Chapitre 32 : Ceux qui fuient et ceux qui restent

Ville de Selphia, 5ème jour de l'Automne…

Vishnal ne prêta pas attention au soldat posté devant la chambre de Lest qui voulu lui interdire l'accès et y entra en courant.

_ Mon prince ! Elle s'est enfuie ! Votre sœur !

Lest releva lentement la tête vers lui, les yeux cernés et éteints. Une lumière s'y ralluma lorsque les mots de Vishnal se frayèrent un chemin jusqu'à son cerveau.

_ Enfuie ?

_ Oui ! Dylas a réussi à l'emmener ! Ils ont quittés Selphia !

Lest bondit sur ses pieds et se précipita vers son majordome, s'accrochant à son bras avec une expression pleine d'espoir sur le visage.

_ C'es vrai ? Tu ne me mens pas pour m'épargner ?! Frey est vivante ?!

_ Oui, je vous le jure, j'ai tout vu de ma chambre. Dylas est arrivé sous sa forme de cheval, rien ne pouvait l'arrêter, il galopait droit vers elle. Votre sœur a repoussé les gardes et a sauté sur son dos, et ils se sont enfuis ensemble !

Lest essaya de retenir un sanglot mais n'y parvint qu'à moitié, émettant un gargouillis étranglé. Les larmes débordèrent de ses yeux et il s'effondra contre Vishnal.

Le garde à la porte arracha le majordome au jeune prince, lui tordant méchamment le bras.

_ La prochaine fois que tu désobéis aux ordres de Meryem, je te tue.

_ Ne le touchez pas !

Le garde haussa les épaules à la colère de Lest et entraina Vishnal vers la sortie. Le majordome se retourna et planta son regard dans celui de son prince.

_ Je vous ferais sortir d'ici, je vous le promets. On s'enfuira tous les deux !

_ Tais-toi.

Le garde frappa le visage de Vishnal et le tira dehors, claquant la porte derrière eux. Lest se précipita contre le battant mais ne put l'ouvrir.

_ Oui ! On partira d'ici Vishnal, ensemble !

_oOo_

Forêt…

Frey se cramponnait à l'épaisse crinière de Dylas alors qu'il galopait sans ralentir l'allure. Un cheval normal n'aurait jamais put la soutenir aussi longtemps… quant à ceux derrière eux lancés à leurs trousses, leurs cavaliers allaient sans doute les tuer sous eux à force de les cravacher.

_ Dylas, c'est le chemin des Ruines Englouties !

_ Je ne sais pas où aller d'autre.

_ C'est un cul-de-sac, on va être faits comme des rats ! Descend par le sud, il faut d'abord semer Forte et la Garde des Vents !

Dylas renâcla pour acquiescer et prit un virage à quatre-vingt-dix degré sans prévenir, se rétablissant d'un coup de reins avant de reprendre son galop effréné.

Ils suivirent une piste repartant vers l'ouest puis en sortirent pour être moins visibles. Les branches cinglaient le visage de Frey, ses bras, ses jambes, mais ce n'était rien par rapport aux lacérations sur la robe noire de Dylas. La jeune fille se jura de le soigner dès qu'ils seraient hors de danger.

_ Ils sont toujours derrière nous. Forte va crever son cheval à le pousser autant.

_ Quand je pense au mal que Bado a eut à lui trouver une monture et AH !

Dylas veniat de piler net, les flancs écumant et les jambes tremblantes de l'effort qu'il venait de fournir. Un gouffre immense s'ouvrait juste sous ses sabots. Frey se pencha pour regarder et senti l'espoir s'envoler.

_ Oh non…

Dylas respira lentement en observant l'autre bord, loin, si loin… Il était trop tard pour faire demi-tour. Il le fit pourtant revenant au trot sur ses pas.

Forte et la Garde des Vents apparurent au bout de la piste qu'il avait tracé dans sa folle cavalcade. Il continua de trotter vers eux.

_ Dylas ?

_ Fais-moi confiance.

_ D'accord.

Frey n'avait même pas hésité une seule seconde. Elle s'accrocha plus fort à Dylas, l'accompagnant dans le moindre de ses mouvements lorsqu'il pivota brusquement sur ses postérieurs pour repartir à fond de train en direction du gouffre. Elle sentit ses muscles puissants se tendre et se contracter alors qu'il s'approchait du gouffre. Il se ramassa avant de se détendre avec fulgurance, prenant son essor par-dessus le vide.

Le saut ne dura que quelques instants, mais Frey eut l'impression qu'il s'étirait à l'infini. Elle fut presque surprise lorsque les antérieurs de Dylas retombèrent sur le sol. Il parvint à garder l'équilibre et se retourna pour regarder leurs poursuivants s'arrêter.

Forte semblait être folle de rage.

_ Prenons de l'élan et sautons ! Si ce monstre y est arrivé, nous aussi ! NOUS DEVONS LES RATTRAPER !

Oural fit avancer son cheval et saisi celui de Forte par la bride. Leurs montures ne semblaient plus être capables de faire un pas devant l'autre, du sang coulant de leurs naseaux.

_ Ça suffit Forte. Tu crois vraiment que la situation de Selphia s'améliorera si nous les ramenons ? Meryem les tuera, et tuera beaucoup d'autres gens. Il tuera tout le monde, qui qu'on lui livre !

_ Mon devoir…

_ TON DEVOIR EST DE PROTEGER NOTRE VILLE, PAS DE TUER NOTRE PRINCESSE !

Forte voulu avancer mais une rafale de vent fit reculer sa monture. Mistral vint se placer à côté de son frère.

_ Je suis de la Garde des Vents, mais je ne t'obéirais pas pour leur faire du mal. Alors on s'en va. Ou bien saute si tu veux, mais ton cheval n'atteindra pas le bout et tu mourras. Belle façon de remplir ton soi-disant devoir.

Forte chercha du soutien auprès de Léandre et Tully, mais ils secouèrent simplement la tête.

_ On ne t'aidera pas sur ce coup-là.

_ Désolée, Forte.

_ C'EST UN MONSTRE ! IL FAUT TUER LES MONSTRES !

Oural jeta un regard à sa sœur et esquissa un sourire amer.

_ Tout dépend de ce que tu considères être un monstre, Forte. Meryem est bien plus monstrueux qu'un pauvre garçon qui se transforme en cheval. Peut-être que moi aussi je fais des choses que tu jugerais monstrueuses. Tu veux ma mort aussi ? Ou celle de Mistral ? Ou de Léandre et Tully pendant que tu y es ? Non Forte, c'est fini. Rentrons à Selphia et faisons ce qu'il faut pour notre ville là-bas.

Il se tourna vers Frey et Dylas immobiles de l'autre côté du gouffre, les observant en silence. Il inclina la tête et Frey y répondit. Dylas tourna les sabots et s'éloigna avec elle d'un trot rapide, disparaissant dans le bois de l'autre côté du précipice.

_oOo_

Dylas s'arrêta enfin, au bout de quelques heures, lorsqu'il ne put faire un pas de plus. Frey se laissa glisser de son dos et contempla l'endroit où ils étaient arrivés. C'était un lieu d'une beauté à couper le souffle, perdu au cœur d'un paysage de collines verdoyantes et de bois de cerisiers en fleurs. Le lac cristallin se trouvant devant eux miroitait au soleil, et une cabane en bois délabrée se trouvait de l'autre côté.

_ C'est si beau… Je suis mort ?

_ Non, mais ce n'est pas faute d'avoir essayé.

Frey se tourna vers Dylas et lui sourit. Il semblait épuisé, et ses nombreuses blessures saignaient abondamment. Son massif corps de cheval noir frissonna et sembla se tordre de façon étrange. Il laissa la place au jeune homme qu'était Dylas, ses blessures ressortant davantage sur sa peau claire. Frey se mordit la lèvre, consciente que c'était pour elle qu'il s'était retrouvé dans cet état affreux. Elle caressa la joue du jeune homme, celle que Forte avait balafrée d'un coup d'épée, chassant le sang de son pouce.

_ Aller viens, on va commencer par nettoyer tout ça…

Sans se soucier le moins du monde de la nudité de Dylas fraichement retransformé, elle le tira par la main vers le lac et déchira un pan de sa tenue rose pâle, le trempant dans l'eau limpide pour commencer à soigner les plaies de celui qui avait tout risqué pour la sauver. Trop épuisé pour protester ne serait-ce que pour la forme, il la laissa faire.

_ L'eau est froide…

_ Oui… Dylas, merci d'être venu me libérer…

_ Pour toi, j'aurais fait n'importe quoi.

_ Tu as déjà fait n'importe quoi. On a eut de la chance de s'en tirer vivants.

Il hocha la tête avec un sourire léger. Doucement, il appuya son front contre l'épaule de Frey et ferma les yeux alors qu'elle nettoyait le sang d'une longue blessure sur son bras.

_ J'aime bien cet endroit…

_ Moi aussi. Dylas, on pourrait s'y installer… Nous n'avons nulle part où aller, après tout, et il y a une cabane ! On pourra la retaper, quand tu seras remis, et la terre à l'air bonne par ici, on pourrait cultiver des légumes, je suis sûre qu'on trouvera des graines de plantes sauvages dans ces bois. Et puis le lac doit être poissonneux, tu aimes la pêche, non ?

_ Inutile de chercher à me convaincre, Frey.

Il releva la tête et observa non sans amusement l'air étonné de Frey. Il résista quelques secondes et finit par laisser un franc sourire, quoique fatigué, éclairer son visage.

_ Je suis déjà convaincu. C'est un bel endroit, nous y serons bien… On pourra planter des carottes ?

Frey éclata de rire devant son petit sourire mutin.

_ Autant que tu voudras !

_oOo_

Reconstruire la cabane en bois ne fut pas difficile, une fois les blessures de Dylas guéries. Il arrivait à maitriser sa transformation avec de plus en plus de facilités, et sa forme équine était des plus précieuses pour transporter les matériaux les plus lourds. Frey abattait du bois, et Dylas trainait les troncs jusqu'à la cabane où ils les débitaient, les taillaient en planches, les ajustaient les unes aux autres.

Les jours passaient, la cabane prenait l'allure d'une agréable chaumière dans laquelle il faisait bon vivre.

Frey se redressa en essuyant son front, le maculant de terre.

_ Non, la souche est trop profondément enracinée… Dylas, tu peux venir m'aider ?

Le jeune homme occupé à peindre un volet de leur future chambre releva la tête et posa son pinceau. Lorsqu'il rejoignit Frey, il était sous l'apparence du solide cheval noir. Sa robe restait marquée par les nombreuses blessures qu'il avait reçues, mais il ne souffrait pas. Frey posa son front contre ses naseaux veloutés en souriant et s'écarta. Avec des gestes rendus précis par l'habitude, elle sangla un lien de cuir autour du poitrail et des épaules de Dylas, puis l'attacha à la souche et testa la solidité en imprimant une traction sur le cuir.

_ Ça devrait aller. J'aime autant qu'il ne se rompe pas comme l'autre jour et que tu te retrouves les quatre fers en l'air !

_ Je n'ai pas de fers.

_ Et aucun second degré… C'est comme ça que je t'aime ! Aller, au travail !

Dylas banda ses muscles et se mit à tirer sur la souche. Frey tirait sur le lien avec lui, mais même leurs efforts conjugués ne parvenaient pas à faire bouger l'indésirable souche qui avait eut la mauvaise idée de se trouver en plein milieu du potager que voulait créer Frey.

Ils s'acharnèrent pendant plus d'une heure avant d'enfin parvenir à la déraciner.

_ Et voilà !

Dylas retrouva son apparence humaine et repoussa ses cheveux en arrière. Il observa la souche à la surface presque plane d'un air songeur.

_ Si on ponce tout ça, on pourrait en faire une table basse ou un siège…

_ Bonne idée ! Tu ferais un bon artisan, tu sais.

_ Quand je travaillais sur tes barrettes dans la forge de Bado, il me disait la même chose.

Frey sourit légèrement, préférant ne pas trop songer à Selphia. Elle avait abandonné sa ville après tout ; et même si elle le referait sans hésiter, elle se demandait parfois ce que sa fuite avait provoqué.

_oOo_

Ville de Selphia, 23ème jour de l'Automne…

A Selphia, la situation était loin d'être aussi idyllique qu'au bord de l'étang de Frey et Dylas. Meryem avait passé sa colère sur les habitants. Pendant des jours, les cadavres de plusieurs d'entre eux s'étaient balancés au bout de cordes. Ce n'était pourtant pas des criminels. Les criminels pouvaient œuvrer en toute liberté, après tout ! Les vols, leurs meurtres, tout était devenu la norme, et chacun croisant son voisin dans la rue se demandait s'il ne faisait pas parti de cette nouvelle norme.

Nancy détestait cette ambiance glauque, les gens qu'elle avait soignés si souvent avec affection rasaient les mur en la croisant, lui jetant des regards effrayés. Elle serra son panier contre elle et accéléra le pas. Son panier était encore vide, mais quelqu'un pourrait la tuer simplement pour vérifier… ça c'était déjà vu plusieurs fois.

Ce fut avec soulagement que Nancy entra dans la boutique de Blossom. Arnaud gardait la porte, et c'était étrange comme ce soldat traitre inspirait confiance. Tully était avec lui ce jour-là, silencieuse comme souvent. Nancy les salua et put faire quelques courses. Le rationnement été de mise, et elle n'avait le droit qu'au stricte minimum pour nourrir sa famille. Encore une fois, elle amputerait sa propre portion pour augmenter celles de Jones et Dolce. Depuis le début de l'Occupation, elle faisait ainsi, et elle savait que ses formes s'étaient amincies… amaigries plutôt.

Elle salua la vieille Blossom et reparti.

Au bout de quelques ruelles, elle eut une certitude. Elle était suivie. Inquiète, elle se mit à courir, son panier pressée contre sa poitrine qui n'était plus aussi généreuse qu'avant.

_oOo_

Jones regarda l'heure, inquiet. Pourquoi Nancy n'était-elle toujours pas revenue ? Dolce faisait les cent pas sous le regard anxieux de Pico.

_ Elle va revenir bientôt, elle s'arrête souvent pour prendre des nouvelles des gens quand elle sort !

_ Mais pas dans une période aussi troublée que la nôtre…

Jones bondit sur ses pieds en entendant la porte s'ouvrir.

_ Nancy ! Ma chérie, tu es enf…

Sa voix mourut dans sa gorge. Nancy se tenait sur le seuil de la clinique, sa robe déchirée et son visage tuméfié. Du sang coulait d'une plaie à sa la lèvre et d'une autre à son cou… et le long de ses jambes visibles à travers les lambeaux de tissus.

_ NANCY !

Le docteur se précipita vers sa femme et la souleva dans ses bras pour l'emporter vers la table d'auscultation. Il avait eut si peur du sang, avant… mais maintenant ça ne lui faisait plus rien. Il en avait trop vu. Il écarta les morceaux d'étoffe et se figea. Il était médecin, il avait déjà vu ce genre de blessures, ce type d'hématomes… mais les voir sur son épouse…

_ Ma chérie, qui t'a fait ça ?

Nancy le regarda et leva une main tremblante. L'un de ses doigts était tordu de façon bizarre, et un autre avait un ongle arraché. Elle effleura la joue de son mari et esquissa ce qui devait être un vague sourire.

_ Je ne sais pas… je ne les connaissais pas…

Jones grinça des dents mais ravala sa fureur. Il allait d'abord la soigner, la couvrir d'amour…

Et ensuite il irait massacrer les ordures qui l'avaient violée.

_oOo_

Etang, 11ème jour de l'Hiver…

Frey regarda les premiers flocons tomber par la fenêtre de sa chaumière. Un feu ronronnait dans la cheminée de pierre que Dylas et elle avait terminé juste avant les premiers jours de l'Hiver. Le paysage se couvrait de blanc, mais les arbres restaient en fleurs, et c'était magnifique. Dylas la rejoignit à la fenêtre et l'entoura de ses bras, posant son menton sur le sommet de sa tête. Une délicieuse odeur de poisson en train de cuire flottait dans la pièce. Le lac était tellement poissonneux et les quelques récoltes faites avant l'arrivée de l'Hiver leur assuraient qu'ils ne manqueraient de rien.

_ A quoi tu penses, Frey ?

_ A rien de spécial… J'aime regarder la neige tomber, et c'est agréable d'avoir un Hiver normal.

_ C'est vrai que le dernier n'était pas des plus… doux.

Frey sourit et se blotti contre Dylas, enroulant ses bras autour de lui.

_ Demain, il faudra terminer le toit de l'appentis, avant que les chutes de neige soient trop importantes…

_ Oui, et je pense qu'on en aura finit avec les travaux pour le moment.

_ Tu sais, quand les beaux jours reviendront, je me dis qu'on pourrait construire une étable !

_ Je n'ai aucune envie de vivre dans une étable.

Frey s'écarta en riant, tapant sans force le bras de Dylas.

_ Pas pour toi, idiot !

Il lui sourit avec malice et la ramena contre lui.

_ Je sais bien. Un cheval doit avoir une écurie, pas une étable.

Frey éclata à nouveau de rire alors que Dylas ricanait doucement contre son cou.

Elle n'était remplie que de ça, leur chaumière : de rires.