Chapitre 33 : Les monstres de Selphia sont-ils ceux que l'on croit ?

Ville de Selphia, 25ème jour de l'Hiver…

Léon soupira en posant la serviette qu'il venait de plier sur le dessus de la pile.

_ Tu as l'air triste, Léon.

L'homme-renard se retourna et se retrouva face au sourire un peu absent de Lin Fa.

_ C'est Noël, et la situation n'a jamais été aussi déplorable. Même le blizzard interminable de l'année dernière n'était pas aussi terrible. Le seul point positif à cette Occupation, c'est qu'aucun client de l'hôtel ne peut partir d'ici, et que l'argent continu d'affluer dans les caisses.

_ J'ai toujours eut de la chance dans mon malheur, tu sais. Même quand je fais quelque chose de mal, il finit par m'arriver une chose bien. Regarde Xiao Pai !

_ Ta fille ? Qu'est-ce qu'elle a à voir avec ta chance ?

_ Si je n'avais pas fait quelque chose de monstrueux, elle ne serait jamais venue au monde.

Le sourire de Lin Fa se fit plus amer. Elle prit la pile de serviettes propres et s'éloigna en chantonnant.

_ Au fait Léon, je sais que la situation est catastrophique, mais j'aimerais organiser un repas un peu plus festif que d'habitude pour les clients de l'hôtel. C'est tout de même Noël, et un peu de répit ne fera de mal à personne. Je vais envoyer Xiao Pai faire des courses !

_oOo_

Xiao Pai pestait contre sa malchance. Il faisait froid, les pavés était affreusement glissants, et sa mère ne trouvait rien de mieux à faire que de lui faire traverser toute la ville pour aller jusqu'à l'épicerie de Blossom ! Elle fulminait, mais au moins elle pourrait faire un petit détour pour voir son amie Amber.

La jeune fille évita de traverser la place publique, refusant de voir les cadavres de la dernière pendaison en date. Avec le froid, ils étaient parfaitement conservés, affichant le même visage congestionné qu'au moment de leur mort... Mais les ruelles n'étaient pas plus rassurantes. Les gens se méfiaient les uns des autres, semblaient prêts à se jeter les uns sur les autres au moindre geste suspect. La peur était la meilleure façon de contrôler les foules, et Meryem y parvenait avec brio, gardant sous sa coupe toute la ville, montant les habitants les uns contre les autres dans une paranoïa à laquelle il était bien difficile d'échapper. Les restrictions, le manque, tout ça exacerbait les esprits. Xiao Pai était jeune, mais elle sentait cette tension affreuse dans l'air, comme du gaz prêt à s'enflammer à la moindre allumette craquée...

Elle préféra ne pas s'attarder, accélérant l'allure en se rappelant que c'était en faisant des courses que Nancy avait été violée.

Il y avait du monde dans la rue un peu plus large dans laquelle elle déboucha. Des gens méfiants et apeurés qui se regroupaient pourtant pour avoir un sentiment de sécurité. Quand elle était dans l'hôtel, elle oubliait cette ambiance angoissante.

Xiao Pai repéra Amber et Kiel. Ils avaient grandit depuis l'époque pas si lointaine de l'arrivée en ville d'Amber. Kiel prenait des traits plus adultes, sans pour autant perdre la candeur de son regard et son émerveillement pour le moindre ragot. Xiao Pai se dirigea vers eux avec soulagement de voir des visages encore amicaux dans cette horde de regards inquiétants.

Ce jour-là, sa malchance la fit trébucher.

Oh, ce n'était pas grand-chose, elle en avait l'habitude. Cette fois, c'était un simple pavé déchaussé qui la fit tomber en avant et bousculer un homme. L'homme vivait comme tous les autres habitants de Selphia : dans une paranoïa complète, et cette paranoïa le faisait se promener armer d'un poignard dissimulé dans sa botte. La moindre petite bousculade mettait ses nerfs à vif, et il réagit comme tout à chacun le fait en se sentant menacé, à tord ou à raison. Il se retourna vivement, son poignard en main, prêt à l'abattre sur la malchanceuse Xiao Pai.

La jeune fille vit alors quelque chose la survoler, littéralement, deux ailes violette mouchetée de noir, et repousser l'homme.

_ Est-ce que Xiao Pai va bien ?

_ Amber ? C'est toi ?

Bien sûr que c'était Amber, Xiao Pai reconnaissait son visage… mais ce n'était pas tout à fait le visage d'Amber ! Ses yeux étaient recouverts d'une membrane jaunâtre, et deux antennes dépassaient de ses cheveux verts… sans parler de ses grandes ailes de papillons !

_ Tu es… un monstre !

Quelqu'un hurla, et Xiao Pai mit quelques secondes à réaliser que c'était elle-même. Elle fut imitée par les autres. L'allumette était craquée, et le gaz enflammé. Plus rien ne pouvait éteindre l'incendie, et ça, Kiel le comprit à la seconde où plusieurs lames furent tirées. Il se précipita vers Amber et l'attrapa par la main pour fuir avec elle. La peur et la haine se mêlait tout autour d'eux en une cacophonie insupportable.

_ Kiel !

_ Cours, il faut qu'on sorte d'ici ou ils vont te massacrer, Amber !

Le jeune homme tourna dans une ruelle sans se retourner. C'était inutile, il se savait poursuivit.

_ Tu pourrais dire que je t'ai prit en otage, Kiel…

_ Hors de question de t'abandonner ! C'est moi qui t'ai mise en danger en t'amenant dans cette ville, alors je te protègerais jusqu'au bout !

Amber percuta Kiel lorsqu'il s'arrêta brutalement.

Une silhouette se dressait devant eux, une claymore à la main.

_ Forte. Laisse-moi passer.

_ Kiel ! Pousses-toi, tu as un monstre derrière toi ! Je vais t'en débarrasser !

_ Ne touche pas à un seul de ses cheveux, Forte.

Le jeune homme leva sa main libre et tira l'épée qu'il avait jusque là dans un fourreau dorsal. L'épée de son père.

_ Tu oses brandir cette lame contre moi ?! C'est ce monstre… JE SUIS SÛRE QUE C'EST CE MONSTRE ! Cette Ambroisie, elle t'embrouille le cerveau !

Kiel pinça les lèvres. Il ramena Amber contre lui d'un geste protecteur et leva un peu plus son épée, raffermissant sa prise sur la poignée. Il regarda sa sœur et il la vie pour la première fois telle qu'elle était. Il l'avait toujours admirée, sa si chère sœur, si forte, si chevaleresque…

_ Tu n'as rien de chevaleresque, pourtant…

_ Kiel ?

_ TU N'AS RIEN DE CHEVALERESQUE ! Tu n'es qu'une lâche ! Et dans toute cette histoire, les traitres ne sont pas Doug ou Arnaud ! La vrai traitre ici, c'est toi ! Tu es une Chevalier Dragon ! La chef de la Garde des Vents ! Tu es resté à Selphia par devoir ? Mais ton devoir c'était de protéger les habitants de la folie de Meryem ! Pas de le laisser tenter d'exécuter notre princesse ! Et maintenant, tu es là à tenter de me tuer alors que notre prince est encore prisonnier ! Tu aurais dû, tu aurais pu agir, monter une rébellion, je ne sais pas moi ! Mais faire quelque chose au lieu de te complaire dans ton orgueil et laisser Nancy se faire violer par une dizaine de types qui ont faillit la tuer ! Alors ne me barre pas la route, et laisse-moi faire ce que toi tu as été incapable de faire. Laisse-moi agir comme un chevalier et protéger une personne en détresse !

Forte vacilla, ne reconnaissant pas le visage de son frère, transfiguré par la détermination. Kiel s'élança, Amber serrée contre lui, l'épée en avant. Sa lame heurta celle de Forte avec fracas.

_ Si tu protèges ce monstre, Kiel, alors je n'aurais d'autre choix que de t'éliminer ! C'est ça mon rôle de Chevalier Dragon ! PROTEGER SELPHIA DES MONSTRES !

_ Tu es aveugle, ma sœur… Nos parents seraient tellement déçus ! Ils t'ont demandés de veiller sur moi en devenant chevalier, et tu le fais en voulant me tuer ?!

Le jeune homme pirouetta pour éviter l'attaque de sa sœur et la repoussa d'un coup de pied en pleine poitrine. Il s'arrêta juste le temps de lui lancer un regard chargé de mépris par-dessus son épaule.

_ Tu dis qu'Amber est un monstre… c'est vrai, c'est son espèce, c'est ce qu'elle est. Mais Forte, le véritable monstre ici… c'est toi !

Kiel reparti en courant, emmenant Amber avec lui. Forte lui avait fait perdre du temps, la foule en furie les avait presque rattrapé. Il ne les laisserait pas faire de mal à la jeune fille.

_ Kiel ! Par ici !

Il tourna la tête et vit Illuminata lui tenir une porte ouverte. Il était certain que cette porte n'avait jamais été là. Il ne l'avait jamais vue, en tout cas.

_ Lumie ?! Mais qu'est-ce que…

_ Plus tard ! C'est un passage secret qui vous mènera en dehors de la ville !

Amber observa l'elfe qui l'avait prise sous son aile dès son arrivée en Selphia, qui lui avait offert un toit, un véritable foyer, et toute son affection… En la voyant sous sa véritable apparence d'Ambroisie, son amie Xiao Pai avait été saisie d'horreur… mais Illuminata la regardait toujours avec autant d'amour.

_ Je t'en prie Amber, ne me regarde pas avec cette tête étonnée. Je suis une détective de plus de cinq cent ans, ne l'oublies pas ! Tu t'imaginais que je ne savais pas que tu étais un monstre ? Tu manges des fleurs dès que j'ai le dos tourné, et une fois j'ai vu tes ailes attachées dans ton dos, difficile de ne pas comprendre. Ça ne change rien au fait que tu es ma petite Amber, ma petite sœur, et que tu dois surtout t'enfuir parce que je dois être l'une des seules avec Kiel à le penser !

Amber réalisa qu'elle avait de milliers de choses à dire à Illuminata, mais elle n'en avait plus le temps. Kiel l'entraina vers la porte.

_ Kiel ! Je te confie Amber ! Tu dois la protéger !

Illuminata referma la porte et la magie pulsa dans ses veines lorsqu'elle invoqua pour la faire disparaitre. Une main énorme s'abattit sur son épaule et la força à se retourner. La femme lui faisant face était terrifiante, énorme, et elle lui faisait mal en serrant son épaule au point d'enfoncer ses ongles sale dans sa chair.

_ Où sont partis le monstre et le traitre !?

Elle vociférait, le regard embrasé par la haine et la peur, deux aiguillons terriblement efficace. Illuminata inspira et la regarda avec détermination.

_ Plutôt mourir.

_ Ça peut s'arranger…

_oOo_

Etang…

Bien loin de se douter des tragédies se déroulant à Selphia, car on préfère tous ignorer les tragédies qui ne nous touchent pas, Frey esquissa un sourire espiègle en observant Dylas. Il était tellement craquant à se cramponner à sa main en avançant avec lenteur.

_ On dirait que tu n'as jamais fait de patinage !

_ C'est le cas. A mon époque, on ne trouvait rien d'amusant à marcher sur de la glace qui risquait de se rompre sous nos pieds.

_ Il faut vérifier qu'elle est solide avant de s'amuser dessus !

Elle recula doucement pour que Dylas fasse un glissement de plus. Il n'était pas à l'aise, lui qui préférait avoir la terre ferme sous ses pieds. Il perdit l'équilibre et entraina la jeune fille dans sa chute. Frey éclata de rire en se blottissant contre lui. La glace était froide sous eux, transperçant leurs manteaux, mais elle était trop heureuse pour s'en rendre compte.

C'était vraiment une magnifique journée, avec un beau ciel dégagé et un soleil trop froid pour faire fondre la neige, mais si éblouissant !

Frey se redressa sur les coudes et observa Dylas, les joues rougies pas le froid et le regard un peu boudeur d'être tombé pour la, quoi, quinzième fois ? Elle l'embrassa doucement, sans perdre son sourire, et le senti l'imiter, laissant tomber son air boudeur.

Cette année, Noël était vraiment une belle journée…

_oOo_

Ville de Selphia…

Noël aurait dû être une belle journée, mais Lest savait que ça ne serait pas le cas cette année. Cette année, c'était l'enfer sur terre qui se déchainait comme un incendie dévorant toute la ville sur son passage. Il entendait la clameur de la haine par sa fenêtre. Une foule hurlante réclamant le sang et la mort. Il n'avait jamais rien entendu de plus terrifiant.

Il ne voulait pas savoir ce qui provoquait une telle haine, mais même en plaquant ses mains sur ses oreilles, il ne pouvait échapper aux hurlements, à l'horreur qui envahissait sa ville sans qu'il puisse faire quoi que ce soit.

Ses fenêtres étaient scellées, il ne pouvait pas s'enfuir par là, et sa porte était sans arrêt gardée par des soldats fidèles à Meryem. Il voulait sortir pour arrêter la furie dévastatrice de la foule, mais aussi se recroqueviller au fond de son lit pour y échapper. Il avait peur, et n'avait jamais été un homme pétri de courage… mais c'était son rôle. Il se leva et s'approcha de la porte. Il l'ouvrit sans hésiter et grimaça. Les soldats qui le surveillaient ne le laisseraient pas passer, et le tueraient plutôt que de le laisser filer. Et mort, il ne pourrait rien faire pour sa ville, alors il retourna dans sa chambre en refermant la porte. Puis il se dirigea vers la fenêtre. En bas, il n'y avait qu'une marée humaine se mouvant comme une mer déchainée au point de lui en donner la nausée. Ce qu'il vit, ce qu'il cru voir, lui donna plus encore envie de vomir.

Il recula précipitamment, ne voulant pas voir, plus voir… Sa ville ne pouvait pas faire ça !

Combien de temps dura la fureur de Selphia, Lest ne le savait pas. Mais le calme finit tout de même par revenir, après la clameur la plus effroyable de la journée… celle d'une allégresse jubilatoire.

Il ne voulait pas savoir ce qu'il s'était passé, ce qui avait blessé une fois de plus sa ville, l'avait poussée à s'automutiler… Mais il devait savoir. Il devait souffrir avec les siens, voir l'horreur avec eux, même s'ils étaient responsables de cette horreur.

Il se traina jusqu'à la fenêtre et se força à regarder.

La place était presque déserte, à présent. Il n'y avait plus qu'un pauvre jeune homme effondré au pied d'une potence où se balançait un cadavre qui n'était pas là avant le déchainement de violence. Lest aurait voulu détourner le regard, mais il n'en avait pas le droit, alors il regarda. Il regarda de tous ses yeux, gravant dans sa mémoire le spectacle le plus macabre qui lui ait jamais été donné de voir. Il regarda ce corps aux os brisés, à la peau arrachée par lambeaux, aux yeux crevés... il regarda ce corps pendu par un crochet dans la nuque, et se jura de faire payer à ceux qui avait laissé son peuple être terrorisé au point de commettre un crime aussi atroce. Il ravala sa nausée et se releva, les sourcils froncés.

Il devait sortir d'ici, trouver un moyen de partir… et si l'Empereur de Sechs ne venait pas à lui, alors c'était lui qui irait le trouver. Cette mort atroce ne serait pas vaine, et le prince de Selphia était bien décidé à voir sa ville entrer en rébellion, même s'il devait être le seul à marcher vers l'homme responsable de tout ce gâchis.

_oOo_

Arthur resta pétrifié, la bouche bêtement entrouverte sans pouvoir émettre le moindre son. Ses yeux voyaient, avaient tout vu, mais son cerveau refusait d'admettre la réalité de la situation. Comment des gens pouvaient-ils agir ainsi, plus sauvagement que des animaux enragés, plus effroyablement que… des monstres.

Après tout, il n'y avait que les monstres de la pire espèce pour se livrer à une telle vindicte collective, un tel déchainement de haine et de violence.

Ils s'étaient tous ligués contre une seule personne, l'avaient massacrée, piétinée, tabassée, écartelée… Son cerveau refusait peut-être d'admettre la réalité, mais il n'en avait pas moins enregistré chaque détail. Il revoyait ce pauvre corps écorché être trainée sur le sol, sa tête rebondissant sur les pavé comme un grotesque globe de chair boursoufflé comme une framboise. Ça en avait aussi la couleur, et c'était immonde.

Arthur releva les yeux vers l'une des nombreuses potences installées sur la place publique de Selphia. Le corps suspendu par un crochet qui se balançait était méconnaissable, mais Arthur savait de qui il s'agissait. Le jeune homme laissait échapper un rire hystérique le rapprochant dangereusement de la folie.

Aucun crime ne méritait une telle punition… et certainement pas d'avoir simplement voulu protéger une fille et un garçon qui fuyait la haine.

Oui, c'était bien des monstres de la pire espèce qui avait commit ce meurtre affreux.

Arthur ouvrit son poing et regarda le monocle au verre brisé se trouvant dans sa paume. Pourquoi les gens qu'il aimait ne lui laissaient-ils que des lunettes ? Pourquoi les laissait-il partir sans jamais leur dire qu'il les aimait ?

Il se recroquevilla sur lui-même, s'entourant de ses bras pour tenter de retenir un hurlement qui trouva le moyen de se frayer un chemin jusqu'à ses lèvres.

Elle était morte. Morte. Et se retrouvait pendue à un crochet comme une marionnette grotesque que plus jamais personne n'animerait. Et il n'avait rien put faire pour empêcher ça.

_ ILLUMINATAAAAA !


J'ai prévu dès le départ de tuer Illuminata de cette façon. C'était atroce j'en ai conscience, et plus atroce encore l'évènement réel qui me l'a inspiré. Ça s'est déroulé en France, en 1870, dans la ville de Hautefaye (cherchez sur Wikipedia si vous voulez en savoir plus, mais il faut avoir le cœur assez bien accroché pour lire l'article, je trouve). Je voulais livrer un personnage à la vindicte populaire, montrer ce que les gens sont capables de faire par peur, par haine, ou par simple effet de groupe. C'est injuste, mais cette histoire n'est pas conçue pour l'être après tout.