt qui a été déchiré et troué lors de notre fuite de la Forêt Maudite.

À ce moment, Djidane suggère que nous nous arrêtions pour manger. Le soleil est toujours caché par la Brume, si bien que je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est. Le voleur explique qu'il a faim, et que ça signifie qu'il est probablement l'heure du repas. Steiner manque de s'étouffer devant tant de désinvolture, mais Grenat approuve l'idée de faire une pause. Elle n'a pas l'air d'être encore pleinement remise de ses épreuves, et la longue marche l'a sans doute épuisée. Le capitaine obtempère immédiatement au souhait de sa princesse et nous déjeunons assez rapidement avant de reprendre notre marche.

Lorsque notre groupe arrive à l'entrée de la Grotte des Glaces, le froid se fait désormais cruellement sentir. Je ne suis clairement pas habillée pour ce genre de température, et j'essaie de me réchauffer comme je peux, mais je suis frigorifiée. Les autres ne sont pas dans un meilleur état : Djidane sautille sur place et se frotte les bras et Steiner claque des dents malgré ses efforts pour paraître imperturbable. Il n'y a que le petite mage noir qui ne paraît pas trop affecté. Quant à Grenat, bien qu'elle grelotte de froid, son regard brille d'émerveillement alors qu'elle se penche pour observer des fleurs de glace. Dans le jeu, j'avais l'impression que c'étaient de véritables fleurs qui avaient été gelées par la température ambiante mais en y réfléchissant, j'ai un sérieux doute : comment pourraient-elles survivre aussi longtemps ? Non, à les voir ainsi en vrai, je dirais plutôt que ce sont de vraies plantes, mais faites entièrement de glace. Je souris tout en claquant des dents, une nouvelle fois émerveillée par la beauté et la magie de cet univers.

Les garçons sont visiblement moins intéressés que nous par ces considérations esthétiques. Steiner s'inquiète des monstres que nous pourrons rencontrer et essaie de convaincre Grenat de se montrer prudente, tandis que Bibi affirme :

« Grand-père m'a dit que cette grotte commençait sous la Brume et finissait au-dessus. »

Cela entraîne un moment de malaise lorsqu'il doit expliquer que Kwane, son grand-père (du moins adoptif) est mort. Djidane lâche un mot de réconfort et pose une main sur l'épaule du petit mage noir, puis nous incite à avancer. Notre progression est lente, bien trop à mon goût. La pente est verglacée et assez raide de plus, nous devons souvent ralentir pour éviter de tomber dans les ravins qui bordent certains passages du chemin. Dans le jeu, il y a des murs invisibles qui empêchent les personnages de tomber, si bien je n'avais jamais réalisé à quel point les gouffres qui les entouraient étaient profonds. Je suis peu sujette au vertige en temps normal, mais j'ai du mal à ne pas avoir la tête qui tourne quand mon regard s'écarte un peu du chemin et plonge dans ces abysses insondables.

Après avoir un peu avancé, j'esquisse un sourire en apercevant une paroi de glace derrière laquelle est visible un objet, rendu indistinct par la réfraction de la lumière. Je le pointe du doigt à Bibi et je lui suggère d'utiliser sa magie pour faire fondre la glace. Djidane grimace :

« C'est tentant, mais on ne peut pas trop se permettre de gaspiller des sorts pour rien. On n'a aucun Ether pour soigner Bibi et on ne sait pas encore ce qui nous attend avant la fin de la grotte, ni après, d'ailleurs. »

Je ne peux pas lui avouer que je sais ce qui nous attend, et en particulier ce qui l'attend, lui. Il n'a pas tort en ce qui concerne nos ressources, mais a priori, le mage noir ne pourra pas l'aider pour vaincre ce fichu Valseur et son Sealion, et ensuite, on sera très vite à Dali. J'argumente :

« Justement, on a besoin de récupérer tout ce qui peut nous être utile. C'est juste un sort de Brasier, et si on trouve même un seul Ether, ou carrément un Elixir, ça vaudra complètement le coup, non ? »

Djidane s'apprête à répondre, mais Grenat le coupe :

« Et vous, Bibi, qu'en pensez-vous ? Après tout, c'est vous le premier concerné, aussi ce devrait être à vous de prendre cette décision.

- J'ai envie de savoir ce qu'il y a derrière. » répond le mage en hochant la tête.

Il concentre la magie entre ses mains, puis fait fondre prudemment la glace, qui révèle un squelette congelé. D'accccccccord. Je ne m'attendais carrément pas à ça. En fait, je crois que je vais me sentir mal. Djidane s'approche et commence à fouiller le cadavre avec un dégoût évident pendant que je me penche sur le côté en essayant de contrôler mes haut-le-cœur, et que Steiner tente d'empêcher la princesse d'observer ces actions peu ragoûtantes. Après un temps infini qui dure sans doute moins d'une minute, le voleur se redresse et me tend une fiole au contenu rouge ainsi qu'une bourse lourde et rebondie qui produit un bruit de pièces lorsqu'il la secoue.

« Tu avais raison, Claire, me dit-il avec un sourire un peu verdâtre. C'était dégueu, mais ça valait le coup. »

Et il fait tourner entre ses doigts une dague que je n'avais pas vue tout de suite mais que je reconnais immédiatement. C'est sa Daguemagik ! Ça va considérablement aider pour les monstres, et en particulier le Valseur.

Nous reprenons notre progression, mais très rapidement, je vois le voleur tirer sa nouvelle arme et se tendre pendant que Steiner fait rempart de son corps devant la princesse. C'est alors que je réalise que nous ne sommes pas seuls. Une forme apparait derrière une immense stalagmite de glace qui la cachait : un humanoïde de petite taille, protégé par un manteau épais et dont la moitié supérieure du visage est cachée par une toque de fourrure, tandis qu'une immense langue dépasse de sa bouche béante. Je le reconnais au coutelas et à la fiole qu'il tient : un Shaman. Les deux guerriers se mettent en garde et s'élancent à l'assaut pendant que Bibi se prépare à lancer un sort.

« Attends une seconde, je lui dis en plaçant une main sur son épaule. Je ne pense pas qu'ils aient besoin d'aide et tu risques de les blesser. »

Pendant ce temps, je scrute frénétiquement les environs. Je suis sans doute paranoïaque, mais je n'ai jamais vu un de ces monstres seul dans le jeu, et comme on dit, mieux vaut prévenir que guérir. Alors que j'allais me dire que je me faisais des idées, je distingue quelque chose qui se dirige vers Steiner : c'est un Flambos ! Comme son nom l'indique, c'est une espèce de flan gigantesque (enfin, aussi grand qu'un être humain, ce qui est assez terrifiant pour un flan), jaunâtre et gélatineux, capable de jeter des sorts. Je le désigne du doigt à Bibi, qui hoche la tête et lui expédie un Brasier bien placé. Je lève la main pour qu'il me la claque, mais il me regarde sans comprendre, et la princesse paraît aussi perdue que lui. Je me sens un peu bête de ne pas avoir pensé qu'on pouvait ne pas faire ça dans cet univers. Les deux guerriers achèvent leur ennemi, puis se retournent vers nous avec un sourire triomphant. Mais leur expression change très vite et il se ruent vers nous en criant : « Attention ! ».

En me retournant, j'aperçois un bloc de glace qui se dirige vers moi à toute allure, et j'ai tout juste le temps de songer qu'effectivement, dans le jeu, il y a des combats contre un Shaman et DEUX Flambos avant d'être atteinte par l'attaque et de perdre conscience.

C'est le visage inquiet de Grenat, son bâton de mage blanche à la main, qui m'accueille au réveil.

« Comment allez-vous ? » me demande-t-elle.

J'imagine qu'elle a utilisé sa magie pour me soigner, et je la remercie. Mais quand j'essaie de me relever, je trébuche et je manque de tomber à nouveau. Steiner m'aide à garder l'équilibre sur mes jambes flageolantes et je me redresse plus prudemment. Djidane me regarde d'un air songeur, puis commente :

« C'est vraiment pas de bol, le sort de Glacier ne t'a vraiment pas ratée. Il va falloir qu'on fasse une pause, j'imagine. J'aurais bien aimé ne pas passer la nuit ici, mais il y avait peu de chances qu'on puisse traverser cette grotte en à peine une demi-journée, et honnêtement, ça me fera du bien de me reposer aussi. »

Je plisse les yeux pour essayer de mieux distinguer ce qui nous entoure et de trouver un endroit que je puisse reconnaître, même si j'ai la tête qui tourne. Mais je suis interrompue lorsque Djidane s'approche de moi et fait passer mon bras au-dessus de son épaule pour que je prenne appui sur lui. J'ai un vertige qui n'a pas grand-chose à voir avec ma blessure quand il pose son autre main sur ma taille et que je le sens tout contre moi. Oui, ben c'est un beau gosse un peu mauvais garçon, mais avec un cœur en or. Je craque pour lui, mais je ne pense pas qu'il y ait une seule fille au monde qui ne craque pas pour lui. Probablement pas mal de garçons, aussi.

« Bibi, toi et le vieux, vous marchez devant, ordonne le jeune voleur, indifférent à mon trouble. Vous cherchez un coin qui a l'air sûr, et au moindre signe d'un problème, vous le dézinguez. Grenat, tu te planques derrière eux pendant que je surveille vos arrières. Allez, on bouge de là, sinon, les monstres vont revenir. »

C'est qu'il est franchement mignon quand il se montre responsable ! Je me sens rougir et j'essaie de me reprendre. Nous progressons lentement, car Steiner se retourne régulièrement pour vérifier que la princesse est en sécurité et que je tiens le rythme (ou, le connaissant, pour s'assurer que Djidane ne profite pas de moi). Après une temps de marche qui me paraît infini, Steiner lance :

« Je crois que je vois de la lumière par là. La sortie est probablement plus proche que tu ne le croyais, brigand ! Princesse, nous pourrons bientôt trouver un établissement digne de vous accueillir, je vous le promets ! »

Je lève les yeux et je commence à paniquer. Le tunnel que le chevalier désigne est effectivement mieux éclairé, et je sais qu'il nous conduit à la sortie de la caverne. Mais il nous conduit surtout au Valseur. Je commence à m'agiter et à paniquer, malgré les efforts de Djidane pour me calmer. J'essaie de ne pas hurler pour ne pas attirer plus de monstres, mais j'ai beaucoup de mal à me contrôler. Enfin, je finis par retrouver une partie de mes esprits et je réussis à pointer du doigt une ouverture qui se situe à gauche de la sortie. Si tout va bien, ça devrait être la grotte où Mogice est congelé. Les autres acceptent, sans doute plus pour m'apaiser que parce qu'ils comprennent mon agitation, et nous débouchons dans une grotte plus petite, au centre de laquelle trône un genre de piédestal dans lequel un Mog est effectivement emprisonné dans la glace. Steiner propose à Bibi d'utiliser sa magie pour le libérer, et le petit mage s'exécute.

Mogice nous remercie de l'avoir délivré et nous explique que nous sommes en sécurité ici, car les monstres ne viennent jamais dans cette partie de la grotte. Tout le groupe pousse un soupir de soulagement. Nous commençons donc à monter le camp tranquillement. Grenat commence à observer les fleurs de glace avec un grand intérêt, mais Djidane lui tend la toile de la tente pour qu'elle l'aide à la dresser, non sans lui adresser une pique, pas très méchante, mais bien plus insolente que ce que Steiner est capable d'accepter. Les deux hommes commencent à nouveau à s'écharper sous le regard interloqué de Grenat, et c'est finalement elle et moi qui montons la tente seules pendant que Bibi s'occupe de faire un feu. Lorsque Djidane et Steiner s'interrompent dans leur dispute, ils regardent avec surprise le camp que nous avons dressé, et nous ne pouvons nous empêcher de frimer un peu :

« Je ne pense pas me débrouiller trop mal pour une princesse qui a toujours mené la vie de château, n'est-ce pas ? demande Grenat avec un sourire, en reprenant les mots que Djidane lui avait lancés.

- Comme quoi, on n'a peut-être pas besoin des mecs, en fait. À part Bibi, lui, il est utile, j'ajoute en adressant un sourire au petit mage noir, qui baisse la tête en tenant son chapeau, visiblement mal à l'aise.

- Ouais, tu ne disais pas ça quand je te portais à bout de bras tout à l'heure, me répond Djidane.

Mais son sourire franc indique qu'il n'est pas rancunier et qu'il ne prend pas nos plaisanteries mal. Steiner, de son côté, se détourne et marmonne quelque chose comme « La princesse n'aurait pas dû avoir à se salir les mains. ». Je réalise avec surprise qu'il boude.

Nous prenons un repas avec les maigres provisions qui nous restent. J'espère que Dali n'est pas trop éloigné de la sortie de la caverne, parce que nous avons vraiment besoin de nous ravitailler. J'en profite pour demander combien d'argent on a en réserve, et je découvre avec joie qu'entre ce que Djidane a emporté du Prima Vista, les piécettes qu'on a récoltées sur les gobelins et certains autres monstres humanoïdes, et le butin qu'on pourra revendre, on a de l'ordre d'une dizaine de milliers de gils. Cela signifie que ça vaudra totalement le coup d'essayer de faire forger des Robes de coton avant de les revendre à Lindblum. Je ne sais pas si ce truc pour se faire de l'argent facilement dans le jeu fonctionnera en vrai, mais ce n'est pas comme si c'était un investissement de départ si énorme que ça, et il va y avoir plein d'équipement utile à récupérer si on a des fonds suffisants.

Je demande aussi à Bibi de nous parler de son grand-père. Je sais qu'il est mort très récemment, et j'espère ne pas réveiller d'émotions trop brutales, j'aimerais bien gagner sa confiance et apprendre à mieux le connaître. Je sais qu'il gagnera en assurance à mesure que le jeu progresse, mais il paraît si fermé et vulnérable jusque-là que je ne peux m'empêcher de vouloir le tirer de sa timidité maladive.

Et de fait, le jeune garçon a du mal à commencer à parler, mais une fois que Grenat lui a adressé quelques mots réconfortants, il s'anime peu à peu et commence à nous raconter toutes sortes d'anecdotes. Je savais que Kwane était un personnage haut en couleur, mais je me dis que j'aurais aimé pouvoir le rencontrer. Enfin, lorsque Steiner indique qu'il est temps de se coucher, Bibi nous remercie et nous serre dans ses bras à tour de rôle. Je suis affreusement gênée, quoique moins que Steiner, qui ne sait absolument pas comment réagir, mais Djidane et Grenat enlacent le mage noir en retour sans une seconde d'hésitation.

C'est le chevalier qui prend le premier tour de garde, mais j'insiste pour que chacun fasse sa part, en lui jetant un regard entendu. Malgré tout, il tente de convaincre le groupe que la princesse ne peut pas s'abaisser à des tâches si viles, avec un succès plus que mitigé : Djidane commence à rétorquer, mais il n'a pas le temps de prononcer plus d'une phrase avant que Grenat prenne la parole :

« Capitaine Steiner, j'apprécie vos efforts pour me protéger, et je reconnais votre dévouement exceptionnel, mais sachez que je suis parfaitement capable de prendre mes décisions moi-même et de contribuer au groupe ! J'assurerai mon tour de garde aussi bien que tout le monde et ce n'est pas négociable ! »

Puis elle se retourne brusquement en faisant voler ses cheveux, visiblement fâchée, et rentre sous la tente. Je veux dire, aucun d'entre nous n'ose lui dire qu'elle est la seule à avoir le luxe de profiter d'un abri pour elle seule, et ça ne nous paraîtrait pas non plus correcte de dormir avec elle. C'est quand même un membre de la famille royale, après tout. Enfin, quand je vois le regard que jette Djidane à la tente, je me dis qu'il n'aurait pas d'objection à rejoindre Grenat, mais il ne dit rien. Il s'aperçoit que je l'observe et il détourne le regard en rougissant légèrement, avant de se glisser dans son propre sac de couchage et de me tourner le dos. Nous nous endormons tout les uns après les autres, sauf Steiner qui monte la garde à l'entrée de la caverne.

Je suis réveillée en plein milieu d'un rêve assez peu agréable par Djidane. Je me sens encore épuisée et j'ai du mal à me concentrer plus d'une seconde, car vu l'obscurité qui règne dans la grotte, on est encore au milieu de la nuit. Je dois avouer que ce n'est pas un rythme dont j'ai l'habitude, même si j'ai passé plus d'une nuit blanche, principalement à jouer à des jeux vidéo pendant que mon père était en voyage d'affaires.

Le jeune voleur me regarde essayer de reprendre mes esprits avec un sourire ironique. Je jette un regard soulagé vers Steiner qui dort comme un sonneur. C'est bon de savoir qu'il a été plus raisonnable qu'hier. Djidane finit par me dire :

« Je t'ai gardé le dernier tour de garde, c'est l'un des plus facile à tenir. Tu n'auras qu'à nous réveiller quand il y aura assez de lumière pour reprendre le trajet.

- Merci. Je ferai de mon mieux.

- Je n'en doute pas. Je dois avouer, tu as quelque chose d'un mystère, Claire. »

Je dois avoir l'air particulièrement interloquée, parce qu'il prend le temps de s'expliquer :

« Par certains aspects, tu es un peu comme la princesse : je ne peux pas imaginer que tu as jamais eu à vivre à la dure, même temporairement. Mais en même temps, la première fois que je t'ai vue, tu étais prête à risquer ta vie pour aider à sauver Grenat, alors que tu ne la connais pas, ni moi, ou Bibi, ou le vieux. Je ne pense pas que tu as jamais passé du temps sur les routes, ou que tu t'es jamais battue, mais tu en sais beaucoup plus que ce que tu dis.

- Je ne...

- Tu nous as guidés à travers la Forêt maudite, et tu savais qu'on serait en sécurité dans cette caverne. Et ça m'étonnerait beaucoup que ce soit parce que tu es déjà passée par là, je me trompe ? »

Je ne sais pas quoi lui répondre. Je me doutais que je n'étais pas aussi discrète que je le devrais, et que mes mensonges maladroits n'étaient pas très convaincants, mais j'avais espéré que les autres seraient trop occupés pour se poser des questions. Ou peut-être que je n'y avais simplement pas pensé. En tout cas, j'avais compté sans un voleur curieux et malin.

« Ne t'inquiète pas, on a tous nos secrets, poursuit-il en me souriant. Je ne t'en demanderai pas plus. Je ne sais pas pourquoi tu es venue avec nous jusque-là, mais je t'escorterai jusqu'à Lindblum, je te le promets.

- Tu... Tu ferais ça, alors que tu ne sais rien de moi et que tu ne sais rien de mes intentions ? »

Mais en prononçant ces mots, je réalise qu'ils n'ont pas de sens. Djidane a beau ne pas me connaître, moi, je le connais. Et refuser d'aider quelqu'un, en particulier une demoiselle en détresse, ça ne lui ressemble pas une seule seconde.

« Bien sûr, répond-il avec un sourire resplendissant de confiance. Je ne crois pas une seule seconde que tu veuilles du mal à qui que ce soit, et de toute façon, je ne vais pas abandonner une jolie jeune fille au milieu de tous ces monstres, qu'est-ce que tu crois ? »

Je le remercie en rougissant, et il me recommande d'être prudente et attentive pendant mon tour de garde, avant d'aller se coucher avec un clin d'œil dont je ne sais pas s'il est censé être séducteur ou effronté. Ou les deux. Dans tous les cas, mon cœur bat à cent à l'heure, et ce n'est pas seulement parce que mon secret a été plus ou moins mis à jour. Je veux dire, Djidane n'est pas du tout horrible à regarder, il est même absolument craquant ! Mais surtout, il dégage un optimisme et une confiance qui a l'air de pouvoir résister à toutes les difficultés. Je sais qu'en réalité, ce n'est pas le cas et que quand on ira à Terra, si on y arrive (que ça paraît loin !), cette confiance s'effondrera temporairement, mais pour l'instant, il faut bien reconnaître que c'est difficile de résister à son charme. Et je sais que je n'ai aucune chance, et je n'ai pas non plus envie de m'interposer entre lui et Dagga. Ça ne veut pas dire que je ne peux pas imaginer ce que je ferais si j'étais toute seule avec lui dans un placard pendant quelques minutes !

J'essaie de reprendre mes esprits et de me concentrer sur mon tour de garde, mais je ne suis guère attentive aux menaces. Heureusement, aucun monstre ne montre le bout de son nez, et je passe la fin de la nuit sans incident, à part que je dois plusieurs fois me lever et faire quelques pas pour éviter de me rendormir sur place. Enfin, quand j'ai l'impression que plusieurs heures se sont écoulées et que le jour commence à revenir, je vais réveiller le reste du groupe. On grignote un morceau et je partage une partie de ma ration avec Mogice, qui me donne une lettre à porter à Geumo : apparemment, Steelskin l'a ignoré quand il est passé par la Grotte des Glaces, et ça l'a passablement frustré.

Nous nous remettons ensuite en chemin, et nous débouchons vite — trop vite à mon goût — sur l'espèce de défilé que je reconnais instantanément. Une neige drue se met alors à tomber tandis qu'un vent glaçant vient s'insinuer dans nos membres. Je sens mes jambes s'alourdir, et je vois que mes compagnons ralentissent. Je m'approche de Bibi, que je m'efforce de maintenir éveillé en nous positionnant derrière Steiner pour que son imposante stature nous protège un peu du froid. Mais c'est en vain : le petit garçon s'effondre, rapidement suivi par Grenat. Inquiet, Steiner s'approche d'elle aussi vite qu'il le peut, mais ses mouvements sont ralentis, et à peine s'est-il agenouillé à côté d'elle qu'il bascule sur le côté, inconscient. Djidane titube à son tour, et je sens mes yeux se fermer tandis qu'un tintement discret se mélange au souffle du vent. Dans un dernier effort, je me gifle le plus fort que je peux. La sensation de brûlure sur ma joue me permet de reprendre un peu mes esprits, et je recommence. Cette fois, je suis vraiment réveillée et je me précipite vers le voleur. Je le saisis par les épaules pour l'empêcher de tomber et je commence à le secouer en appelant son nom. Comme cela n'a que peu d'effet, je lui colle un baffe aussi, et ses yeux se rouvrent aussitôt. Il secoue la tête pour retrouver ses esprits, puis fronce les sourcils.

« Qu'est-ce que... C'est quoi cette merde ? »

Je hausse les épaules sans répondre et je m'approche de Dagga pour essayer de la réveiller elle aussi, mais je n'y parviens pas, même en la giflant. C'est peut-être parce que je n'ose pas y aller aussi fort, ou qu'elle est déjà trop étroitement sous l'emprise du sortilège. Un nouveau tintement se fait entendre au milieu du blizzard qui s'épaissit, et Djidane tourne les yeux vers l'extrémité du défilé.

« Occupe-toi d'eux et attends-moi là, m'ordonne-t-il en se mettant en marche, les bras serrés contre son torse pour essayer de conserver un peu de chaleur

- Pas question ! Je m'exclame avec emportement. Tu ne sais pas ce qu'il y a là-bas, je ne te laisserai pas y aller tout seul ! On va mettre les autres un peu à l'abri, et ensuite, on ira voir ça de plus près ensemble. Je ne sais pas si je pourrai vraiment t'aider, mais ça vaut mieux que de rester ici sans savoir si tu t'es fait tuer ou pas. »

L'idée de faire face à la fois au Valseur et au monstre qu'il va invoquer me terrifie presque autant que celle de devoir attendre dans le froid au milieu des corps inconscients de mes amis. Je me pisserais probablement dessus une nouvelle fois si je n'avais pas pris la précaution d'y aller avant qu'on ne lève le camp. Mais je suis déterminée. Le voleur me regarde un long moment en claquant des dents, avant de finir par hocher la tête. Nous prenons le temps de déplacer nos trois compagnons (nous devons nous y mettre à deux pour soulever Steiner et son armure) pour les cacher dans un creux de la falaise et les mettre à l'abri du vent glacial autant que nous le pouvons, puis nous avançons vers l'origine de ce maudit blizzard.